Exo en direct, samedi 25-10-2008 : Empathie

J’ai à peine levé la grille du magasin que, déjà, ces satanées bonnes femmes attendent dehors. À notre âge, remarquez, on se lève tôt. Insomnie sénile.
Je reste derrière la porte, les regarde, pose la main sur l’écriteau qui me dit « OUVERT ». Et je jubile. Elles sont là, trépignant au froid, impatientes de m’acheter mes choux-fleurs — les meilleurs de Montmartre depuis quarante ans, garanti !
Bon sang de bonsoir.
Tous les matins, je me souviens que je déteste ces harpies. Elles viennent me raconter leur vie, leurs mômes — qui sont devenus beaux et grands et mariés et qui n’ont plus le temps de venir les voir —, leur chien, leur voisine, leur coiffeuse et autres boniments de mégères.
Elles m’exaspèrent.
Ça tombe bien ; le Bon Dieu, magnanime, m’a rendu sourd. À moins que ça ne soit la vieillesse mais ça, c’est beaucoup moins glorieux.
Donc, je n’entends pas, je ne réponds pas, je ne souris pas ; j’annonce le total. Un euro quatre-vingt dix la pièce, trois cinquante les deux. Pas de tarif pour trois : ça force les clientes à revenir plus souvent. Et ça donne l’occasion à Madame Trignant de retourner piquer dans le tronc du sacré-cœur.
Je n’ai pas fait d’études mais je n’en ai pas eu besoin. Il y a des gens pour qui tout est facile et j’en suis. Il faut de l’encéphale, pour tenir un magasin comme Marcel Ducheux, je peux vous le dire ! Aujourd’hui, les jeunes sont un ramassis d’incapables, des assistés qui traînassent à l’école pour rester au chaud chez papa maman. Si j’avais attendu que le sort décide pour moi, je n’en serais pas là au moment où je vous le dis ! J’ai connu la guerre, hein.

La matinée se termine. Les petites vieilles se font plus rares et me laissent le temps de me refaire une santé : on ne trouve pas meilleure poire que celle que je distille dans ma cave, garanti ! Elle fait tomber les cheveux (à moins que ce ne soit la vieillesse mais ça, c’est beaucoup moins glorieux) et me donne meilleur teint — je me trouve un peu jaune, ces derniers temps. J’en ai toujours une bouteille sous le comptoir, pour combler les accalmies maraîchères. Faut pas se laisser abattre, je dis ! Un coup sec et c’est reparti comme en quarante !

Madame Dubourg m’a demandé une boîte de conserve. Un de ces pots en verre où on voit les morceaux de pâté, avec un couvercle en tissu et une petite ficelle qui va bien. J’ai dit oui et ai tenté de l’attraper. Le souci, c’est que je suis un peu loin du ciel, vous voyez. Un mètre cinquante, ça peut être un avantage (et ça l’a été, quand il fallait se faufiler derrière les Boches !) mais c’est aussi un fichu inconvénient. Surtout quand ladite conserve est posée, stoïque, moqueuse, sur la troisième étagère. J’ai pesté, bien sûr. Suis allé chercher l’escabeau.
En redescendant, j’ai bien fait comprendre à Madame Dubourg que ce serait la première et dernière fois.
Je ne sais même pas depuis quand elle était là, cette conserve.

Je baisse la grille. La rue s’endort ; ça fait longtemps que ma dernière cliente est partie.
Je ferme le magasin de l’intérieur et me rends chez moi, dans l’arrière-boutique. L’autre imbécile a encore mis Chantal Goya dans le radio-cassette :

Ce matin, un lapin, a tué un chasseur ! C’était un lapin, qui, c’était un lapin, qui…

Je coupe. La migraine me gagne et je ne marche plus très droit alors, le lapin, il va au diable.
Jean, mon petit frère, n’a même pas soixante-dix ans qu’Alzheimer est déjà son ami. Si c’est pas triste !
Jean, mon petit frère, n’a pas toujours été comme ça.
Ce soir, je le trouve à moitié nu, au beau milieu du salon, en sous-vêtements de femme, un verre de rouge à la main.
Je dis :
— Range les affaires de Tante Madeleine, Jean.
Il me répond :
— Bonsoir, mon chéri. Tu as passé une bonne journée ?
J’hésite, soupire, m’assieds à ses côtés.
— Ereintante, je dis.
Je lui prends son verre et l’avale d’une traite.

Saskatchewan
Tu m'as pris ma femme
Depuis qu'elle est partie
Moi j'suis un gars fini

Saskatchewan, Les Trois Accords

— Hey, babe ! Tu peux pas m’demander d’lâcher mon stetson.
— Non seulement, je peux, mais encore j’insiste. On est pas dans ton show, là. C’est un week-end en amoureux. Ce truc te fait les cheveux tout gras. T’as comme un rond autour de la tête. Pas sexy, le rond.
— Fuck, honey ! Tu sais qu’j’aime pas quand t’es comme ça. Ça m’fait mal là-dedans.
— Où ça, dans ton p’tit cœur, cowboy ?
— J’ai juste mal au crâne avec toutes tes conneries.
— Mes conneries valent bien les tiennes, Jimmy.

Elle se lève comme une furie et sort du lit où ils étaient allongés tous les deux. Lui, il bouge pas d’un pouce. Il est bien. Enfin, il pourrait aller mieux si Leïla était plus cool mais ça, c’est trop lui demander. Il sifflote un air. Il sait pas ce que c’est. Une vieille chanson, il se souvient pas.
Leï file vers la salle de bain. Elle a vraiment un joli petit cul. Il sent sa migraine se dissiper pour le coup. Il va attendre qu’elle sorte de là et il lui fera comprendre que ça sert à rien de s’énerver pour un foutu chapeau.
Elle tarde pas à sortir de la salle d’eau, plus furibonde que jamais. Une vraie chatte sauvage !

— Et merde, Jim ! Tu peux vraiment pas le retirer. Et merde !
— Tu l’as déjà dit.

Et il continue à siffloter. Il chantonne même. Une histoire d’indiens dans la plaine et de lapin. Sait plus trop. A dû entendre ça chez l’ami Mickey.

— Jim, j’déconne pas. T’es même pas un pur cowboy, tu détestes tout ce qui ressemble de près ou de loin à un ranch et tu veux pas aller en Amérique. Tu refuses même de tirer à blanc.
— J’aime pas ça, c’est tout.
— Alors ça rime à quoi ce… déguisement ?
— C’est comme une seconde peau, honey. Il fait partie de moi.
— De toi ! Tu l’as même pas acheté aux States. Ils te l’ont refilé au Parc. C’est de la daube country.
— Country, babe ! Country ! C’est pas pareil.

Elle tape du pied. Il aime ça.
Il aime ça parce qu’elle porte pas de fringues et qu’il peut mater ses nichons à loisir. Et elle a de jolis seins, Leïla. Pas bien gros mais fiers. C’est ce qu’il pense à chaque fois. Elle les porte bien hauts, presque agressifs. Et puis il laisse glisser son regard sur ses hanches bien rondes. Elle les aime pas. Elle le dit tout le temps. Lui, il la ferme et se contente d’apprécier. Toute façon, il a jamais été doué pour les compliments.

— Qu’est-ce que tu regardes, comme ça ?
— Rien.
— T’es qu’un foutu menteur. T’espère quand même pas que je vais porter les porte-jarretelles que ton père t’a refilé. Je suis sûre que c’est pour lui qu’il les a achetés. C’est un pervers.
— Et toi, t’es rien qu’une foutue chieuse, putain. Mon père est pas un pervers. J’ai plus le droit de te reluquer, c’est ça ?
— Enlève ton chapeau !
— Pourquoi, bordel ? Pourquoi je peux pas le garder ?
— On peut pas faire l’amour avec un stet’ sur la tête.
— Tu veux parier ?

Là, il lui décoche son sourire le plus charmeur. Faut dire qu’il est fier de ses dents : en a perdu une seule en cinquante ans. Celle que ce connard de merde lui avait pétée quand il avait cru qu’il se payait sa nana. Il s’en souvenait encore. La nénette était en train de se ramasser les pièces de l’église dans laquelle il bossait comme artisan vitrier. Enfin, l’année où il avait essayé d’apprendre le métier.
La fille avait voulu lui faire les yeux doux. Putain, c’qu’elle était mignonne ! Et avait fait mine de le séduire. Ils en étaient encore aux préliminaires, quand le fiancé de la demoiselle avait débarqué. Jimmy avait pas eu le temps de remonter son jean qu’il s’était pris une droite mémorable.

Sa grande carcasse, sa gueule taillée à coups de serpe et les santiags qu’il arborait l’avaient mené tout droit chez Disney, au Wild West Show. Il était devenu le pote de Buffalo Bill, des indiens et des connards de touristes qui pensaient croiser des autochtones autour d’un coke pas frais, en gueulant des « Hou ! Hou ! Hou ! » à la mords-moi-le-nœud. Et ils venaient avec leurs enfants, leurs petits chérubins, leurs abrutis de morveux, ouais ! Il pouvait plus les voir en peinture, ces gamins. De sacrés petits emmerdeurs, à son avis.

Puis, il avait rencontré Leïla. Il avait quarante-cinq berges, elle trente-cinq. Il passait d’une fille à l’autre, sans discernement, elle se remettait d’une histoire à la con. Il aurait, seulement, dû la choisir plus jeune. Parce que Madame entrait dans la quarantaine et qu’elle voulait un mioche, et maintenant.

Voilà qu’ils étaient venus ici, à Montmartre, pour un week-end en amoureux. Petite chambre, vue sur le Sacré Cœur – et les nichons de Leïla – les artistes pour faire le guet. Ça aurait pu être pire.

— Fais-moi un môme !
— Tout ce que tu veux !
— Je suis sérieuse, Jim. J’ai arrêté la pilule.
— Quoi ? Non mais, tu délires.

Il s’écarte un peu du corps de son amante. Faut bien respirer un peu. Si elle continue à le chauffer comme ça, il répond plus de rien.

— T’as arrêté quand ?
— Hier.

Pense, cowboy ! Vite ! Est-ce qu’elle peut tomber enceinte là, maintenant ? Est-ce qu’il tente le coup ? Il pose son chapeau.

— T’es quand même plus mimi comme ça.
— Pas envie d’être mimi, darling. T’as arrêté hier, tu dis. C’était avant ou après qu’on ait baisé ?

Elle sourit. Elle le regarde dans les yeux et elle sourit. La garce, il pense.

— T’es qu’une garce, dit-il.
— Comment ?

Il sent l’orage venir. Leïla supporte pas les insultes, surtout quand elles viennent de son homme.

— T’aurais pu m’en parler.
— C’est chaque fois pareil, avec toi. Tu veux pas d’enfant. Tu me l’as dit.
— Et qu’est-ce que t’as pas compris dans « pas d’enfant », hein ?
— T’es pas tout seul, Jimmy. Et si c’est pas avec toi… ce sera avec le premier qui voudra bien.

Il peut pas laisser passer ça. Pas possible !

— Bah, vas-y ! Trouve-toi un connard pour t’engrosser. J’t’ai déjà dit, j’veux pas d’enfant. Je les supporte pas. T’as dit oui. Tu te souviens ?
— J’ai dit oui.
— Tu t’en souviens ?
— Je m’en souviens.
— Alors ?
— Alors, je me casse, Jimmy. Je pensais pouvoir te faire changer mais je vois que je perds mon temps.
— T’as dit que tu me prenais comme j’étais. J’étais comme ça, Leï. Et je le suis toujours. On en a discuté combien de fois ?
— Adieu, Jimmy.

Elle se lève. Elle passe sa robe, prend son sac, évite de le regarder et sort de la chambre. Sort de sa vie.

— On en a parlé plein de fois, putain. C’est pas compliqué. Les mômes, j’peux pas. Je peux pas, Leïla.

Mais Leïla répond pas. Elle doit chercher le premier qui voudra d’elle. Le premier qui acceptera de le lui faire, ce môme qu’elle veut tellement. Mais elle le trouvera pas et elle reviendra. Elle revient à chaque fois. Elle est comme ça, Leï.

Le chapeau gît par terre, là où il l’a jeté. Le jour mourant lui amène des images de Leï. Elle est encore là, traînant comme l’odeur tenace du tabac froid. Plaisir quand tu la prends en bouche, regrets quand elle s’est évanouie. Elle est belle, Leï. Elle est parfaite pour lui. Puis, peut-être qu’il le lui fera, cet enfant. Ouais, peut-être bien mais pas avant quelques années.