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Dame en noir

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grieg
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Message  grieg Mar 28 Oct 2008 - 10:26

petite envie de réveiller des textes qui dorment sur mon ordi...
les vieux de VE, vous avez déjà lu, pas la peine de vous les refaire.



Ce matin, échoué sur le comptoir d’un troquet de quartier, Grégoire prend un café. Il observe son reflet dans le miroir. Ses cheveux sont encore épargnés, mais des poils blancs parsèment sa barbe. Pas rasé, épuisé, Il porte les traces de son existence de débauche et se reconnaît enfin. Les années, si elles ne l’ont pas rendu plus sage, lui ont, au moins, permis de se ressembler.

Il ressasse la soirée de la veille. La jeune fille, la drague, l’invitation, le studio d’étudiante, les premiers baisers, les caresses, la chute sur le matelas, les vêtements au sol, un de plus, deux, trois, bientôt nus, les heures de caresses ivres, le sommeil léger, le petit jour qui n’ose pas encore éclairer la pièce, le chat qui miaule, elle qui se lève, passe un tee-shirt informe, la gamelle et le sol autour, mouchetés de pâtée durcie, la fuite gênée. Son quotidien…

Au fond du bar, une vieille femme, assise, se parle trop fort, sourde peut-être, seule sûrement. La vie sait vraiment mimer les états d’esprit. Il aurait voulu voir, assis là, un jeune couple avec une enfant turbulente, un groupe de filles bûchant sur leur interro. Mais c’était jamais comme ça; la vie se plie aux états d’âme. Il sirote son café, essaye de penser à autre chose. Un couple entre et s’attable dans un coin reculé, le garçon pose sa main sur celle de la fille. Elle éclate en sanglots. Grégoire sourit. C’est comme ça. Il pose une pièce sur le comptoir et sort.

Une ambulance passe, la mort, au moins la maladie. Il regrette de ne pas avoir pris sa voiture. Il n’a absolument pas envie de se retrouver dans le métro avec tous les gens qui souffrent d’avoir quitté leur lit, toutes les traces de sommeil sur les peaux molles, les parfums, les odeurs sucrées écœurantes qui virent déjà à l’aigre. Il n’a pas non plus envie de prendre un taxi, d’être sociable et de répondre poliment aux commentaires d’un chauffeur bavard… Il a besoin de solitude.
Le métro reste encore le meilleur endroit pour ça. Surtout depuis qu’il sait contrôler son esprit, qu’il sait isoler les pensées, depuis qu’il maîtrise totalement ses capacités télépathiques, qu’il a fait de son don un secret et qu’il a emmuré ce secret à jamais, au plus profond de lui.

Il se souvient. Le début, l’horreur, une malédiction. Son problème avait commencé tard, vers l’âge de sept ans. Il se souvient bien encore de la première fois… Il était à table avec ses parents, sa sœur et ses frères. À la télévision les gens faisaient semblant d’être heureux, souriaient, chantaient. Chez lui, tous les visages étaient tournés vers l’écran noir et blanc, les fourchettes montaient aux bouches qui mastiquaient lentement. Il entendit un de ses frères… Des ballons d’basket! Putain! les machins! y m’faudrait sept mains pour faire le tour de ses nibards!… Grégoire éclata de rire. Incroyable que son frère ose dire ça, là, devant papa maman, va s’prendre une raclée… Mais rien. Aucune réaction. Tous le regardaient lui, qui riait sans raison. Ils s’interrogeaient, tournaient la tête vers la télé… Rien d’hilarant, même pas un sourire. Sa sœur rit aussi. À sa gauche, un autre de ses frères lui balança une gifle, légère… Sa mère… J’entends plus rien à la chanson… Pitié ! Qu’ils se taisent! J’l’adore cette chanson… Son père… Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon dieu… Grégoire les regardait tous, les entendait tous. Seulement, aucun ne parlait. Seule sa sœur riait vraiment. Toutes les lèvres étaient scellées. Et pourtant il les entendait… Des extra-terrestres, c’est ce qu’il pensa d’abord, ma famille est une famille d’extra-terrestres. Il avait vu ça déjà dans un film… Un gamin adopté par des habitants de Mars venus en éclaireur sur la terre… Puis les pensées des autres devinrent plus longues, s’enchevêtrèrent, lianes rampantes, puissantes, au plus profond de son cerveau… Pensées constrictors… La douleur… Les mains sur les oreilles… Les cris pour couvrir le tumulte… La famille affolée, son cœur qui rythmait tout ça… Et le grand trou noir… Et les hôpitaux, les examens, les diagnostics, les pilules, les infirmiers, les psychiatres, du blanc, les gardiens… Six mois… Six mois.
Aujourd’hui il sait fermer son esprit aux autres. Isolé. Comme son secret est pesant et qu’il n’a pas encore trouvé la solution pour oublier ses propres pensées, il s’étourdit la nuit.

Grégoire descend dans le métro. Le long couloir, les affiches, le guichet. Derrière la vitre, l’employée rit au téléphone. À qui peut-elle téléphoner? Peut-être personne, peut-être qu’elle fait semblant, juste pour faire chier, peut-être à une collègue derrière un autre guichet, coalisées pour emmerder le plus de monde possible au même moment… Grégoire attend. Il croise son regard, elle baisse les yeux. Une mèche tombe sur son visage, J’t’ai pas vu. Les cheveux comme un rideau. Quelques secondes.
Au téléphone : - Attends!
Elle relève la tête, la couleur de son uniforme lui donne un air fin de nuit séduisant.
À Grégoire : - Monsieur?

Grégoire cavale dans les escaliers, il entend la rame, il n’est pas pressé, mais il cavale. L’habitude. Des dizaines de visages comme des traits dans les wagons, le train ralentit, les visages prennent forme. Les portes s’ouvrent… CCChhhhh, shllack… Une vieille dame, accrochée à la poignée d’une des portes coulissantes, tend un pied hors du wagon comme une baigneuse teste l’eau de la piscine. Grégoire lui donne le bras, elle le repousse, serre son sac contre elle. L’alarme de fermeture retentit déjà. Grégoire entre dans le wagon, début de la ligne, il est tard, la plupart ont rejoint leur bureau . Il a le choix des places. Il s’assoit. Pas de bouquin. Le voyage va être long.

Face à lui, une gamine et son père rient.
L’enfant : - Et ça ! Qu’est-ce que c’est ça ? ? ?
Elle fait galoper ses cinq petits doigts sur la jambe de son père.
Le père : - J’sais pas !
La petite fille l’interroge encore, prête à exploser de rire, elle pouffe…
L’enfant : - Allez ! réfléchis ! regarde ! c’est quoi ça ? ? ?
Les doigts bougent plus vite encore.
Le père regarde la main qui s’agite, se concentre, ses yeux brillent.
Le père : - Je sais vraiment pas ! allez ! J’donne ma langue au chat…
La main de l’enfant se ferme, un seul doigt gesticule encore sur la jambe du père au rythme de l’éclat de rire clair… Un trouhahahha… Ça !… La réponse est incompréhensible. Le père rit quand même… Quoi ???!!… Le rire explose, résonne dans la gorge de l’enfant, douce musique, lumière, elle pouffe des mots sans aucun sens…Un tr..hahaaha… Tous les deux sont pliés, les bras du père la serrent très fort, les rires déferlent, le petit corps est secoué de soubresauts… Elle cherche sa respiration… Un troupeau… Le rire l’arrête encore… Un troupeau d’ça… Le père est violet, son rire, il l’embrasse… Comprends rien ! ! !… Ça…. Les doigts… La petite fille ouvre les deux mains, dix doigts gigotent maintenant… Elle explique… Ça… Replie les doigts cache une main dans son dos, l’index seul rebondit de nouveau sur la jambe… C’est un troupeau de ça… Le père comprend… Un troupeau d’ça ! !… Rit de plus belle, l’enfant est aux anges… Grégoire rit aussi… Elle lève la tête, le regarde, fière, elle est heureuse, le père aussi, Grégoire aussi… Il repense au bistrot. La vie ne mime pas. La vie crée. La vie est drôle, le noir est juste là pour souligner les couleurs. Grégoire sourit, les deux autres essuient leurs yeux rouges, il aime le père et sa fille. Il aime la vie.

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Message  grieg Mar 28 Oct 2008 - 10:27

CCChhhhh, shllack… Les portes s’ouvrent sur un groupe d’une dizaine d’hommes et de femmes. Le signal de fermeture retentit, une forme sombre se glisse entre les nouveaux arrivants. Il ne la voit pas tout de suite, mais il ressent le frisson, frisson connu. Son sourire disparaît, s’évanouit. La petite fille a une autre devinette pour son père. Grégoire n’écoute plus, il se lève, se tord le cou dans tous les sens, cherche l’ombre, peut-être se trompe-t-il, il ne voit rien, mais le frisson est là. Il renonce, se rassoit. Un attaché-case lui frôle le visage… Pardon… L’homme se déplace vers la gauche. L’ombre apparaît, elle tend la main vers la petite fille. Grégoire est pétrifié, tout son corps est glacé, il n’a pas la force de se lever, d’intervenir, de crier. L’ombre arrête son geste avant d’atteindre les joues rougies de l’enfant, puis s’éloigne. La petite dame en noir. Il transpire maintenant. La vie est une chienne.

Il avait croisé pour la première fois le chemin de la petite dame en noir à l’âge de neuf ans. Il avait déjà appris alors, à maîtriser son pouvoir. Il s’en était bien amusé au début. Tout savoir sur les autres. Savoir tout le temps ce qu’ils pensent. Il avait sauté une classe. Il pouvait répondre exactement aux questions des profs qui l’interrogeaient. Il savait tout ce que ces malades voulaient l’entendre dire. Pour ça il lui suffisait de trier parmi toutes les pensées parasites, les mesquineries, les haines, d’autres choses qu’il ne comprendrait que plus tard. Un petit génie. C’était si facile.
Mais on a commencé à parler de l’envoyer voir des psys pour évaluer son QI, le changer d’école. Il ne voulait plus voir de psy, il ne voulait pas changer d’école. Il a tout arrêté, stoppé net. Il lisait encore les réponses dans les têtes, mais il ne disait plus rien ou juste assez. Il a perçu aussi des pensées immondes chez ses amis, ses parents. Pas une tête propre, ils pensaient à tellement de trucs dégueulasses qu’il préféra fermer complètement les portes qui s’étaient ouvertes dans son cerveau. Juste vivre. Transformer son don en secret et garder secrètes les pensées des autres. Il lui arrivait, parfois, de regarder par le judas, quand il en avait vraiment besoin, quand c’était indispensable, mais il reprit vite une vie de petit garçon normal.
Avant la nuit qui allait tout foutre en l’air…

CCChhhhh, shllack… Le wagon se remplit encore. Grégoire fait un effort titanesque pour bouger ses jambes. Il se hisse. Quelqu’un le regarde bizarrement. Il tient à peine sur ses jambes. Il ose un regard à la foule. Trop de monde. La petite dame en noire est enfouie dans les corps. Elle cherche sa victime, il en est sûr. Il doit savoir qui. Le sauver peut-être. Il est encore temps.

Cette nuit-là, comme souvent, le sommeil s’était joué de Grégoire. Las, il s’était levait, comme souvent encore.
Un couloir long de quelques mètres séparait le salon de la chambre où dormaient, bienheureux, sa sœur et ses frères. Grégoire n’aimait pas ce couloir sombre. Il le parcourait, chaque fois, la gorge serrée, lentement, dans le noir, sa main glissait sur le papier peint rugueux.
Cette fois là, il entendit du bruit au salon et, perdu dans l’obscurité terrifiante du couloir, souhaita, plus que d’habitude encore, passer vite l’obstacle pour aller rejoindre ceux qui parlaient là-bas… Ses parents, pensait-il.
Au seuil de la grande pièce, il s’immobilisa, pétrifié.
Attablées, quatre personnes jouaient aux cartes. Les trois hommes lui étaient inconnus, mais il reconnut sa grand-mère… Grosse bonne femme à grande gueule que Grégoire avait toujours craint. Elle sifflait un verre de vin blanc. Sa grand-mère morte depuis longtemps déjà, morte et enterrée. Grégoire se tenait paralysé à l’entrée du salon. Il aurait voulu crier, hurler, mais, comme dans ses rêves les plus atroces, il restait sans voix. Les quatre se lançaient les cartes et riaient sans lui prêter attention. Grégoire priait pour que sa mère se lève, le prenne dans ses bras, lui passe la main sur le front, dans les cheveux et lui glisse tout bas à l’oreille ; va te coucher, ce n’est qu’un mauvais rêve. Mais personne ne vint, personne n’entendit les joueurs bruyants dont les rires épais emplissaient la pièce. Il ne mesura jamais vraiment le temps qu’il passa à regarder cette scène, quelques minutes, des heures…
Au bout d’un moment, un des hommes se leva et s’approcha de la porte d’entrée. Sa grand-mère semblait protester, elle secoua la tête plusieurs fois et, comme désabusée, prit la bouteille de blanc en main… La porte s’ouvrit. L’homme fit un pas en arrière. Une ombre, une petite dame minuscule, voilée, vêtue de noir, se glissait sans un bruit, presque sans mouvement, dans l’appartement. Elle se déplaçait lentement et régulièrement. Grégoire était incapable du moindre geste et seule sa bouche s’ouvrit pour laisser échapper un cri muet. Il fut soulagé quand l’apparition sombre dépassa son corps inerte, le traversa presque, et disparut dans l’obscurité du couloir. Dans le salon, sa grand-mère le regardait fixement. Elle souleva un bras et désigna d’un doigt tordu par l’arthrite, au-delà de Grégoire, le couloir où l’apparition s’était évanouie. Il sentit tous ses muscles se relâcher, son corps trembla, ses jambes fléchirent, il hésita, regarda les quatre, concentrés sur lui maintenant, se tourna vers le gouffre béant… Les chambres, il pensa à ses parents, sa sœur, et s’élança à la poursuite de celle qu’il nomma pour la première fois, la petite dame en noir.

CCChhhhh, shllack… Un grand nombre de personnes descendent sur le quai. Grégoire parcourt des yeux la vingtaine de passagers assis. La petite dame en noir se tient droite, immobile. Un jeune homme entre, la fille qui l’accompagne reste sur le quai, attend le signal sonore pour lui glisser un je t’aime gêné. Les portes se referment au nez du garçon. Assommé, il pose les mains sur les vitres sales. Grégoire fixe la créature de cauchemar. Que faire ? Cette saloperie va encore se repaître d’une âme, il l’a vue à l’œuvre déjà, sangsue, forme noire collée au corps qui meurt, plongeant ses griffes au plus profond du défunt…
Tue-la
T’as qu’à la tuer
Le train démarre. Le jeune homme a un sourire béat. Le bruit des roues sur les rails reprend la litanie rythmée, les mots de Grégoire…
Tula, tula, tula, takalatuer,
takalatuer, tula, takalatuer, takalatuer…

Grégoire l’avait déjà tuée, la première nuit. Et ça n’avait servi à rien. Après s’être précipité dans la chambre de ses parents, pour vérifier, Il s’était rué dans l’autre, avait allumé la lumière. Aveuglé un instant, il aurait préféré le rester à jamais plutôt que de voir cette face de gargouille aux dents effilées se tourner brusquement vers lui. La chose était vautrée sur sa sœur, fondue en elle, tumeur noire, elle puisait quelque chose de vital en l’enfant, au plus profond. Grégoire hurla enfin… Noooonnnnn, NOOONN… Grimpa sur le lit, plongea sur la chose. Plus trace de petite dame, c’était un monstre qu’il étreignait, un monstre qui parut souffrir de l’assaut, se tordit un instant pour se décomposer, visqueuse mélasse inconsistante, cafard pieuvre, méduse d’encre… La chose éructa un cri strident, son corps gras enduit Grégoire, l’imprégna, dehors, dedans. Il sentit l’essence même de la créature assaillir son cœur, couvrir son cerveau d’une fange putride. Il sentit aussi des mains l’arracher à sa sœur. La pièce saturée de hurlements, ceux de Grégoire, ceux de sa mère, ceux de son père, de ses frères. Le monstre finissait de mourir dans Grégoire… On le cloua au sol et la dernière chose dont il se souvint de cette nuit maudite fut le terrifiant hurlement désespéré de sa mère qui embrassait le corps sans vie de sa fille.
Chaque nuit, durant les sept années qu’il passa en hôpital psychiatrique, et même ensuite quand on le confia à un foyer spécialisé en attente de sa majorité, chaque nuit, ce cri inhumain retentit dans sa tête. Durant ces sept années, il travailla chaque jour à consolider le mur qui contenait son secret.

Tula, tula, tula, takalatuer, takalatuer, tula, tula, tula, tula, tu…
Le train ralentit, Grégoire a puisé assez de forces pour s’avancer vers le monstre. Il tremble, tangue, secoué par les mouvements du train. Les gens le regardent, semblent se méfier, baissent les yeux. Grégoire avance encore, encore quelques mètres et il pourra détruire l’être maléfique. Il a détruit le mur, rouvert les portes de son esprit, toutes grandes, pour tout bien percevoir, prêt au combat. Les pensées froides des autres se bousculent dans sa tête. La petite dame en noir est fébrile, elle gesticule, s’ébroue, tremblote, secouée de spasmes réguliers. Il se retient à un siège pour ne pas tomber… CCChhhhh, shllack… Elle est de nouveau parfaitement immobile malgré l’arrêt brusque du train.
Qu’est-ce qu’il a ce mec ?
Cette pensée vient d’un homme un peu plus loin qui le regarde intrigué. Grégoire essaye de reprendre ses esprits, le temps s’allonge, il ne veut pas se laisser envahir par les pensées étrangères. Canaliser. Un frisson lui parcourt le dos. Il sent comme une présence dans son dos, se retourne. La petite dame en noir est derrière lui. Il se retourne encore. Elle est devant aussi. Elle n’est pas la seule. Elles sont plusieurs. Il avait toujours considéré cette chose comme une entité unique. Il comprend son erreur. Ces choses sont plusieurs, légion peut-être, un combat sans fin… Les portes se ferment, Grégoire est de nouveau paralysé. Dans son esprit mille pensées dansent, les siennes, les autres. Il doit réagir. Deux monstres. Deux morts. Quelque chose va arriver dans ce train. Ce n’est pas une mort simple comme celle de sa sœur, pas de crise cardiaque. Un déraillement peut-être. Il hésite, essaye de se concentrer dans le chaos des voix qui l’assaillent. Non, pas d’accident, pas assez de victimes. Deux dames en noir ; deux morts. Qu’est-ce qui pourrait provoquer deux morts ? Il réfléchit… Un tueur. Quelqu’un d’autre a un secret. Un tueur parmi les passagers. Il regarde autour de lui, scrute les visages. Tu dois trouver la cause. Oublie les monstres et élimine la cause du problème...
Trouve le tueur… Le rire de la petite fille retentit… Trouve le tueur, le bruit des roues reprend ses mots, trouve le tueur, trouve le tueur,
TROUVELETUEUR, TROUVELETUEUR, TROUVELETUEUR …
Quelqu’un a un secret, le secret, trouve le secret,
TROUVELESECRET, TROUVELESECRET, TROUVELESECRET …
Les petites dames en noir sont toutes deux immobiles, même attitude, jumelles funestes. Grégoire s’essuie le visage, trempé. Une vingtaine de personnes à sonder. Il se concentre, regarde les passagers dont les têtes bougent au diapason, au rythme des virages et des soubresauts du train. Trouver le secret. Sonder tous les esprits, un à un, de façon systématique, revenir au premier et trouver le tueur. Il se force à bouger les jambes, avance, retourne au début du wagon. Il se concentre sur le jeune homme entré à la station précédente. Il a conservé son sourire béat… Comment elle a pu me faire, ça ?? m’a bien eu… Je t’aime, elle a dit, je t’aime… Moi aussi j’voulais gueuler je t’aime, la prendre dans mes bras… Tourner, danser... J’peux même pas lui envoyer un texto… Putain ça passe pas, faut que j’descende…Elle m’a bien eu… Je l’aime bordel ! Elle m’aime… Elle m’a dit, je t’aime… Grégoire quitte l’esprit du jeune homme. Pas lui, trop de bonheur. Il passe sur la petite fille et son père. Ne pas perdre de temps. Il perçoit malgré tout la petite voix de l’enfant… Qu’est-ce qu’il a le monsieur, Papa ?… Plus loin, un gamin, walkman planté aux oreilles… Rien… tss ka tss ka tsskk… Sa race… Ça arrache… Du bruit… Face à lui, un costard cravate, les sourcils froncés, contrarié… J’y crois pas…Salope… Comment elle ose me parler… C’est injuste merde… Elle l’a pas méritée sa promo cette pétasse… Et maintenant elle me fait chier… En plus je suis en retard… Pas dormi… C’est sa faute… Pourquoi ils lui ont donné cette promo à cette chienne… C’est sûr que c’est pas avec ses pipes grotesques qu’elle l’a obtenue… Y va l’baisser l’son d’sa musique de merde ce ptit con… Pas grand-chose là non plus. Haine ordinaire. Grégoire avait fuit ses pouvoirs pour oublier ça, pour oublier que la plupart des gens pensent comme on graffite la porte de chiottes publics.

Allez ! continue ! Il jette un œil aux deux monstres. Rien n’a changé. Il avance. Une jeune fille est heureuse, un autre homme plein d’espoir, un autre prie. Grégoire avance encore, cherche de la colère sur les visages. Là ! il se concentre… Elle veut que j’économise… Elle va bouffer des pâtes tous les jours… Ouais ! ça sera nouilles, coquillettes, et une soupe au lait d’alphabets comme quand j’étais mômes… Bordel! Marre!… Largue la chieuse! Prends l’air ! J’respirerais plus au fond d’une poubelle… Et ce con qui s’cure le nez! Y veut mon doigt l’gros porc… J’devrais lui présenter ma femme… Non. Pas lui non plus… CCChhhhh, shllack… Le wagon se remplit encore. Trop d’esprits à parcourir. Il n’y arrivera jamais. Il regarde les gens entrer, se précipiter vers les sièges. Grégoire sent son esprit geler. Une autre. Nooon ! Il regarde plus loin. Encore une autre. Quatre. Elles sont quatre… Elles sont quatre. Il repense à l’accident. Oui ! Ça peut être ça ! Le train redémarre. Un accident. Je dois arrêter ça, faut que j’arrête le train. Les passagers s’inquiètent. Beaucoup le regardent maintenant. Ils ont peur. Grégoire est en sueur. Il tourne la tête dans tous les sens, aperçoit la poignée du système d’alarme. Arrêter le train. Tout stopper. Pas d’accident. Les roues chantent…
Tout stopper, tout stopper, toutstoppertoustopper…
Il se rue sur la poignée.
Qu’est-ce qu’y fout ? C’est un malade ce type…
Grégoire bouscule la jeune fille heureuse, l’homme qui prie, s’accroche à la poignée d’arrêt d’urgence, le train pile, les roues crissent, tous les corps s’accrochent, quelques-uns tombent sur d’autres. Des cris encore. Le cerveau de Grégoire explose. Il s’étale contre les portes. Quelqu’un l’écrase. Grégoire essaye de se redresser. Il cherche du regard les dames en noir. En aperçoit une, elle a levé son voile, elle lui sourit, découvre ses dents pointues…

Grégoire panique. Il sent une main se poser sur son épaule. Au moment où il tente de se retourner, il voit des ombres dehors. Des ombres. Pose ses mains à plat sur la vitre. Scrute l’extérieur. La main se fait pressante. Il voit les ombres, des dizaines d’ombres, une procession de petites dames en noir qui avance sur les rails, lentement. Grégoire hurle, tremble, quelqu’un tente de le maîtriser… L’homme qui priait serre son sac à dos contre sa poitrine les yeux dirigés au-delà du toit du wagon, au-delà du tunnel, vers le ciel. Grégoire pleure. Il entend l’homme prier encore, recommander son âme à Dieu, il ne perçoit rien d’autre. Pensée secrète. Impénétrable. Le fanatisme n’est pas tout à fait une pensée. La petite fille ne rira plus.

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Message  Sahkti Mar 28 Oct 2008 - 10:41

grieg a écrit:petite envie de réveiller des textes qui dorment sur mon ordi...
les vieux de VE, vous avez déjà lu, pas la peine de vous les refaire.
et du neuf? Non? :-)
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Message  kazar Mar 28 Oct 2008 - 10:58

Eh ben.
C'était long mais je l'ai pas senti passer.
En deux posts, tu m'as donné de la poésie, de la tendresse, du désenchantement, de la cruauté, du fantastique, de la terreur.

L'écriture est bonne (what else ?) donc, passons.
L'histoire est rondement menée, avec ce qu'il faut d'introspection, de description, d'action.
J'ai mbeaucoup aimé ton parti pris d'utiliser des images, des flashs, qui s'enchaînent comme les pensées des gens, de Grégoire.

Ca coule, c'est bon.
Je crois que je suis passé à côté du moment où la petite soeur subit la dame en noir : je sais pas porquoi.

Par contre (non, en revanche. Hein Island ? ;-) et c'est assez rare pour le signaler, la scène finale m'a donné la chair de poule. Véridique. La peur froide, sourde, ce truc qui m'a fait me dire "Non, c'est pas vrai, cours, fuis..."
Mais ça, tu l'as entendu, vrai ?

Très bon !
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Message  Invité Mar 28 Oct 2008 - 12:31

Ce qui m'épate dans ce texte c'est la façon dont à partir d'un évènement banal tu as su peu à peu faire monter la tension en y entraînant le lecteur qui suit bien volontiers, complètement immergé dans le récit, en phase avec le drame inéluctable qui se joue dans la tête de Grégoire. J'ai pris conscience en fin de lecture d'avoir retenu mon souffle, prise par l'intensité dramatique. Ouf !

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Message  pierre-henri Mar 28 Oct 2008 - 15:18

Joli travail.
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Message  Invité Mar 28 Oct 2008 - 16:29

J'ai adoré l'ensemble du texte mais ne comprends pas la fin : pourquoi le fait de tirer le signal d'alarme provoquerait-il un accident ?

Sinon, sacré cauchemar ! J'étais scotchée.

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Message  kazar Mar 28 Oct 2008 - 17:09

Mouvements de panique, dans un tunnel ?
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Message  Arielle Mer 29 Oct 2008 - 9:32

Le début m'a paru un peu lent puis la tension est montée, croissant jusqu'à l'inévitable explosion finale. Savoir n'est pas pouvoir! Grégoire en fait la douloureuse expérience.
Valait le coup d'être tiré des oubliettes celui-là!

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Message  bertrand-môgendre Jeu 30 Oct 2008 - 15:51

Déstabilisant.
L'obsession gagne en suspense dès lors que l'écriture hachée menue halète au rythme du souffle court de Grégoire.
Construction progressive d'un sentiment d'angoisse qui gagne du terrain jusqu'à atteindre son paroxysme peu évident à mettre en scène. L'exercice mérite toute mon approbation.

Je n'ai pas trouvé la clef pour comprendre la fin de l'histoire, mais ça n'a pas d'importance, car je n'ai pas envie de rencontrer cette dame en noire.
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Message  Invité Jeu 19 Jan 2012 - 21:15

De temps en temps, je me dis tiens, si on secouait le cocotier, ptêt que ce feignant se remettrait au boulot .... ?
Parce que du texte comme ça....
Plus, ça ferait pas de mal !

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Dame en noir Empty J'ai pris le train en route.

Message  ubikmagic Jeu 19 Jan 2012 - 23:12

Un beau style, économe, précis, efficace. Un sens du rythme, une progression crescendo, bref, rien à dire sur la forme.
Sur le fond, j'avoue n'avoir pas tout suivi et m'être pourtant laissé emporter. J'ai pris le train en route. Je suis piètre lecteur ce soir : trachéite, fièvre, etc. Mais il y a des ambiances si bien restituées ( cauchemar, paranoïa, visions ) qu'on ne peut qu'être séduit. Qu'est-ce qui est vrai, objectif, dans ce récit, et qu'est-qui procède de la projection ? Difficile de faire le tri, surtout quand le récit nous emporte avec une telle puissance. Bravo.

Ubik.
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