Rencontre du deuxième type (exercice)

Beluga essaya pour la troisième fois de la matinée de se concentrer sur l’équation. Rien à faire, il n’y parvenait pas. Le professeur Galmetti avait beau lui expliquer comment procéder à une transportation de longue durée dans l’espace-temps, il n’y arrivait pas. Agacé, il demanda conseil à Liglusse et reprit place dans la cabine d’essai avec les données corrigées. Allez, encore un petit effort et ce devoir de classe serait terminé, il avait hâte de partir ensuite en vacances avec les siens au bord de la Mer de la Tranquillité. L’année scolaire touchait à sa fin sur Eptolamus et chacun se réjouissait de terminer ce fichu devoir de physique.
Eurêka! ça fonctionnait à présent! Liglusse avait raison, c’était le tremblement du lobe cérébral gauche qui perturbait les indicateurs de distance et de temps. En route!
Beluga avait pour mission d’effectuer le trajet entre chez lui et une petite planète rouge située à 21°36 sur la carte de la galaxie ouest, en moins de quinze secondes. Simplissime, selon le professeur Galmetti, même les premières années pouvaient y arriver, il suffisait de programmer les données de voyage dans le cerveau et la télétransportation pouvait avoir lieu dans des conditions optimales.
Beluga encoda les calculs de temps et de distance dans la partie mathématique de son cerveau, ferma les yeux et lança le programme interne de concentration. Ce n’était plus qu’une question de secondes avant de ressentir les frissons, l’engourdissement, la perte de connaissance qui précède tout changement de cavité spatio-temporelle par le mode de la pensée. Voilà, ça y était, Beluga pouvait ouvrir les yeux et savourer sa réussite.

- «Mais mais… où suis-je?», s’écria-t-il en découvrant une vaste étendue herbeuse couverte de caroubiers, de palmiers et habitée de quelques animaux ressemblant étrangement à ceux de son livre de préhistoire. «Me serais-je trompé dans mes calculs?! Ha mais j’y suis, c’est ce satané Liglusse qui a voulu me faire une farce en corrigeant mes données, je me vengerai!».
Beluga décida de rentrer, il lui fallait reprogrammer les données et le tour était joué. C’est alors qu’il s’aperçut qu’il était entièrement nu.
- «En voilà une histoire! Comment Liglusse a-t-il pu déjouer ma concentration de la sorte?!»
Beluga était partagé entre la colère et l’admiration pour son ami, joli coup il fallait le reconnaître. Depuis toujours, Liglusse et Beluga passaient leur temps à se jouer de mauvais tours ou à faire des farces à leur entourage ; cela avait renforcé leur amitié et l’enjeu principal était désormais d’étonner l’autre plutôt que l’ennuyer par une surprise désagréable.
- «Bon, c’est pas tout ça, mais j’ai froid et voilà qu’il commence à pleuvoir, je dois rentrer».
La pluie se faisait de plus en plus violente, Beluga était trempé et frigorifié. Il regarda autour de lui si il y avait un abri quelconque, mais rien à l’horizon à l’exception d’un gros arbre qui ressemblait à un pommier. Un arbre fruitier… ça tombait bien, Beluga était affamé. Il se précipita sous l’arbre et l’examina afin d’y dégoter un beau fruit mûr. Hélas cette variété de pommier devait dater un peu ou être déficiente, l’arbre ne portait qu’un seul fruit et encore pas terrible, une petite pomme un brin ratatinée et pas très appétissante.
Beluga se demandait où il était, il interrogea son ordinateur mental, aucune réponse, la pluie avait dû provoquer un ralentissement des circuits.
Au moment où il allait quitter cet abri de fortune pour commencer sa découverte des lieux, Beluga entendit la voix d’une femme, frêle mais décidée. Son traducteur automatique se mit en marche.

- «Ha tu es là! Il y a une heure que je t’attends. On m’avait annoncé ton arrivée avant la pluie! C’est que j’ai faim moi et puis froid aussi! Qu’est-ce tu fabriquais?»
- «Pardon?» répondit Beluga complètement interloqué. «J’étais annoncé? Par qui? Et pourquoi?»
- «Ho ça… j’ai entendu un vieux parler très fort depuis je ne sais où (on croirait que ça vient du ciel), il m’a dit qu’un homme allait bientôt me rejoindre ici à Nodin et que nous avions pour mission d’y construire un paradis. Depuis j’attends et enfin te voilà!»
- «Il doit y avoir erreur», répondit Beluga, «Je ne suis pas d’ici, je venais en repérage, je dois rentrer chez moi. La personne que vous attendez va certainement arriver»
- «Ben, je ne crois pas, il n’y a que moi ici et quelques animaux mais ils ne sont pas très causants, je m’ennuie. Pourquoi tu veux déjà partir? Je ne te plais pas? Et puis tu sais, le vieux, là-haut, il n’a pas l’air commode! Il passe son temps à envoyer des éclairs et le tonnerre puis un beau soleil, puis la pluie et du vent en proférant des paroles incompréhensibles. Je n’ai pas envie de me disputer avec lui, autant faire ce qu’il nous dit, il est capable de nous sublimer en deux secondes!»

Beluga ne savait que faire. Il avait envie de rentrer chez lui, cette femme lui paraissait complètement hystérique avec ses histoires de vieux fou qui joue à l’apprenti sorcier. Est-ce qu’elle vivait seule ici? Il y avait sans doute une ville à proximité, dont elle avait été chassée à cause de sa démence. Oui, c’est ça, Beluga était tombé sur la folle de service. C’est Liglusse qui allait rigoler quand il lui raconterait tout ça.
- «Quel de genre de paradis devez-vous construire? Je peux vous aider avant de rentrer chez moi si vous voulez»
- «Rentrer chez toi? Mais c’est ici chez toi! Je ne comprends rien à ce que tu racontes. Il n’existe pas d’autre endroit que celui-ci voyons!»
Beluga se dit qu’il était vraiment tombé sur une simple d’esprit, la pauvrette était visiblement confuse et il valait mieux ne pas la contrarier. Il allait l’aider à bâtir son paradis, sans doute une cahute de dix mètres carrés où dormir, puis il rentrerait chez lui et raconterait ses aventures à Liglusse, en exagérant la beauté de la fille (qui était assez jolie, il faut le dire) et des lieux, pour lui faire envie et se venger de sa petite blague d’itinéraire modifié.

- «J’ai faim! Je veux manger!»
Beluga soupira. Non seulement elle était stupide, mais en plus elle avait mauvais caractère, il fallait vraiment que ça tombe sur lui.
- «Il y a un pommier pas très loin d’ici, à quelques mètres, j’ai vu une pomme, ça devrait faire l’affaire pour un moment. Je vais vous la chercher»
- «Oui d’accord, mais je viens avec toi, j’ai froid et je vais m’abriter sous l’arbre en attendant que la pluie cesse. Après, nous commencerons la construction du paradis si tu veux bien»
Beluga et cette drôle de femme trouvèrent refuge sous le pommier. Lorsqu’elle vit la pomme, elle tendit la main mais tout de suite, un serpent caché dans le feuillage persifla pour l’en empêcher et elle commença à pleurer. Agacé, Beluga chassa le serpent d’un coup de poing et offrit la pomme à l’hystérique qui s’empressa de la croquer.
- «Elle a un solide coup de fourchette» constata Beluga en la voyant dévorer la pomme à pleine bouche, «Elle doit sans doute errer dans cette contrée misérable depuis plusieurs jours. Si ça se trouve, sa famille est à sa recherche»
Outré d’avoir été si peu courtoisement délogé par un étranger, le serpent fila tout raconter au grand patron. Voilà des heures que le reptile couvait jalousement cette pomme et le premier venu lui volait sans détour, ça n’allait pas se passer comme ça et ces bipèdes allaient payer.

Pressé de rentrer chez lui, Beluga débuta tout de suite les travaux de construction. Ne disposant d’aucun plan, il laissa libre cours à son imagination. Son assistante lui donnait quelques indications de surface pendant qu’il plaçait les matériaux, essentiellement des feuillages, du bois et des cailloux, de manière à former un enclos qui constituerait l’enceinte du paradis.
Les heures passèrent, tranquillement, la conversation s’était engagée et petit à petit, Beluga commença à trouver cette jeune femme moins pénible. Elle n’avait pas beaucoup de vocabulaire mais elle pouvait être amusante, il se dit qu’il l’aiderait jusqu’à la fin de la construction.
C’est alors que les deux travailleurs virent arriver un homme, nu et l’air un peu perdu, qui semblait chercher son chemin.
- «Bonjour, je viens pour l’annonce, on m’a dit de venir ici ce matin juste avant la pluie mais j’ai été retardé en route. C’est bien ici que je dois me présenter? On m’a parlé d’un endroit à aménager et aussi d’une femme…»
En voyant ce bel homme aux yeux verts et à la peau de velours avancer vers lui, Beluga sentit son cœur se retourner. L’envie de rentrer chez lui venait de disparaître et il réalisa que tout compte fait, cette planète n’était pas si mal que ça.
- «Venez, on va vous expliquer» répondit-il à l’homme en le prenant par le bras, «Je vous présente une amie…»
Pendant ce temps, l’affreux reptile cafteur était parvenu à destination et eût gain de cause, le vieux entra dans une colère noire et déchaîna les flots et les éclairs partout sur cette terre devenue infernale.
- «Je veux mon paradis clé sur porte tout de suite! Où sont-ils?», hurlait-il.
Lorsqu’il aperçut trois personnes devisant joyeusement, se tenant par la taille et dessinant des plans de maison, le silence se fit. Régna alors le calme plat, pas un souffle de vent, à peine le «gloups» du serpent qui se demandait si il allait être le suivant dans l’assiette des envahisseurs de son espace vert. Le vieux réfléchissait, la situation devenait compliquée, il n’avait prévu ni le retard de l’élu ni l’arrivée d’un remplaçant, ni la complicité qui s’était installée entre les trois, unis et batifolant, discutant de la construction du paradis exigé. Le paradis… n’était-ce pas cela le plus important?
Histoire de ne pas perdre la face, le grand manitou ne prononça pas un mot, relut ses notes, changea quelques formules, prit le serpent sous le bras en l’informant qu’il avait une reine égyptienne à lui présenter et laissa le trio à ses joyeuses occupations.
Depuis toujours, il est affirmé avec certitude que le premier péché de l’humanité fut de croquer une pomme. Et que c’est une femme qui en fut responsable. Seul un vieillard que personne n’a jamais vu détient la vérité suprême.

Ha! je ne suis pas mécontent d'avoir commencé, au hasard, par ce texte de toi Sahkti, que je découvre. C'est jouissif. Sans connaître toutes les contraintes de l'exo j'en devine bien quelques unes: le lieu, quelques noms...
Moi qui aime la SF je suis servi, j'ai toujours aimé ces voyages dans le temps et là tu m'as baladé avec habileté.
Je me disais bien que le Bélouga ne semblait pas trop flasher pour Eve, mais de là à le voir tilter sur Adam... :-)))
Ta façon de parler du tout puissant vieillard qui merde dans ses projets est bien rendue!
Bref, cette genèse là me va tout à fait!
J'en veux encore des comme ça. Finalement tu es aussi douée pour les textes humoristiques que pour les contes pour enfants! Je repense à l'exo d'hier soir.
Merci, un bon moment de lecture. ;-)

très amusant sahkti, je pense que tu seras contente de voir que je reviens vous voir, et quand je lis ce genre de petit chef-d'oeuvre, je ne regrette pas!!!
toujours aussi surprenante

seuls les premiers monologues m'ont un peu moins plu
mais ca ne change rien au concept très original