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Le portrait du docteur Rey

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Le portrait du docteur Rey Empty Le portrait du docteur Rey

Message  Invité Dim 12 Mai 2013 - 18:45

Sous le petit toit de tuiles romanes couvrant la galerie de l’étage, il faisait plus chaud qu’en bas sous le cloître où une fraîcheur glaciale rampait dans l’ombre des piliers carrés et des longs bacs à laurier-rose. Le jardin, que le directeur appelait fièrement patio depuis un voyage en Espagne, n’offrait plus que l’agrément géométrique des lignes de buis qui bordaient les quartiers tronqués rayonnant depuis le bassin du centre. Les limbes maigres des palmiers bruissaient dans le vent comme des roseaux secs, et le Docteur Rey, penché sur la rambarde dans le jour déjà déclinant, sentait la fatigue s’écouler lentement de ses épaules jusqu’à ses coudes. Il se dit une fois de plus que l’hiver en pays d’Arles était vraiment sans indulgence, écorchant âmes et collines dans sa grossière crudité.

Sur le côté Est, les pensionnaires les plus valides s’accoudaient eux aussi au muret de la galerie, attendant dans les rayons obliques du soleil la cloche du souper. On entendait des raclements de gorge, des pas traînants, quelques murmures singulièrement aggravés par leur réverbération sur les murs bleus. Un éclat de rire à l’accent saugrenu, amer et aigu, revenait à intervalles réguliers, dérangeant comme un grincement.

Leur spectacle quotidien finissait par lui rétracter le cœur. Le bleu délavé des uniformes d’hospice que portaient les plus pauvres vibrait jusqu’à son oeil de leur odeur de sueur rance et de crasse incrustée, mêlée d’aigre vieillesse. « Finalement, je ne les aime guère, ces patients dont j’avais rêvé impatiemment. Ce métier est décourageant, vraiment, et je crois que j’en suis las. » On était bien loin de la vocation héroïque à laquelle il avait cru s’offrir pendant ses études, des heures imaginées de fiévreux labeur au chevet d’enfants quasi-perdus, que l’on rend, faibles mais convalescents, à leur mère éperdue de reconnaissance, des blessés cautérisés, sauvés de l’infection, des souffrances apaisées, des naissances difficiles expertement menées à bien. Non, ce n’était pas cela, l’Hôtel-Dieu, avec ses vieux nécessiteux, ses malades sans famille, et ses aliénés. Les avancées modernes de la psychiatrie l’avaient certes passionné, et la lecture des publications les plus récentes sur le sujet continuaient d’occuper une large part de son temps libre, mais le contact quotidien de ces malades, dont l’état ne s’améliorait guère que par brèves éclaircies, suffisamment lumineuses pour ne pas être poignantes, l’usait jour après jour comme toile bise sur le battoir.



Bon, il fallait pourtant aller le voir. N’avait-il pas promis à son frère, retourné à son travail parisien, de le soigner comme un membre de sa propre famille ? Rey s’expliquait mal la réticence presque physique qui le freinait chaque jour à l’heure de sa visite à ce hollandais à la voix éraillée, ce robuste rouquin que les crises pliaient à genoux comme un enfant en prières. Il le trouvait pourtant plutôt sympathique dans ses moments de lucidité, et même intéressant. Mais, il devait se l’avouer s’il était suffisamment honnête, c’était d’avoir déçu ses espoirs de guérison rapide, d’avoir fait mentir le diagnostic optimiste qu’il avait envoyé à son frère, qu’il ne lui pardonnait pas. Il se retourna lourdement vers la porte dont il n’avait cessé pendant sa contemplation du patio de sentir la présence dans son dos, et entra dans la chambre pour sa dernière visite de l’après-midi.

Il le trouva prostré sur une chaise de paille flanquant le maigre feu de la cheminée, la tête entre les mains, les coudes sur les cuisses, et s’arrêta frappé par l’étrangeté d’une soudaine et précise réminiscence, comme entré dans un songe en franchissant le seuil. Où avait-il déjà « vu » cette scène, l’avait-il rêvée ? Il s’efforça de reprendre ses esprits tandis que le malade levait vers lui ses yeux brillant sous l’arcade profonde et le haut front cerné de roux. Passant aussitôt de la prostration à l’enthousiasme, l’homme éclaira sa barbe d’un sourire éclatant et, sautant sur ses pieds avant que le médecin, désorienté, ait prononcé un mot, il lui saisit le bras à deux mains pour le secouer longuement de haut en bas.

« Alors, comment vous sentez-vous aujourd’hui ? articula laborieusement le Dr Rey, si vigoureusement salué qu’il recula un pied pour garder l’équilibre.

- Bien, bien mieux, du moment que je travaille, cria le rouquin plus qu’il ne répondit, et sa voix mal posée ajoutait au malaise. Comment vous remercier de m’avoir fait apporter tout mon matériel ? Vous voyez, le travail me distrait infiniment mieux qu’autre chose et si je pouvais une fois bien me lancer là-dedans de toute mon énergie, ce serait possiblement le meilleur remède. Je l’écrivais ce matin encore à mon frère. Toujours le travail me manque plutôt qu’il me fatigue.

Une toile en chantier reposait en effet sur le chevalet dressé face à la fenêtre. On y voyait une nature morte peu ragoûtante, de deux harengs saurs posés sur un papier dans une assiette, dans des tons d’orangé et de violet. Une dizaine de toiles était empilée debout face aux murs, et les feuillets de dessins débordaient de la petite table de bois blanc jusque sur le lit.

Suivant le regard du docteur, le peintre reprit de son débit rapide et légèrement guttural :

« Ah, les dessins, oui, j’en ai apporté beaucoup. Ils me servent de motifs, vous comprenez, forcément, ici, j’en manque un peu … Non, n’allez surtout pas croire que je me plaigne ! C’est bien tout juste ce qu’il me faut, pour le moment, cette retraite, pour reprendre mon calme et mon aplomb. Du moment que j’ai de quoi travailler ... »

- Oui, travailler vous fait du bien, et j’y suis tout à fait favorable dans votre cas. Mais il faut vous nourrir mieux que vous ne le faites. Il paraît qu’aujourd’hui encore vous avez renvoyé votre plateau intouché ou presque. Je vous répète qu’une des causes de vos crises était l’état de faiblesse dans lequel vous ont laissé vos abus et votre nourriture détestable. Pendant des mois, vous ne vous êtes guère soutenu que par le café et l’alcool.

- C’est vrai, Docteur, je le sais bien. Mais aussi, pour atteindre la haute note jaune que j’ai atteinte cet été, il m’a bien fallu monter le coup un peu. L’absinthe et le tabac, et puis la lumière du pays et de ma maison, jaune en-dehors, blanc en-dedans, en plein soleil, voilà les forces avec lesquelles j’ai peint mes toiles.

Il se tut brusquement, repassant sans transition de l’exaltation à l’abattement, et retourna s’asseoir, le dos rond et les mains pendantes entre ses genoux de velours usé.

« Voyez-vous, j’aurais voulu, … car j’admire tant les grands maîtres … d’ailleurs il est bien possible que ces grands génies ne soient que des toqués, et que pour avoir foi et admiration sans bornes pour eux il faille également être toqué, hein, qu’en pensez-vous, Docteur ? ça pourrait être une explication., et il rit tristement, les yeux dans le vague. … J’aurais voulu être le peintre de l’avenir, un coloriste comme il n’y en a pas encore eu. Mais enfin, le peintre de l’avenir, hein, ce chapeau auréolé sur la tête de l’Artiste, avec un GRAND A, l’Artiste, hein, vous pouvez vous le figurer vivant dans de petits restaurants, travaillant avec plusieurs fausses dents, et allant dans des bordels de zouaves comme moi, vous pouvez vous le figurer comme ça ? Moi pas, sûrement pas, sûrement pas moi. Moi, comme peintre je ne signifierai jamais rien d’important, je le sens absolument. Mais cependant, j’ai toujours un remords et énormément, quand je pense à mon travail si peu en harmonie avec ce que j’aurais désiré faire …. »

Il se frappa plusieurs fois le front de l’extrémité des ses doigts rassemblés autour de son pouce, puis il se tut, fixant les tomettes entre ses pieds. Emergeant enfin du silence comme d’une longue absence, il fit d’un regard surpris le tour de la pièce, avant de revenir sur le docteur. Il s’ébroua et reprit fiévreusement :

« Parce que, voyez-vous les couleurs, les couleurs voilà la force ! … ça a l’air bête, hein ? et cependant, c’est pourtant si … si … si essentiel ! Et moi, sot que je suis, je ne le sais, mais comme savoir veut vraiment dire, hein, vous comprenez, n’est-ce pas ?, savoir avec ses yeux, ses mains et ses pinceaux, savoir, quoi ! moi, je ne le sais que de quelques mois ! Et j’ai perdu tant de temps, tant de temps ! Alors que le fond du fond, la vérité de tout … c’est que le vrai dessin c’est le modelé par la couleur ! Directement, là sur la toile, pas de fusain, pas d’esquisse, rien, la pâte à pétrir pour la naissance du trait, voilà ! Comprenez-vous cela, le comprenez-vous ? »

Dressé à nouveau, il vociférait, agrippé inquiet à l’épaule du médecin, et la puissance de sa voix rauque soulignait l’exiguïté de la pièce. Rey l’avait écouté sans l’interrompre et son visage fiable et large souriait désormais, ouvert et attentif. Il se sentait paradoxalement rasséréné de lui voir cette exaltation professionnelle, certes excessive compte tenu de son état, mais capable peut-être d’offrir une diversion efficace à la menace d’une prochaine crise. Il s’aperçut que le peintre le dévisageait intensément, depuis la pointe de sa barbiche noire soigneusement taillée jusqu’au sommet de son crâne planté dru.

« Ah ! Je suis bien content ! Vous ressemblez tout à fait au portrait que j’ai fait de vous et que je vous ai donné. Je crois que je vous ai bien saisi. L’avez-vous montré à votre mère ? L’a-t-elle aimé ?

- Oui, merci encore, j’ai été très touché. Elle … euh, je le lui ai offert, et … euh, je … enfin, elle l’a accroché dans sa salle à manger.

- Bien, très bien, répondit distraitement l’artiste, déjà retourné à sa toile en cours.

- Eh bien, je vous laisse à votre travail, je suis heureux de voir que vous allez mieux aujourd’hui. Mais n’oubliez pas de manger, n’est-ce pas, promettez-le moi. »

...



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Message  Invité Dim 12 Mai 2013 - 19:38

On s'y croit tout à fait. J'aime beaucoup ce que tu écris, Lambertheau.
Plus en détail :
lambertheau a écrit:Sous le petit toit de tuiles romanes couvrant la galerie de l’étage, il faisait plus chaud qu’en bas sous le cloître où une fraîcheur glaciale rampait dans l’ombre des piliers carrés et des longs bacs à laurier-rose. Le jardin, que le directeur appelait fièrement patio depuis un voyage en Espagne, n’offrait plus que l’agrément géométrique des lignes de buis qui bordaient les quartiers tronqués rayonnant depuis le bassin du centre. Les limbes maigres des palmiers bruissaient dans le vent comme des roseaux secs, et le Docteur Rey, penché sur la rambarde dans le jour déjà déclinant, sentait la fatigue s’écouler lentement de ses épaules jusqu’à ses coudes. Il se dit une fois de plus que l’hiver en pays d’Arles était vraiment sans indulgence, écorchant âmes et collines dans sa grossière crudité.

Sur le côté Est, les pensionnaires les plus valides s’accoudaient eux aussi au muret de la galerie, attendant dans les rayons obliques du soleil la cloche du souper. On entendait des raclements de gorge, des pas traînants, quelques murmures singulièrement aggravés par leur réverbération sur les murs bleus. Un éclat de rire à l’accent saugrenu, amer et aigu, revenait à intervalles réguliers, dérangeant comme un grincement. J'aime

Leur spectacle quotidien finissait par lui rétracter le cœur. Le bleu délavé des uniformes d’hospice que portaient les plus pauvres vibrait jusqu’à son oeil de leur odeur de sueur rance et de crasse incrustée, mêlée d’aigre vieillesse. Heu... ??? « Finalement, je ne les aime guère, ces patients dont j’avais rêvé impatiemment. Ce métier est décourageant, vraiment, et je crois que j’en suis las. » On était bien loin de la vocation héroïque à laquelle il avait cru s’offrir pendant ses études, des heures imaginées de fiévreux labeur au chevet d’enfants quasi-perdus, que l’on rend, faibles mais convalescents, à leur mère éperdue de reconnaissance, des blessés cautérisés, sauvés de l’infection, des souffrances apaisées, des naissances difficiles expertement menées à bien. Non, ce n’était pas cela, l’Hôtel-Dieu, avec ses vieux nécessiteux, ses malades sans famille, et ses aliénés. Les avancées modernes de la psychiatrie l’avaient certes passionné, et la lecture des publications les plus récentes sur le sujet continuaient d’occuper une large part de son temps libre, mais le contact quotidien de ces malades, dont l’état ne s’améliorait guère que par brèves éclaircies, suffisamment lumineuses pour ne pas être poignantes, l’usait jour après jour comme toile bise sur le battoir.



Bon, il fallait pourtant aller le voir. N’avait-il pas promis à son frère, retourné à son travail parisien, de le soigner comme un membre de sa propre famille ? Rey s’expliquait mal la réticence presque physique qui le freinait chaque jour à l’heure de sa visite à ce hollandais à la voix éraillée, ce robuste rouquin que les crises pliaient à genoux comme un enfant en prières. Il le trouvait pourtant plutôt sympathique dans ses moments de lucidité, et même intéressant. Mais, il devait se l’avouer s’il était suffisamment honnête, c’était d’avoir déçu ses espoirs de guérison rapide, d’avoir fait mentir le diagnostic optimiste qu’il avait envoyé à son frère, qu’il ne lui pardonnait pas. Finement vu Il se retourna lourdement vers la porte dont il n’avait cessé pendant sa contemplation du patio de sentir la présence dans son dos, et entra dans la chambre pour sa dernière visite de l’après-midi.

Il le trouva prostré sur une chaise de paille flanquant le maigre feu de la cheminée, la tête entre les mains, les coudes sur les cuisses, et s’arrêta frappé par l’étrangeté d’une soudaine et précise réminiscence, comme entré dans un songe en franchissant le seuil. Où avait-il déjà « vu » cette scène, l’avait-il rêvée ?
Intéressante prémonition ! Il s’efforça de reprendre ses esprits tandis que le malade levait vers lui ses yeux brillant sous l’arcade profonde et le haut front cerné de roux. Passant aussitôt de la prostration à l’enthousiasme, l’homme éclaira sa barbe d’un sourire éclatant et, sautant sur ses pieds avant que le médecin, désorienté, ait prononcé un mot, il lui saisit le bras à deux mains pour le secouer longuement de haut en bas.

« Alors, comment vous sentez-vous aujourd’hui ? articula laborieusement le Dr Rey, si vigoureusement salué qu’il recula un pied pour garder l’équilibre.

- Bien, bien mieux, du moment que je travaille, cria le rouquin plus qu’il ne répondit, et sa voix mal posée ajoutait au malaise. Comment vous remercier de m’avoir fait apporter tout mon matériel ? Vous voyez, le travail me distrait infiniment mieux qu’autre chose et si je pouvais une fois bien me lancer là-dedans de toute mon énergie, ce serait possiblement le meilleur remède. Je l’écrivais ce matin encore à mon frère. Toujours le travail me manque plutôt qu’il me fatigue.

Une toile en chantier reposait en effet sur le chevalet dressé face à la fenêtre. On y voyait une nature morte peu ragoûtante, de deux harengs saurs posés sur un papier dans une assiette, dans des tons d’orangé et de violet. Une dizaine de toiles était empilée debout face aux murs, et les feuillets de dessins débordaient de la petite table de bois blanc jusque sur le lit.

Suivant le regard du docteur, le peintre reprit de son débit rapide et légèrement guttural :

« Ah, les dessins, oui, j’en ai apporté beaucoup. Ils me servent de motifs, vous comprenez, forcément, ici, j’en manque un peu … Non, n’allez surtout pas croire que je me plaigne ! C’est bien tout juste ce qu’il me faut, pour le moment, cette retraite, pour reprendre mon calme et mon aplomb. Du moment que j’ai de quoi travailler ... »

- Oui, travailler vous fait du bien, et j’y suis tout à fait favorable dans votre cas. Mais il faut vous nourrir mieux que vous ne le faites. Il paraît qu’aujourd’hui encore vous avez renvoyé votre plateau intouché ou presque. Je vous répète qu’une des causes de vos crises était l’état de faiblesse dans lequel vous ont laissé vos abus et votre nourriture détestable. Pendant des mois, vous ne vous êtes guère soutenu que par le café et l’alcool.

- C’est vrai, Docteur, je le sais bien. Mais aussi, pour atteindre la haute note jaune que j’ai atteinte cet été, il m’a bien fallu monter le coup un peu. L’absinthe et le tabac, et puis la lumière du pays et de ma maison, jaune en-dehors, blanc en-dedans, en plein soleil, voilà les forces avec lesquelles j’ai peint mes toiles.

Il se tut brusquement, repassant sans transition de l’exaltation à l’abattement, et retourna s’asseoir, le dos rond et les mains pendantes entre ses genoux de velours usé. Très évocateur

« Voyez-vous, j’aurais voulu, … car j’admire tant les grands maîtres … d’ailleurs il est bien possible que ces grands génies ne soient que des toqués, et que pour avoir foi et admiration sans bornes pour eux il faille également être toqué, hein, qu’en pensez-vous, Docteur ? ça pourrait être une explication., et il rit tristement, les yeux dans le vague. … J’aurais voulu être le peintre de l’avenir, un coloriste comme il n’y en a pas encore eu. Mais enfin, le peintre de l’avenir, hein, ce chapeau auréolé sur la tête de l’Artiste, avec un GRAND A, l’Artiste, hein, vous pouvez vous le figurer vivant dans de petits restaurants, travaillant avec plusieurs fausses dents, et allant dans des bordels de zouaves comme moi, vous pouvez vous le figurer comme ça ? Moi pas, sûrement pas, sûrement pas moi. Moi, comme peintre je ne signifierai jamais rien d’important, je le sens absolument. Mais cependant, j’ai toujours un remords et énormément, quand je pense à mon travail si peu en harmonie avec ce que j’aurais désiré faire …. »

Il se frappa plusieurs fois le front de l’extrémité des ses doigts rassemblés autour de son pouce, puis il se tut, fixant les tomettes entre ses pieds. Emergeant enfin du silence comme d’une longue absence, il fit d’un regard surpris le tour de la pièce, avant de revenir sur le docteur. Il s’ébroua et reprit fiévreusement :

« Parce que, voyez-vous les couleurs, les couleurs voilà la force ! … ça a l’air bête, hein ? et cependant, c’est pourtant si … si … si essentiel ! Et moi, sot que je suis, je ne le sais, mais comme savoir veut vraiment dire, hein, vous comprenez, n’est-ce pas ?, savoir avec ses yeux, ses mains et ses pinceaux, savoir, quoi ! moi, je ne le sais que de quelques mois ! Et j’ai perdu tant de temps, tant de temps ! Alors que le fond du fond, la vérité de tout … c’est que le vrai dessin c’est le modelé par la couleur ! Directement, là sur la toile, pas de fusain, pas d’esquisse, rien, la pâte à pétrir pour la naissance du trait, voilà ! Comprenez-vous cela, le comprenez-vous ? »

Dressé à nouveau, il vociférait, agrippé inquiet à l’épaule du médecin, et la puissance de sa voix rauque soulignait l’exiguïté de la pièce. Rey l’avait écouté sans l’interrompre et son visage fiable et large souriait désormais, ouvert et attentif. Il se sentait paradoxalement rasséréné de lui voir cette exaltation professionnelle, certes excessive compte tenu de son état, mais capable peut-être d’offrir une diversion efficace à la menace d’une prochaine crise. Il s’aperçut que le peintre le dévisageait intensément, depuis la pointe de sa barbiche noire soigneusement taillée jusqu’au sommet de son crâne planté dru.

« Ah ! Je suis bien content ! Vous ressemblez tout à fait au portrait que j’ai fait de vous et que je vous ai donné. Je crois que je vous ai bien saisi. L’avez-vous montré à votre mère ? L’a-t-elle aimé ?

- Oui, merci encore, j’ai été très touché. Elle … euh, je le lui ai offert, et … euh, je … enfin, elle l’a accroché dans sa salle à manger.

- Bien, très bien, répondit distraitement l’artiste, déjà retourné à sa toile en cours.

- Eh bien, je vous laisse à votre travail, je suis heureux de voir que vous allez mieux aujourd’hui. Mais n’oubliez pas de manger, n’est-ce pas, promettez-le moi. »

...


C'est très vivant, très sensoriel, ça m'évoque parfaitement la scène...

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Message  Invité Dim 12 Mai 2013 - 20:06

Je saisis bien le parallèle, ce que titre et personnages évoquent et j'ai aimé lire ce texte mais la fin me laisse un peu surprise, ou du moins interrogative.
Doit-on (peut -on ! ) attendre une suite ? Ou bien le texte, ce qu'il démontre, se suffit-il à lui-même ?

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Message  Invité Dim 12 Mai 2013 - 20:14

oui, voici la suite (j'avais coupé en craignant que ce soit trop long pour un seul post) :

∞ ∞ ∞


Il était attendu ce soir-là pour souper chez sa mère, une femme austère et maigre dans ses robes de veuve arlésienne. Après l’avoir embrassée, Rey fit le tour de la table déjà dressée dans la salle à manger sombre, examinant les murs.

« Mère, ce portrait de moi qu’un de mes patients a fait, et que je vous ai confié, ne deviez-vous pas l’accrocher dans cette pièce ?

- Oh, cette toile peinturlurée que tu ne savais où mettre ? Tu ne voulais quand même pas que je l’expose à la vue de nos amis. On la dirait d’un enfant. Tu es bien indulgent de l’appeler portrait. Je veux être traitée de taupe si ce barbouillage à plat ressemble à mon fils !

- Et où l’avez-vous mise ?

- J’en ai fait le meilleur usage. Voilà des jours que je te signale qu’un renard sème la panique dans mon poulailler, et que le trou du grillage n’est toujours pas réparé. Ma foi, elle avait juste la bonne taille.

- Mère, vous ne l’avez quand même pas …

- Et pourquoi non, je te prie, puisqu’elle est hideuse et que toi-même n’en voulais point. Elle fait très bien mon affaire à cette place.


Il renfila à la hâte son manteau, et sortit par la porte du jardin, sans répondre aux objurgations de sa mère à propos de la soupe chaude. La lune était pleine, mais des nuées venaient du nord qui laissaient craindre des pluies pour la nuit. La clôture du poulailler brillait faiblement dans l’air froid, et un rectangle blanc se distinguait sur un coté, juste au-dessus du sol. Il ouvrit la porte dans un grincement rouillé, traversa le petit espace décapé par les griffes des poules et, posant un genou à terre, il examina le tableau. Par une ironie qu’il lui reconnaissait bien, sa mère l’avait soigneusement fixé en une verticale parfaite, tourné vers son public de gallinacées. Il passa un doigt prudent sur la surface et n’y sentit le relief d’aucune griffure ou coup de bec. Il imagina même, à la lueur fantomatique de la lune, que la poussière était vierge de pattes d’oiseaux dans un petit demi-cercle autour du portrait. Il alla chercher quelques outils et du fil de fer dans la soupente, détacha le tableau et procéda à une réparation sommaire du grillage.

Puis il revint d’un pas fatigué vers la maison. Seuls la soupière et son couvert l’y attendaient encore. Il avala rapidement son repas refroidi et pour la première fois examina attentivement la toile. Sur un fond d’arabesques rouges un visage robuste et bienveillant se détachait, courts cheveux drus et lèvres pleines, encadrées d’une barbiche noire bien nette. Les vêtements de couleur vive, veste bleu roy et boutons vermillon, associés à la douce gaieté du rose de la cravate et du bleu ciel du col, au contact de la chair, accentuaient l’impression de force tranquille qui émanait du portrait. Plus il le contemplait, et plus il lui semblait s’y reconnaître, à mesure qu’il y puisait vigueur et sérénité. En bas à droite, la signature s’étalait largement en lettres grossièrement tracées sur trois lignes au rouge pur :
Vincent
Arles
89


∞ ∞ ∞



« St Rémy, le 10 mai 1889.

Cher Dr Rey,
Je vous reste infiniment reconnaissant, au Pasteur Salles et à vous-même, d’avoir tout arrangé pour moi, qui n’en avais pas la force, pour que je puisse être interné ici. Votre collègue le Dr Peyron me fait une très bonne impression.
Théo a demandé qu’on me prépare deux chambres attenantes, dont l’une me sert d’atelier. A travers la fenêtre barrée de fer j’aperçois un carré de blé dans un enclos, une perspective à la Van Goyen. Le jardin de l’hospice est très beau, très reposant, et j’y ai déjà commencé deux toiles, une d’iris violets, et un beau buisson de lilas. Je pense trouver ici le calme et la lumière dont j’ai besoin. Mais ce n’est pas d’hier que je sais que le métier est difficile, et je me dis parfois qu’il vaudrait mieux travailler dans la chair même que dans la couleur
Je vous écris aussi pour encore un service, vous qui avez déjà tant fait pour moi. J’ai oublié à l’Hôtel-Dieu tout un carton de dessins, dont je voudrais me servir comme motifs, car il manque ici de figures. Si vous pouviez me le faire envoyer, mais me rendriez bien heureux.

Bien à vous
Vincent »

La lettre à la main, Rey poussa la porte de la chambre restée inoccupée, en ce printemps clément qui rendait beaucoup d’indigents, sinon à la santé, du moins à l’extérieur. Entre la fenêtre et la cheminée, un grand carton était dressé contre le mur. Il l’ouvrit sur le coutil ensoleillé du matelas, et s’immobilisa interdit : sur le dessus de la pile de feuilles, le premier dessin représentait au crayon un homme prostré sur une chaise paillée, à côté d’un feu presque éteint, le visage dans les mains et les coudes sur les cuisses, dans l’attitude même qui avait si étrangement troublé le médecin quand il y avait trouvé Vincent.

« C’est le désespoir qui pose, pensa-t-il tout haut. Et dans un soupir, il ajouta : au seuil d’une éternité qu’il ne franchira sans doute jamais ».




Les passages en italique sont extraits de la correspondance de Vincent Van Gogh.


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Message  AntoineJ Lun 13 Mai 2013 - 14:54

superbe travail !
et avec de magnifiques passages en plus

TB
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Message  Invité Lun 13 Mai 2013 - 18:47

Et dans un soupir, il ajouta : au seuil d’une éternité qu’il ne franchira sans doute jamais ».
Comme il se trompait !
Vraiment, quelle qualité d'écriture, c'est très beau et ça fait grand bien ; je pourrais en lire des pages comme ça.

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Message  Invité Mar 14 Mai 2013 - 6:40

J'aime beaucoup ton écriture Lambertheau, à chaque fois c'est comme si je m'apprêtais à déguster une friandise, je suis en train de devenir fan. J'avais entendu il y a quelques années l'histoire de ce tableau de Van Gogh retrouvé, bouchant le trou d'un poulailler ! Merci pour la lecture.

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Le portrait du docteur Rey Empty Re: Le portrait du docteur Rey

Message  Invité Jeu 16 Mai 2013 - 12:34

Merci beaucoup pour vos lectures et appréciations sympathiques.

Merci à Colline Dé pour les notations précises. Je me demande si ce pauvre Rey qui se mélange les pinceaux dans ses sens ne serait un peu synesthésique sans le savoir :-)

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