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Péroraison grabataire

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Peter Pan
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silene82
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Message  Invité Lun 20 Juil 2009 - 9:43

Silène, tu continues dans cette veine et je reste toute ouïe, complètement scotchée par la relation de tes réminiscences, culinaires et autres, tout autant.
Par ailleurs, j'ai beaucoup apprécié l'avertissement du début de ce nouveau passage avec l'image du puits (de souvenirs, de connaissance !) dans lequel on s'enfonce : "assis sur la margelle, j'ai saisi la corde à puiser; supportera-t-elle mon poids?"
Si tu es assis sur la margelle, moi je suis assise au coin du feu en hiver, sur un banc en été. J'écoute.

Note : dans la phrase " sans doute a-t-elle entendu énoncé par son grand-père l'aphorisme d'Escoffier,", il me semble que si l'on peut concevoir que l'emploi d'un participe passé est acceptable, on devrait correctement utiliser un infinitif : " sans doute a-t-elle entendu énoncer par son grand-père l'aphorisme d'Escoffier"

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Message  Invité Lun 20 Juil 2009 - 12:44

A mon avis, en mettant en incise, entre deux virgules, "énoncé par son grand-père", ce qui clarifie, la phrase n'est plus soupçonnable d'incorrection. Je pense que grammaticalement elle se tient très bien.

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Message  Invité Lun 20 Juil 2009 - 13:20

socque a écrit:A mon avis, en mettant en incise, entre deux virgules, "énoncé par son grand-père", ce qui clarifie, la phrase n'est plus soupçonnable d'incorrection. Je pense que grammaticalement elle se tient très bien.
Dans ce cas-là oui, tout à fait d'accord ; sinon non.
Tu prends note Silène ?

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Message  silene82 Lun 20 Juil 2009 - 13:47

Mesdames, ce n'est plus prendre note, c'est boire, c'est absorber chaque gouttelette, avec la componction et le sérieux qui seyent en semblable occasion. La rosée de vos remarques fait un agréable pendant au Pomerol dont Peter Pan a eu la délicatesse de me faire livrer quelques caisses, cadeau qu'il aurait pu, néanmoins, faire un peu plus discrètement car je suis, depuis, fortement sollicité.
Vous n'êtes d'ailleurs pas sans avoir remarqué que je suis souvent laxiste quant aux virgules: prodigue de phrases à tiroirs, bardées d'incises comme une iron maiden de clous, les miennes étant, je l'espère, plus aimables, je suis bien aise de bénéficier de votre oeil de milan.
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Message  silene82 Lun 20 Juil 2009 - 15:16

Scribe, transcris ce que je te dicte.
Elle repose à présent auprès de ses parents, dans ce petit cimetière auquel il ne manquerait pas grand chose pour être jovial, des allées fleuries, de l'herbe. Le provençal a mal négocié sa transition de la romanité au catholicisme. Tombé de Charon en caveau. Le romain disposait des monuments funéraires dans un beau parc: la parentèle y venait évoquer le défunt, libations à Bacchus et en-cas sur le mausolée à la clé. Coquines court vêtues peut-être même, pour un petit bonheur anthume des verts galants demeurés sous le soleil. On venait voir le mort, et on faisait promenade: double profit. L'assurance que les rites avaient été accomplis correctement donnait une grande sérénité aux survivants, et préparaient, somme toute, l'échéance personnelle. Le christianisme donne un coup fatal à cette souriante transition: eût-t-il suivi les rites, reçu onction et viatique, été messé à fortes doses, pour accélérer le transfert des appartements d'attente au domaine céleste, le chrétien catholique n'est jamais sûr de rien. De la vanité des ornements, sans doute. De l'efficacité des messes a posteriori et des bénéfices en découlant, guère. Aucun prêtre ne se hasarde plus depuis longtemps à garantir quoi que ce soit. Le Bon Dieu est souverain. On verra lors du jugement. Ceci expliquant peut-être cela: jusqu'à la résurrection des corps, point de credo du bréviaire, faisons profil bas et rase tombe. Mis à part quelques pointures, dont il ferait beau voir qu'elles soient refoulées à l'entrée, et qui se pavanent en de somptueux mausolées à baldaquins, convaincues que tout se négocie.
Le petit cimetière donc, en contrebas du vieux village, est un peu serré du cul: il fallait soit que les gens arrêtent de mourir, ce qu'ils se refusent avec insistance à faire, soit créer une nouvelle surface de stockage, en un autre lieu, solution évidemment retenue.
L'antique lieu d'ensevelissement, vieux de 5 siècles, n'est donc plus utilisé que par les plus anciennes familles qui y ont un caveau, sous réserve qu'il y ait de la place.
Mon caveau de famille, hélas n'est pas tout neuf
Vulgairement parlant il est plein comme un œuf...

Chère tatie
nous n'avons jamais parlé vraiment, car nous communiquions autrement, d'un sourire, d'une allusion. J'étais toujours émerveillé de l'acuité et la fulgurance de tes avis, venant de quelqu'un qui n'avait pas le temps de lire, à l'évidence, mais qui s'était constitué un capital considérable, sans cesse enrichi et vérifié, sur l'état du monde et la situation présente. Tu avais une mémoire incroyable, sautant à travers les années, prélevant un détail précis à telle époque, que tu mettais en regard d'un autre plus récent, pour en tirer une observation toujours intéressante et qui donnait à penser.
Quand à cette manière si peu intéressée de gérer ton bien, je pense qu'elle signifie principalement que tu as voulu perpétuer, contre vents et marées, et dans un monde où ces coutumes anciennes n'étaient plus de mise, un certain art de vivre français que tu as connu dans ta jeunesse, et qui te paraissait l'aboutissement d'une civilisation.
Je regrette à présent de ne pas t'avoir davantage interrogé: les enfants ont des préoccupations d'enfants, et le jeune homme pensait aux jupons. Néanmoins, quel trésor disparu! Quel témoignage précieux sur une époque, avec sa couleur, ceux qui la peuplaient, et plus encore la mise en perspective de toutes ces vies imbriquées; encore qu'il n'ait pas certain que tu eusses accepté de me dévider cette vaste fresque, car tu étais aussi élusive souvent, posant un mot, sans y ajouter de précision, laissant l'esprit de l'auditeur composer sa propre lecture de ce que tu livrais.
Je me souviens de ce que, porteuse et dépositaire de tout un héritage immatériel transgénérationnel, fait de coutumes réputées familiales, de la connaissance des filiations, même les plus obscures, des liens de parenté, même les plus ténus, tu te plaisais à me trouver des ressemblances avec nombre d'aïeux prestigieux, ce qui, sans nul doute, a contribué à m'étayer et incliné à une certaine exigence. Tu me voyais doté de certains des dons de ton père, notamment dans la créativité et l'habileté manuelle. J'eusse de beaucoup préféré avoir son coup d'œil de dessinateur hors pair, capable, comme les carnets de croquis que je finis par perdre après les avoir promenés de longues années, de saisir l'expression exacte, la malice dans l'œil, la rondeur de la hanche.
Au physique, je ressemblais à tel oncle obscur, et j'avais la barbe de tel cousin. Logique assez anglaise, qui s'appuie sur des précédents, dans la conviction que le présent est tout juste digne de s'efforcer de continuer le passé, en beaucoup moins bien évidemment.
Je regrette de ne pas avoir pu évoquer avec toi la fin d'un monde, notre civilisation occidentale, dont une certaine langue se meurt, et va disparaître: tu aurais eu des lumières sur ce sujet, à coup sûr.

Je te laisse jusqu'à une prochaine fois,
ton neveu, le porteur du nom du clan


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Message  Invité Lun 20 Juil 2009 - 15:30

Cynisme et tendresse.
J'aime bien la signature.

Un nouveau mot pour moi, dont la logique me plaît : anthume

Et une 'tite faute : "encore qu'il n'ait pas certain "

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Message  Invité Lun 20 Juil 2009 - 15:53

Oui, beaucoup de douceur sous l'âpreté ! J'ai aimé.

"eût-il (et non "eût-t-il", le "t" de liaison étant à l'évidence inutile) suivi les rites"
"Quant à cette manière"
"Je regrette à présent de ne pas t'avoir davantage interrogée"
"encore qu'il ne soit (ou : "qu'il n'est" ; je pense que "encore que" est suivi du subjonctif, mais à vrai dire je ne suis pas sûre que ce soit obligatoire) pas certain"
"tout un héritage immatériel transgénérationnel" : c'est correct, bien sûr, mais je trouve la formule hideuse

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Message  Invité Lun 20 Juil 2009 - 18:25

socque a écrit: "encore qu'il ne soit (ou : "qu'il n'est" ; je pense que "encore que" est suivi du subjonctif, mais à vrai dire je ne suis pas sûre que ce soit obligatoire) pas certain"
je me suis également posé la question, le subjonctif vient assez spontanément à l'esprit mais je ne crois pas non plus qu'il se justifie absolument. Bref, dans le doute j'ai choisi la facilité qui consiste à ne faire qu'indiquer l'erreur ...

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Message  silene82 Mar 21 Juil 2009 - 8:50

Il serait bien injuste que mon cher oncle demeurât dans l'ombre et sans évocation, alors que je lui dois bien des joies qui, dans ma pauvre existence d'enfant vivant une forme mineure d'abandonnisme, comme je deviendrai, beaucoup plus tard, capable de la diagnostiquer, ont sans doute contribué à me maintenir à peu près à flot, faisant eau certes, mais ne coulant pas totalement.
Personnage flamboyant et flambeur, c'était un véritable gentilhomme du midi, jusqu'à son patronyme qui suggérait une noblesse, au moins de terroir.
Toujours vêtu comme un prince, avec une recherche méticuleuse, de vêtements parfaitement coupés, évidemment réalisés sur mesure, de chemises de chemisier, cousues main, sa haute taille et son profil de médaille lui donnaient l'allure et la prestance d'un hidalgo, car il était trop imposant de carrure pour pouvoir être un prince romain. Tête superbe disais-je, qui eût mérité amplement d'être sculptée et peinte. Un nez imposant, qui ne déparait aucunement: il n'est pas demandé à l'homme d'être beau, mais d'avoir de l'allure; et il jouissait des deux. Une assez grande ressemblance avec Michel Piccoli, et quelque chose en même temps de Pierre Arditi dans le regard, qu'il avait très beau, et rieur. Séducteur impénitent, comme à son corps défendant: ce n'est pas qu'il cherchât, mais on lui faisait de continuelles avances.
Il connaissait bien Pagnol, qui, de sa propriété, venait fréquemment déjeuner chez lui avec sa jeune épouse. Pagnol avait à trois ans près l'âge de ma grand-mère, sa belle-mère; mais c'était des temps où les hommes se mariaient tard, et il avait une bonne dizaines d'années de plus que ma tante, donc devait avoir quinze ans de moins que Pagnol, qui, au faîte de sa gloire, ayant fait fortune depuis des décennies, n'aspirait à rien d'autre qu'une brave conversation en provençal, que tous deux parlaient magnifiquement, mon oncle soulignant souvent que pour tout ce qui touche à la langue de la terre, des bois, de la chasse, de la pêche, et l'environnement méditerranéen en général, le français était si défaillant et si pauvre qu'il valait mieux ne pas l'utiliser.
Il leur arrivait de chasser ensemble, dans les bois infinis d'un richissime marquis qui les y priait, chassant comme on chasse en Provence quand on a du bien: on ne dédaignera pas le faisan ou la bécasse, mais le vrai plaisir de la chasse, c'est cette promenade potentiellement mortifère, avec les chiens, où l'on se dépense, et l'on partage des choses de l'intime, car le moment y est propice. On déjeune sur une pierre de l'en-cas qu'on a apporté, on grille la côtelette, et le vin bu dans ce décor a un goût de nectar. Quelques femmes, parfois, sont admises, après grandes hésitations, quand elles sont meilleurs fusils que les hommes; encore faut-il qu'elles soient plébiscitées, ce qui n'est jamais ni aisé ni acquis, quelque chose des comportements de l'enfance demeurant dans ces grands garçons qui jouent à l'homme de Cro-Magnon.
Issu d'une des plus anciennes familles du lieu, riches de terres agricoles que le miracle touristique transformera en pluie d'or, il avait cette simplicité amène des grands seigneurs, que l'on observe souvent en Italie, où de hauts personnages connaissent parfaitement le plus petit et obscur habitant de la cité. Pour ce qui était des vieilles familles, au sens de l'ancienneté de leur installation, sans connotation de fortune, il connaissait tout le monde, blaguait dix minutes en provençal avec le balayeur municipal, avec qui il avait été à l'école, et qu'il estimait beaucoup car en matière de pêche à la mouche c'était -et il parlait en connaisseur et passionné- un véritable artiste.
Le brassage social était effectif en ces temps, à l'école d'abord -c'était, à la base, un fils de petits maraîchers qui avaient prospéré, mais il avait usé ses fonds de culotte sur les mêmes bancs que ceux qu'il rencontrait quotidiennement. S'y rajoutait la conscription, donc le service militaire, épreuve initiatique, qui, pour les moins délurés, permettait au moins le déniaisage. Je ne pense pas qu'en ces temps où les maisons de dames abondaient, dans une région considérée comme particulièrement sensuelle, il ait eu besoin de cet expédient, somme toute dérisoire. Mais le rite de passage que cette classe d'âge vivait cimentait des liens forts, qui perduraient la vie entière.
Brassage social disais-je: j'ai bien connu, de vue au moins, un petit bonhomme sec, le mégot de gitane maïs toujours éteint au coin de la lèvre, cassé en deux, suite à des problèmes de colonne vertébrale. Il avait travaillé pour mon grand-père en qualité de plongeur à une époque, vraisemblablement juste après guerre, 46 ou 47. Surnommé la Daube, car, paraît-il, il interpellait ordinairement les gens en leur demandant « ça va la daube »? manière inhabituelle de s'enquérir si tout va bien. Illettré, pour ce qui m'en a été rapporté, à ne pas pouvoir lire les gros titres du journal. Cet homme a donc un fils unique, qu'il élève comme la prunelle de ses yeux, et qui très tôt montre des dispositions remarquables, à tel point que ses maîtres successifs, puisque c'était le terme qui désignait les instituteurs, supplient son père de le laisser étudier. Dans des milieux humbles, il allait de soi qu'on entrait en apprentissage dès que possible, sauf dons hors du commun, détectés et appuyés par le corps enseignant. C'est là que la République jouait encore un rôle de rééquilibrage des grandes injustices sociales, période qui à mon sens prend fin aux années Mitterand, où nous voyons les derniers ministres d'origine authentiquement prolétarienne. Le jeune homme étudie brillamment, passe son bac littéraire avec mention très bien en philo-latin-grec, pousse au-delà, entre aux Langues-O, s'y diplôme sans coup férir, et devient un de nos plus éminents savants quant aux civilisations antiques, dont Sumer dont il devient un des spécialistes reconnu mondialement, invité à des colloques à Oxford, Harvard, Tokyo, et autres prestigieux lieux de savoir.
Il parlait donc à l'un et à l'autre avec l'allure et l'aisance d'un condottière visitant ses sujets; son aura était telle qu'on voyait les gens s'éclairer quand il leur parlait: un mot pour chacun, des épisodes plus soutenus avec les connaissances plus établies, ses visites en ville, où il allait acheter les produits frais, faisait penser à la descente du sultan parmi ses sujets: on sollicitait son avis; des mères lui demandaient une recommandation pour leur grand fils. Des retraités venaient, l'air soucieux, lui demander ce qu'il fallait voter. Son père avait été maire de la partie côtière, et nombre de gens le suppliaient de se présenter aux élections, souhait qu'il repoussait fermement, conscient que ce type de hochet lui vaudrait plus d'ennuis que de joies, et plus d'ennemis que de supporters. Tout en lui volant du temps sur la chasse et la pêche, qu'il adorait littéralement.
Disposant d'une fortune personnelle qu'il mettait périodiquement à disposition de la communauté, quand le mécénat de ma tante amenait -mais il est vrai que ce ne fut que sur le tard- de trop grands désagréments pour qu'un coup de gouvernail, sous la forme d'une injection de subsides ne s'avérât nécessaire, il pouvait se permettre une distance avec les prosaïques réalités de l'existence, et tenir un rôle de gentleman innkeeper, entretenant ses hôtes-clients assis au bar d'anecdotes innombrables.
Il va sans dire que dans les familles possédant du bien, le douaire des filles leur appartient en propre, et qu'un accord s'établit sur les modalités économiques de la gestion du patrimoine, que les parties définissent de leur plein gré, n'étant en rien assujetties l'une à l'autre, et surtout pas économiquement: base d'une union librement consentie.
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Message  silene82 Mar 21 Juil 2009 - 9:00

Mon oncle était très ami et très proche de son beau-père; selon mon évaluation, ils n'avaient qu'une dizaine d'années de différence. L'union de mon oncle et ma tante me fait penser à certains mariages princiers, où l'on s'efforce de faire coïncider les contingences, c'est-à-dire la faisabilité objective, avec le goût personnel. Le mariage d'Elisabeth II, toutes proportions gardées, m'y fait songer: il n'y a pas infinité de prétendants possibles, et il faut de surcroît que le consort futur soit, si possible, regardable, et point trop vérolé et goutteux: nous ne sommes plus dans l'Espagne de Goya.
La comparaison n'est d'ailleurs pas si fortuite, car mon oncle avait quelque chose de la prestance du Duc d'Edimburg.
Gendre et beau-père chassaient de concert, voyageaient ensemble, les longues périodes de fermeture étant propices à des échappées, Sologne, Gers, terroirs de chasse, de pêche, et de fine gueule; ils s'entendaient merveilleusement, et j'entends encore mon père expliquer que mon oncle, au décès de mon grand-père, le pleura comme un père.
Une partie conséquente de la clientèle était liée au milieu des courses, autre de ses danseuses: l'hiver, l'hippodrome tournait à plein, le soleil provençal attirant entraîneurs et jockeys. Bon nombre d'entraîneurs de renom prenaient pension à l'hôtel, pour l'excellence de la chère et la truculence de l'hôte. Pas, de tout sûr, pour le confort des chambres.
Les soirs de victoire se fêtaient, évidemment, dans une débauche de champagne, qui équilibrait la rentabilité aléatoire des comestibles. C'était le leitmotiv de mon père que chez sa sœur, l'entreprise perdait sur le repas mais se rattrapait sur la bouteille.
Voire. Je fus toujours surpris, dès que je fus en âge d'apprécier le jus de la treille, de l'indigence de la carte des vins. Quelques petits cépages locaux, tout à fait ordinaires; quelques appellations régionales, une par région, et guère plus; encore n'était-il pas sûr qu'elles existassent réellement. Alors que le vin judicieusement acheté et stocké peut rapporter de grosses sommes, il semble qu'il n'aient eu ni l'un ni l'autre la fibre sommelière, bien qu'une fort belle et grande cave existât sous l'hôtel.
Mystère que je n'ai jamais pleinement élucidé.

Oncle, cher oncle de ma jeunesse et mes années délirantes,
je crois que je conserverai toujours en mémoire cet œil amusé de celui qui a beaucoup vécu, et qui regarde, bienveillant, ce que le petit rejeton de son beau-frère, petit-fils de son grand ami si doué pour les arts, fait de sa vie. Enthousiaste lors des réussites éclatantes, dont le lustre rejaillissait sur toute la famille, indulgent lors des maladroites manifestations d'autonomie qui suscitaient des métamorphoses vestimentaires peu orthodoxes, et pour le moins surprenantes aux yeux d'un gentleman toujours vêtu, même en négligé, avec une élégance rare, tu savais qu'il faut que jeunesse se passe, qu'il n'y a pas mort d'homme dans les aspirations à l'originalité personnelle du petit d'homme, qu'il faut lui laisser trouver sa voie, en ayant l'habileté, voyant ses capacités, de l'y diriger imperceptiblement, sans qu'il ait même conscience de cela, vers ce que la vieille sagesse éprouvée ressent comme un possible champ d'application de ses talents. Ton respect des places faisait que jamais tu ne serais intervenu dans des choix familiaux qui me concernaient, et c'est somme toute heureux, car des conflits de ce type n'auraient que davantage compliqué des situations déjà bien assez confuses.
Allez, je le confesse, je t'ai quelquefois rêvé comme père, voyant le rang prodigieux de mon cousin, qui pourvu de tout, jusqu'à l'excès, ne désirait rien, n'entreprenait rien, et ne faisait rien. Vivait-il même seulement? Il est donc bien clair que la nudité shaker dans laquelle j'ai été élevé m'a donné soif, non de possessions, dont je me contrefiche, mais de savoir.
Mais qu'il était joli ce jeu que tu me jouais, enfant, quand tu feignais d'avoir oublié tes cigarettes, pour que je te supplie de me laisser aller t'en acheter, sachant que tu m'abandonnerais la monnaie, ce qui, pour un enfant totalement dépourvu du moindre revenu, l'argent de poche n'entrant pas dans l'idéologie amish, ou shaker, était un don du ciel. Je n'ai pas de peine à imaginer, rétrospectivement, les innombrables paquets inutiles dont tu as prétendu être à court. Tu parles, alors qu'à l'hôtel un tiroir entier regorgeait de toutes les variétés, à destination des clients, à telle enseigne que devenu fumeur, plus tard, je savais, les soirs de dèche, qu'il me suffisait de passer te voir pour repartir équipé et pourvu pour quelque temps.
Tu ne te répandais pas en paroles oiseuses, quant aux sentiments: vrai gentilhomme provençal, la parole était pour toi un art, l'éloquence et l'art oratoire étant parés d'un grand prestige dans notre monde de peuples du bord de mer, ensemencés par les Grecs, dès les temps les plus anciens: regardant, de ta table, à l'entrée de la salle, par les immenses fenêtres grandes ouvertes à l'improbable brise, dans l'air brûlant de juillet, droit devant soi, nous avions à notre gauche l'antique Nikaïa, et à notre droite Antipolis. Comment le discours n'eût-il pas été un art majeur chez nous? Nous n'aimons les politiques que s'ils sont tribuns, et, orateurs inspirés, nous leur pardonnons tout, népotisme, qui est un fait culturel chez nous, passe-droits, avec l'indulgence du public ravi de la performance d'un bon acteur.
Mais pour ce qui touche au cœur, motus. Pudeur totale. Comme le rappelle tonton Georges, « mettre en plein soleil son cœur ou son cul c'est pareil ». Certes, un Sétois ne sera jamais tout à fait aussi bien que nous, qui portons un antique orgueil, comme nos cousins corses; mais là, il parle juste.
Un simple regard nous suffisait. Trois mots. Petit, tu m'as fait bien plaisir. La puissance d'évocation de sa voix, que je réentends me complimenter, me donne des frissons, et la chair de poule: je ne suis pas un olfactif, comme Marcel Schwob l'était, mais un auditif. La première fois que j'entendis la voix de Satchmo, sur le petit Grundig à bande de mon père, grasseyer « Why don't you rock my soul » avec les répons « bosom of Abraham » j'eus comme une petite attaque, de l'excès d'émotion.
Fais honneur à ton nom: tout son enseignement tenait là, et ma foi, je me rends compte, après un assez long parcours, que j'ai plus été marqué par ces 5 mots que par les interminables interdits d'obédience sinon shaker, du moins baptist. Dans lesquels je fus ondoyé comme si j'eusse été amphibie.
L'ordre des choses est ce qu'il est: tu avais un fils, j'avais un père. Mais quand nous le pouvions, nous étions ensemble. Que trouvais-tu, dis, tonton, chez cette grenouille grimaçante, myope déjà peut-être avant que de naître, lent à se développer physiquement, pourvu d'un appareil dentaire de ces temps barbares, qui faisait baver comme un dogue son grotesque porteur? Dis, que détectais-tu, toi? Discernais-tu quelque chose en germe? J'étais un puits de science, bien obligé, n'ayant d'amis autres que mes livres. Woody Allen au physique, ayant lu tout Zola à 10 ans. Voyais-tu quelque chose poindre en ce petit monstre, si naïf et avide d'affectivité, quel que fût le vecteur par laquelle elle passait? Ma première canne à pêche....mon premier arc....ma première carabine....mon premier couteau....que de cadeaux à la symbolique puissante, qui marquent un lien et un passage. Et ce calibre 12 de braconnier, à canons sciés juxtaposés, dont nul ne connaissait l'existence, et que tu m'avais donné? Et ces pseudos travaux que tu commanditais, dans les années de dèche, bien plus tard, pour pouvoir me donner de l'argent sans m'offenser?
Tu vois, les larmes coulent, et c'est ta faute. Quand je pense à toi, c'est une vraie douleur de ne pas pouvoir, maintenant, parler dans la pénombre de petites choses, maintenant que j'ai jeté mon feu, que j'ai conquis un domaine. Je souris à travers mes larmes, car tu étais en extase de mes petits paysans, tes petits neveux, renouant avec ta fibre terrienne, qui te racontaient en riant aux éclats l'abattage des volailles, les canards décapités tentant de voler. La photo où le premier né, dressé sur la pointe des pieds, levait un coq fraîchement tué plus haut que lui. Eux qui ont un culte pour toi, alors qu'ils t'ont si peu connu, parce que tu leur avait offert une pistolet de tir de compétition.
Je ressentais chez toi la même chaude tendresse bienveillante que celle de ma grand-mère: que voyiez-vous chez moi, Boun Diou? Vous auriez dû m'en faire part, j'aurais gagné du temps.

Adessias, mon cher oncle, tu es bien vivant en moi, tu le vois. Je reviendrai te parler, vaï.




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Message  Invité Mar 21 Juil 2009 - 9:01

Transition peu claire entre le spécialiste en Langues O et le retour à l'oncle.
Beau portrait. On l'imagine bien ce bel homme.

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Message  Invité Mar 21 Juil 2009 - 9:02

La suite après

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Message  silene82 Mar 21 Juil 2009 - 9:02

Madountesian! Mais vous tirez plus vire que votre ombre!
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Message  Invité Mar 21 Juil 2009 - 9:25

C'est superbe, fort intelligent et émouvant ! J'applaudis.

Mes remarques, hein, quand même :
“il avait une bonne dizaine (et non “dizaines”) d'années de plus que ma tante”.
”Il parlait donc à l'un et à l'autre” : je trouve qu’il n’est pas clair à qui renvoie ce “il” ; pas le père illettré, pas le fils savant, le hobereau provençal sans doute… plus loin, la lecture laisse penser qu’on est déjà revenu à l’oncle, mais vraiment ce n’est pas net. En fait, en relisant, je me rends compte que le “marquis” n’a sans doute été que fugitivement mentionné ; mais, avec la seule reprise du “il”, on ne sait pas quand vous vous remettez à parler de l’oncle.
“son aura était telle qu'on voyait les gens s'éclairer quand il leur parlait: un mot pour chacun, des épisodes plus soutenus avec les connaissances plus établies, ses visites en ville, où il allait acheter les produits frais, faisaient penser à la descente du sultan” : pour moi, la seule séparation d’une virgule avant “ses visites” est trop faible ; on parle toujours de la même chose, mais j’ai l’impression de trop d’éléments énumérés à la file. La mention des visites me paraît une synthèse des indications juste avant, le mot pour chacun et les épisodes plus soutenus ; synthétisant les éléments précédents, je trouve qu’elle ne devrait pas être faite sur le même plan qu’eux.
“La puissance d'évocation de sa (ta?)(/b] voix”
“tout son [b](ton)
enseignement tenait là”
“parce que tu leur avais offert un (et non “une”) pistolet”

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Message  Invité Mar 21 Juil 2009 - 10:25

Je rajoute : émouvant. Oh la la ! Dommage qu'il ne puisse en prendre connaissance.

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Message  silene82 Mar 21 Juil 2009 - 13:20

Merci les dames -je n'aurais pas la désinvolture de dire les filles- pour les corrections, que j'applique immédiatement, et l'accueil que vous faites à ces récits. Si des choses aussi intimes étaient mal reçues, je cesserais d'en écrire immédiatement, je crois, ne supportant pas que ce partage soit dédaigné.
Vous verrez que je finirai par écrire à peu près proprement.
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Message  silene82 Mer 22 Juil 2009 - 10:36

Tu as voulu descendre dans le puits, maintenant, assume.
J'occupe mes jours et mes nuits à gésir sur mon lit anti-escarres, avec la sollicitude professionnelle des aides qui viennent pallier mon incapacité -quelle humiliation, au début, quelle horreur-. Puis au fil du temps un détachement qui est apparu, de considérer cette carcasse comme un morceau de bois, ni plus ni moins, et que les professionnelles qui en assurent l'entretien le font de la même façon qu'un employé de tri sélectif dans une déchetterie: gants, masque, pinces, désinfectants. Manipulations simplifiées par la potence articulée et démultipliée. J'ai maigri passablement, les muscles ont fondu, quoi d'étonnant, et de toutes manières je ne vois aucun avantage à manger comme j'y étais accoutumé, puisque le restant de vie qui m'habite -ah, le lapsus, ma bite, non, elle, elle n'a plus vie, ma bite-, semble réduit à un filet. Bizarre d'ailleurs, que la paraplégie agisse sur les corps caverneux. Mais c'est un fait, quand la miss, avec ses beaux nénés, lave ce ridicule chiffon flasque, il est manifeste et consternant que, y porterait-elle sa jolie bouche, en tournant savamment sept fois sa langue autour, tout en me regardant dans les yeux, nulle réaction, fût-elle simple frémissement, ne manifesterait un quelconque émoi. Et dire que je bandais, -du temps que-, de l'odeur que le parfum d'une belle femelle laisse entrevoir de draps poisseux et odoriférants, après la joute, quand l'une naviguait, belle gabarre aux flancs mafflus, dans la rue devant moi. Balançant sa croupe d'un hémisphère à l 'autre, rotondités splendides où la main s'épanouit, s'étale, investit, palpe, fesse gentiment, ou plus fort, c'est selon.
Cette fois d'ailleurs où, tombant assoupi des 40 heures de conduite à moto, retour du Maroc, je m'étais réveillé contre une calandre, un peu fracturé, la petite infirmière de l'hôpital d'Alicante avec sa mine de sainte nitouche, tout droit sortie de Bunuel, -ses dessous cartonnés, dignes de l'Infante d'Espagne qu'il fallait bien que Louis le Grand arrosât, acte de bravoure pour lequel il lui sera beaucoup pardonné-, transparaissant opaques dans la transperçante lumière du matin, elle était obligée de prendre un air pincé, elle, avec ce témoignage de jeunesse insolente dans la main, quand elle me débarbouillait. Muy macho eres, tu en as, murmurait-elle, comme pour elle, passant aux génitoires, d'un geste que tout observateur soupçonneux n'eût pu qualifier autrement que de professionnel. Quel effet puissant, cependant, que cette caresse médicalisée, qui n'aurait pu être supplantée, au pinacle de mes fantasmes onanistes, que par la même infirmière espagnole, mais à cornette, le cadre étant un couvent hospitalier, comme l'Espagne, vivier d'ascètes hallucinés, en regorge.
Je me souviens.
La grande belge blonde, élancée et typée, qui faisait saliver l'enclos de mâles en repos, essentiellement de race nordiste, flamingants pour beaucoup. Bedaines bruegheliennes, on mangeait bien chez mon père, rien à voir avec tatie, une cuisine moins raffinée, mais goûteuse, et surtout, roborative, ciblée en direction du segment visé. Les familles de classe moyenne, venant de l'Europe aisée de ces temps-là, Suisse, Belgique principalement, Angleterre. Quelques Français, épars.
Les mâles à l'étable de repos se souvenaient du temps qu'ils étaient encore taureaux, avant que les libations à la cervoise et le gavage répété ne les castrassent de manière quasi irréversible: pour monter, vibrante et raide, la tige a besoin de frugalité, d'oligo-éléments, vocable prétentieux pour désigner des aliments non frelatés et qui n'ont pas passé plus de temps en chambre froide que sur l'arbre, et d'eau fraîche.
L'alcool est utile pour les cérémonies bachiques -les bacchanales, soit- où la levée des inhibitions qu'il amène autorise mille fantaisies, au cours desquelles les dames les plus policées peuvent trousser leur jupe, se courber complaisamment et offrir à qui le souhaite une exploration de leurs orifices interhémisphériques, dont l'habituellement moins mis à contribution bouton de rose. A ce titre, louons l'alcool, qui n'est hélas que rarement consommé dans le cadre du festin, où les coupes à boire circulent, où l'on dédie les libations à des divinités précises, en en attendant un signe, et une inspiration.
Les bœufs flamands empâtés de trop de gueuze -hélas, pas celles qu'il eût fallu, et qui les eussent affinés-, meuglaient tristement devant la belle et jeune génisse qui trottinait, poitrine en bouclier et cul cambré, d'un bout à l'autre du jardin. Leur regard revenait sur leur mie, qui ne méritait jamais autant le vocable, puisqu'elle était leur miroir. Avachie, c'est logique, la pathétique débâcle des pas très belles jeunes, mais qui avaient la jeunesse alors, délitées en franchement peu comestibles, passées les bourrasques des lardons, amenant un effondrement généralisé des chairs. La bière a aussi son mot à dire, souveraine pour un allaitement triomphal dans un premier temps, puis se vengeant par une hypertrophie pendouillante des mêmes avantages qui hypnotisaient le couillu, alors jeune papa.
La frétillante génisse, de son œil expérimenté de femme en devenir, avait scanné le potentiel reproducteur du cheptel, y avait adjoint les variables agrément de l'œil et joie de la zigounette, et la roue de la fortune m'avait désigné, faute, confessons-le, d'autre prétendant crédible. Il y avait bien son frère, mais outre que l'inceste, pour être pratiqué, demande infiniment moins de préparatifs que d'autres tentatives, l'unité de lieu étant, en général, présente, cette éventualité ne pouvait guère la retenir, l'individu en question étant d'un modèle assez inachevé, malingre et assez peu attirant.
Je plastronne à présent, car m'étant astreint, désespéré de mon physique, à des exercices à visées musculatoires, j'en voyais les fruits; la natation quotidienne m'avait allongé, j'avais une musculature fine et longue, je commençais à me supporter.
Les filles ont sans doute peine à imaginer la sottise sans bornes du couillu tourmenté par la montée de sa sève, dont les soutirages quotidiens, jusqu'à cinq fois -pollution moindre, nourriture saine, été brûlant, donc nuits d'insommie- ne suffisaient pas à éteindre la plainte. Je fus convaincu d'avoir séduit la mignonne, ce qui ne me semblait pas mince exploit. Elle joua splendidement le jeu, me suggérant dès le premier baiser -ouah, le corps d'une fille contre moi, chaude, frémissante, ses seins palpitant contre mon torse, moi qui était dans une telle déprivation sensorielle que j'avais du mal à embrasser mes géniteurs- un rendez-vous pour la nuit même.
Sublime. La nuit du midi, peuplée de sons et de senteurs. Nous sommes sur la petite terrasse qui domine la piscine. Elle se couche sur moi. M'embrasse dans le cou, en me murmurant de petites choses de fille. C'est d'une sensualité extraordinaire, une véritable révélation. Mon environnement familial, l'idéologie dans laquelle j'ai été formaté traque le péché comme au cours d'une battue: il s'agit de le débusquer, et de faire terre brûlée autour, pour surveiller ses repousses, après qu'il ait été décapité. Car, codicille à la connaissance des masques souriants du tentateur, on le croit mort, il n'est que temporairement affaibli, et rassemble en fait ses forces pour jaillir, c'est le cas de la dire, comme un diable hors de sa boîte.
Toute sensualité est par conséquent proscrite, sauf, évidemment, dans le cadre conjugal, mais comme il est du domaine privé, ce n'est même pas évoqué. J'ai 15 ans, il est peu probable que je convole incessamment. J'ai donc de longues années de pignole -qu'il est expressif, notre mot méridional pour désigner la collecte du lait d'orge- en perspective, si je reste dans la foi. Il est vrai que les flammes des tourments infernaux me roussissent déjà le poil, puisque depuis plus d'une année je refuse catégoriquement d'aller au temple, pourtant couronné d'inscriptions édifiantes et dont la méditation ferait le plus grand bien à mon âme. Je vole avec un talent consommé de petit pickpocket roumain les revues cochonnes de l'arrière-boutique du marchand de journaux, remplies de photos stupéfiantes où des femmes de l'âge de nos mères dévoilent, sous une lumière chirurgicale, l'entrée de l'antre aux plaisirs, du moins tels que nous l'imaginons. Nous sommes une petite bande de puceaux boutonneux, dans ces débuts d'année 70, où la libération sexuelle fait brûler les sous-tifs peut-être, mais pas dans la cour de notre lycée.
Myriam. Elle veut jouer, ma grande pouliche belge. Regardant tout cela vicariously, en esprit, je me trouve bien chanceux d'avoir eu ce bonheur à ce moment, qui m'a étayé pour longtemps, de cette certitude inébranlable: une femme belle, et désirée, et convoitée, ni borgne, ni pied-bot, ni débile, s'était offerte à moi, avec l'admirable impudeur d'une fille qui se donne. Et qui chuchotte, « il faut que tu sois très doux, je suis vierge »
Vivant plus dans ma tête, en ces temps, que dans ma queue, je trempai certes la gaule en son lac onctueux, non sans quelque étonnement et déception quant aux sensations, infiniment moins sublimes que celles que j'imaginais. A dire le vrai, mon cinéma fanstasmatique, aidé de ma mimine, me transportait beaucoup plus. Pour être tout à fait honnête, j'accomplis le devoir conjugal, car elle se proclamait déjà épouse, avec constance et sérieux, mais sans enthousiasme particulier.
Et dès que, larmoyante éplorée, elle se fut retournée en sa liégeoise résidence, je m'empressai, tout revigoré et raffermi dans mon estime de moi par ce trophée, de démarrer un flirt avec une pièce nettement plus prestigieuse, sous les espèces d'une jeune anglaise, ravissante comme elles peuvent l'être, et l'en informer sans délai, ce qui dénotait évidemment une pratique assez novice de ce genre de situation, quand il eût été si simple de garder un fer au feu, ou une poire pour la soif, l'année suivante. Il va sans dire que la famille ne revint jamais. J'appris ainsi à cette occasion que j'aimais assez brûler mes vaisseaux, et me contraindre à courir en avant.
Et cloué comme je le suis à présent, je souris en me disant qu'elle fût immanquablement devenue le clone de sa mère, lourde wallone -quoique le patronyme fût flamand- boursouflée, qui, je n'en doute pas, fut fraîche à 20 ans, sinon, qui l'eût épousée?
Note, scribe, elle mérite quelques mots.

Salut à toi, Myriam, par delà ces années,
je ne sais ce qu'il en est de toi, mais, comme nous l'affirme notre chantre gaulois, un de ceux qui retranscrivent au mieux un certain modus pensandi qui nous est propre, à nous Français, jamais de la vie on ne l'oubliera, la première fille qu'on a prise dans ses bras.
Petite -quoique tu fusses plus grande que moi, mais je n'avais que 15 ans, et toi 18-, tu m'as fait beaucoup de bien, tu sais. D'ailleurs tu le sais. Tu savais si bien m'écouter bouche bée quand je pérorais, comme le petit frustré que je n'ai jamais cessé d'être, convaincu qu'il lui faut déballer le camion pour être sinon aimé, du moins accepté.
Savais-tu que ça ne durerait que ces quelques jours? Et est-ce pour cela que tu as été au bout des choses, ne gardant rien en réserve, et m'offrant tout? J'ai peur maintenant de t'avoir blessée, et que le silence dans lequel tu es restée après que je claironne que j'en avais capturé une autre n'ait rien été d'autre que celui de ta tristesse.
Pardonne au petit imbécile. Je te sais bonne. Repense au petit monstre, capable de scènes si tu avais l'outrecuidance de parler à d'autres qu'à Sa Seigneurie. Crois-tu, ma chérie, et j'emploie ce mot pour te signifier ma tendresse, et que je chéris ton souvenir, que la vie avec moi aurait été heureuse? A la condition que tu acceptes d'être en même temps ma mère, ma sœur, ma confidente, ma maîtresse, mon souffre-douleur -eh oui, tu le sais bien, ça, ma grande-, celle qui serait venue me récupérer de sombres nuits de pochtronnerie et de défonce. J'anticipe, bien sûr, je n'en étais pas encore adepte, et tu devais croire, -car il est bien possible que tu aies été amoureuse, au moins de l'idée de m'aimer-, que l'amour transcende tout, transforme tout, ciel de lit à baldaquin, angelots aux quatre coins, et mandolines suaves.
Garde, je te prie, le peu de bon et joli que tu as vu de moi. Peut-être le morceau de guitare que j'avais composé pour toi, et dont la pauvreté me faisait ricaner déjà l'année suivante. La femme qui aime ne regarde pas à la valeur du cadeau, mais à ce qu'il veut dire.
Nous pourrions parfaitement être amis, ma belle. Je suis bien sûr que tu n'es pas entrée dans un quelconque béguinage, où, sous une guimpe de dentelle, tu cultiverais tulipes et pivoines. Tu étais trop sensuelle et ardente pour cela.
J'espère que la vie t'as comblée, et que tu repenses à moi, dans la brume de nos souvenirs voilés, comme un moment fort et puissant, qui t'as fait battre le cœur.

Tu auras toujours une place privilégiée dans mes écrins secrets, ceux où je garde les jolies choses, que je ressors en suisse, pour les contempler tout seul, et je penserai toujours à toi avec une tendresse sans amertume, sauf de t'avoir probablement peinée.

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Message  silene82 Mer 22 Juil 2009 - 12:03

L'eau du puits est claire encore, mais si j'incline le lourd casque qui me coiffe, je vois un fond bourbeux, fuligineux, opaque. Je ne suis somme toute pas si pressé d'y parvenir, et piocher la glaise et la vase. Des ectoplasmes se pavanent autour de moi, comme des hippocampes, et leur insistance à se montrer me donne à penser qu'ils attendent que je les évoque, et leur rende vie.
Si je veux.
Et s'il me plaît de penser à deux de mes maîtres, et leur adresser, par messager élyséen, car, ayant bien mérité du Logos, il n'est que juste qu'ils prennent langue, aux Champs-Elyséens, avec Démosthène, et quelques gaillards de même trempe, l'attique et l'ionien n'ayant aucun secret pour eux, quelques mots.
Carrure de prolo. Allure à l'avenant. Un air de Jean Genêt, buté et revêche. Fatigué d'années d'enseignement. Non. On ne se fatigue pas d'enseigner. On se fatigue de la démagogie qui assigne en classe des jeunes gens pour qui c'est une torture, et qui attendent passivement. Qu'il faut réveiller tous les jours. Qui ne savent pas qu'il n'y a que dans le minuscule microcosme d'un pays opulent qu'un état peut dépenser le quart de son revenu pour transmettre du savoir à des individus que ça indiffère.
Que ça ne stimule pas de savoir que dans la poudreuse Afrique, des mômes font des kilomètres à pied en chantant pour aller à l'école, parce que l'école c'est le savoir, et le savoir c'est la maîtrise de sa vie.
Ce qui le tient encore, c'est que de loin en loin, mais de moins en moins, un lycéen aime la langue à s'en brûler les yeux de lire à la bougie, en cachette. Achète des livres avec son argent de poche, ou les vole. Est avide de tout travail sur les textes, en classe. Rend des rédactions qui sont des pages d'auteur faisant ses premiers galops.
Il avait un humour féroce. Elle aimait la littérature plus que tout. Je les ai eus à deux ou trois ans de distance, lui en seconde, classe essentielle, où la masturbation étant maîtrisée dans ses moindres subtilités, l'esprit peut redécouvrir les textes. Il prenait sa retraite la même année. Je l'eus, elle, en première et terminale. Tous deux diplômés, donc, d'autour de la guerre, quand agrégé de grec-latin-lettres classiques n'avait pas besoin qu'on l'explicitât. Lui, quoique performant en tous champs, excellait particulièrement dans les époques qu'il affectionnait, la fin du 18ème, la fin du 19ème et le 20ème pour Proust notamment. Cinéphile assoiffé, à s'en ruiner. Dithyrambique sur un chef-d'œuvre, quand par chance il tombait sur un.
Elle lisant Thucydide ou Xénophon comme moi La Rubrique-à-Brac. Commentant sans la moindre pédanterie, comme d'une évidence, les ionismes dans le Chant XIV de l'Iliade. Entichée des Liaisons Dangereuses, que je ne lus que pour lui être agréable, mes goûts personnels et ma propension au réconfort plutôt qu'à l'effort m'inclinant davantage à l'examen minutieux d'Emmanuelle, avec son écriture imaginative et enjouée, ou Les Onze Mille Verges, dont les étripages grand-guignolesques m'enchantaient tant que je les lisais en récréation à une petite confrérie d'amateurs.
Ils méritent ce courrier, pour qu'ils sachent, où ils sont, que l'amour qu'ils ont investi dans la transmission de ce précieux dépôt, n' a pas été vain.

Bien chers Mr F et Mme P,
il serait tout-à-fait extraordinaire que ce courrier vous trouvât toujours en vie, puisque, selon mon décompte, vous seriez tous deux centenaires. Encore qu'à en juger par la splendide longévité, doublée d'alacrité, de Fontenelle, talonné par le toujours jeune Voltaire, la littérature conserve manifestement, et les Muses ont des attentions pour ceux qui les honorent.
Vous avez semé avec constance, persévérance, et rigueur. Vous avez vu quelques fruits de vos efforts, et ce n'est que justice, dans mon ami V..., brillant lauréat du Concours Général, et depuis, comme vous en aurez eu vraisemblablement connaissance, non moins remarquable agrégé de lettres classiques, perpétuant donc l'enseignement que vous lui avez dispensé.
Je vous connais cependant suffisamment pour pouvoir affirmer, sans crainte de me tromper, que ce qui réjouirait vraiment votre cœur d'amoureux de la langue, c'est qu'un auteur qui s'exprime dans une langue compréhensible surgisse des rangs de ceux à qui vous vous êtes inlassablement consacrés, tentant de faire partager votre passion de notre patrimoine.
Je n'ai encore que bien peu écrit, mais je sais déjà que je ne m'arrêterai plus, et que, -permettez-moi le clin d'œil, car nous savons bien, vous et moi, qu'assez honorable latiniste, je ne lisais cependant pas Ovide à livre ouvert-, fit fabricando faber.
J'eusse aimé que vous puissiez lire, l'un et l'autre, quelques uns de mes textes, pour lesquels je vous vois, vous, monsieur F, à travers la brume sidérale qui nous sépare, aller assener de grandes bourrades à votre vieux compère T..., avec qui vous donniez ces conférences exceptionnelles de savoir et d'humour, en lui disant: « alors là, mon vieux, tu vas lire ça; c'est un de mes élèves qui m'a envoyé ça de la surface, dis donc. Il se débrouillait pas mal, mais un cossard! Lis, je te dis... »
Et vous, chère dame, qui vîntes nous visiter après l'épreuve de philo, qui n'était en rien de votre ressort, pour dire aux accablés, dont moi, qu'il était impossible que mon travail, même hors sujet, ce qui était possible, ne fût pas jugé pertinent, donc notable décemment, je vous vois, faisant la tournée de votre réseau de libraires et de vieux amis, vos exemplaires en dépôt sous le bras, clamant que « qui aime la langue est obligé de prendre ». Ah, quel comité de diffusion j'aurais eu avec vous...
Mais vous n'êtes plus, et quelque chose est mort. Certes, vous vous réjouiriez, avec votre juvénile enthousiasme d'anciens toujours verts, de cette moisson d'auteurs que la Toile met au jour. Vous seriez correcteurs sur VE, bien sûr. Vous corrigeriez même socque, c'est dire. Ce qui atténuerait votre tristesse à constater la lente disparition de ce qui fut votre passion. La suppression des filières classiques, de l'humanisme, pour raisons de gestion. L'humanisme est donc une donnée de gestionnaires? Je crois que la révélation de cet état de choses aurait été pénible pour vous, et je me réjouis qu'il vous ait été épargné. Vous eussiez adoré la langue de Richard Millet, et vous fussiez désolés du constat qu'il dresse, suite à l'état des lieux.

Que les siècles à venir vous trouvent vous promenant en toge, le long de portiques aimables, en compagnie des auteurs qui vous étaient si chers. Joignez-y Montaigne, que vous aimiez tous deux, enfin guéri de sa gravelle. Que les Muses vous régalent d'œuvres nouvelles et succulentes!
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Message  Invité Mer 22 Juil 2009 - 12:38

Le passage qui inclut le petit flirt avec la jeune anglaise souffre d'un problème de ponctuation qui m'a fait confondre la jeune belge et la jeune anglaise. C'est "et l'en informer sans délai", qui m'a troublée ; j'ai d'abord cru que le narrateur informait la jeune anglaise qu'elle était ravissante, même si grammaticalement ça sonnait plutôt bancal. Bien sûr, à partir de là, le reste de la phrase ne faisait plus sens. Tout n'a été clair pour moi qu'à partir de "qu'elle fût immanquablement devenue le clone de sa mère, lourde wallone". Passage à revoir donc.

Par ailleurs, le récit ne prépare pas à l'intensité des sentiments exprimés par le narrateur dans le passage en italiques, que je trouve presque presque trop sentimental par rapport à ce qui précède, plutôt factuel, mécanique (!).

Pour finir avec ce 1er passage : pas de subjonctif après "après que" !!
"après qu'il ait été décapité"

Je continue ma lecture.

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Message  Invité Mer 22 Juil 2009 - 12:47

Bel hommage dans ce deuxième passage qui, pour être nostalgique, sait toutefois ne pas s'appesantir et faire le lien avec le présent.
Des souvenirs, des points de vue aussi que je partage.

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Message  Invité Mer 22 Juil 2009 - 13:29

Je crois vraiment que votre ton s'affirme et s'affine ! J'ai adoré le premier texte, où vous savez joindre à l'humour et à l'intelligence la gentillesse (magnifique adresse à Myriam), un poil moins le second, qui pour moi sonne un peu "fier-à-bras".

En attendant que vos maîtres, du fin fond des Champs-Elysées (dès qu'ils entendent un "je t'aime", viennent-ils à l'instant même compter les baisers ?) me morigènent sur un de mes prochains textes, voici mes quelques remarques :
“Cette fois d'ailleurs où, tombant assoupi des 40 heures de conduite à moto, retour du Maroc, je m'étais réveillé contre une calandre, un peu fracturé, la petite infirmière de l'hôpital d'Alicante avec sa mine de sainte nitouche, tout droit sortie de Bunuel, -ses dessous cartonnés, dignes de l'Infante d'Espagne qu'il fallait bien que Louis le Grand arrosât, acte de bravoure pour lequel il lui sera beaucoup pardonné-, transparaissant opaques dans la transperçante lumière du matin (si vous parlez des dessous, il vaudrait mieux, je pense, que cette dernière incise précédât le tiret fermant ; de toute manière, je pense que vous devriez revoir l’ensemble de la phrase, elle me paraît un brin trop touffue et obscure)
“y avait adjoint les variables agréments de l'œil et joie de la zigounette”
“moi qui étais dans une telle déprivation sensorielle”
“après qu'il a été (et non “après qu’il ait été” ; “après que” est suivi de l’indicatif et non du subjonctif, ce qui est consistant avec votre fameux “génie de la langue”, puisque la conjonction de subordination introduit une action qui, dans l’économie du récit, a déjà eu lieu, contrairement à “avant que” qui, introduisant une action qui n’a pas encore eu lieu, donc hypothétique, se voit suivi du subjonctif, et veuillez pardonner la lourdeur de l’explication) décapité”
“c'est le cas de le dire”
“Et qui chuchote (et non “chuchotte”)
“lourde wallonne”

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Message  silene82 Ven 24 Juil 2009 - 8:47

Mystère des pensées baguenaudantes; j'évoque mes chers professeurs -il est vrai que ceux-là ont eu une influence structurante essentielle, non que je fusse dans un chaos, mais il m'ont encouragé avec finesse- et déjà, en un fondu enchaîné, mon esprit revoit la Louisiane.
Master Rogers.
Je m'étais présenté au débotté, ce matin-là, dans ce petit restaurant à la pompeuse enseigne -Cavalier's Seafood and French Cuisine, rien que ça-, excipant de mes origines indiscutablement européennes et de ma connaissance approfondie tant de la cuisine que du service pour postuler un emploi, de préférence en service, où j'avais déjà observé, lors de mes aventures de guide, qu'il pouvait être juteux, pour un jeune homme plein d'entregent.
Fallait-il que je voulusse pénétrer les arcanes de l'Amérique profonde des rednecks et des petits blancs pour briguer un tel poste! Cette orientation n'étant cependant en rien réfléchie; c'est aujourd'hui, sur mon lit d'infamie, que je décode que j'ai toujours voulu connaître l'envers du décor, l'avis des petites gens. Non que je m'en imagine qu'ils auraient une explication du monde transcendante, géniale et définitive. Certes pas. Mais l'homme ordinaire étant infiniment plus courant sur l'étendue du globe, que l'homme de génie, j'ai toujours recherché des contacts élémentaires, d'homme à homme, voire d'homme à femme, if I could manage.
Autre raison déterminante, j'habitais à un bloc à pied, et la perspective de venir tranquillement, admirant les nuances des magnolias et des frangipaniers qui bordaient les deux côtés de la route m'agréait tout à fait.
Affaire rondement menée, un gentil pigeon qui vient offrir ses services, ça ne se refuse pas. Tu veux bosser, mon p'tit gars? No problem, ce soir si tu veux. Pas de salaire, on tips only.(payé au pourboire) Pas chiant , le mec. Ma foi, je savais que l'américain moyen est réglo, l'ayant observé dans tous les restaus où j'avais baladé mes touristes, et parlé avec les loufiats. Boulot correct, tu peux escompter entre 10 et 15% du montant de l'addition. Tout le monde a un fils ou un neveu qui bosse comme waiter
pour financer ses études. D'ailleurs je l'avais déjà fait quelques jours en arrivant. Ma technique n'était pas rodée, mais, quoique embryonnaire, laissait entrevoir de jolies perspectives. Un petit coup de mandoline pour évoquer, avec subtilité, mon origine française -je prends exprès un peu d'accent, pour rendre crédible-, en Louisiane, des origines françaises, il n'y a pas mieux. Couplet sur les études d'architecture que j'entame à University of Southern Louisiana. Tout dans la retenue et la sobriété. On entrevoit le gamin -j'ai 20 ans- dans un environnement étranger, coupé de son milieu -ce qui est vrai-. Mais ça marche d'enfer. Les couples aisés de la cinquantaine, profession libérale. Souvent le mec a les yeux humides. You deserve it, son(tu l'as bien mérité, mon fils) en me donnant un tip royal, genre un tiers du montant de l'addition. Les autres loufiats louchaient un peu, je n'étalais pas trop.
Master Rogers.
Je suis arrivé devant le restau. Le boui-boui bon marché que l'on voit dans tous les films, cube de béton à l'extérieur, deux salles à l'intérieur, cuisine au fond, air conditionné soufflant bruyamment, et ce décor inimitable de l'Amérique profonde, anthologie kitsch où les ustensiles publicitaires, mais pourvus d'une fonction, tels que pendule, calendrier, appliques voisinent avec des apports personnels du tenancier, versets de la Bible -ce n'est pas un cajun, mais un wasp-.
Que les connaisseurs des subtilités du sud patientent ou aillent prendre l'apéro: un wasp, c'est un protestant d'origine anglo-saxonne blanc. Pour faire court, un dominant. Cajun, déformation de 'cadien, donc acadien, l'Acadie étant située fichtrement au nord, dans un coin du Québec. Les anglais, au XVIIIème, ont déporté à grands coups de lattes dans le cul et de crosses dans le dos les pauvres bougres qui vivaient en Acadie, français de leur idiome, et les ont envoyés dans les marécages de Louisiane, 4000 kilomètres plus au sud. Ce que la mémoire transgénérationnelle conserve sous l'appellation de Grand Dérangement, et qui alimente, 3 siècle après, tout un folklore.
Les cajuns, descendants de modestes métayers expédiés de France pour peupler les colonies de Sa Majesté Louis le Bien-Aimé demeurèrent un sous-groupe assez miteux jusqu'à l'avènement du Roi Pétrole, qui changea un peu la donne. Mais durant 3 siècles, ils survécurent cahin-caha dans les marais -comme par hasard, beaucoup étaient d'origine poitevine et solognote-, de chasse et de pêche, dans une condition juste au-dessus des noirs, qui eux, jusqu'à la guerre de Sécession, étaient esclaves. Il va sans dire que la vertigineuse expansion des noirs dans toutes les sphères de la vie publique dès l'abolition de l'esclavage n'alla pas sans quelques heurts: aimable euphémisme pour désigner l'expéditive action du Ku-Klux-Klan, dont la Louisiane fut, et demeure, un des fiefs considérable. 20 ans après l'abolition de l'esclavage, il existe des professeurs d'Université noirs, des juges noirs, des inventeurs, des chimistes noirs. Les cajuns sont toujours coureurs de bois et pêcheurs d'alligators et de poissons-chats. A la Nouvelle-Orléans, des musiciens de renom signent des contrats internationaux et font le tour du monde. Ils sont noirs comme le cirage, et dans leur propre pays, n'ont accès ni aux toilettes, ni aux places assises, ni aux trottoirs, ni aux restaurants autres que pour coloured people. Satchmo comme les copains, même s'il est reçu par le Roi d'Angleterre.
Le tenancier est un gros porc soufflant et suant, obèse, comme tout américain de classe moyenne qui a reporté sa libido sur son assiette. Aussi splendidement plein d'idées reçues et de clichés qu'on peut l'imaginer. « - tu vas bosser avec master Rogers », m'a-t-il dit avec un clin d'œil plein de sous-entendus ce matin. Ma foi, ne connaissant pas master Rogers, il n'y a pas de problème pour moi.
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Message  silene82 Ven 24 Juil 2009 - 9:04

Une caisse ripou. Mais pas ripou en passant. Ripou de vrai. La poubelle. Les merdes qu'on achète chez les revendeurs pour 40 dollars, si on est de bonne humeur. Couleur merdeuse. Portières en vrac. Un petit gnome avec un chapeau de skaï. Justement, les petits chapeaux de ska.Tout noir, bien sûr. Grisonnant. Pas trop bien rasé. Qui me regarde méfiant.
- Qui t'es toi?
- Je viens pour bosser. Ah
-eurêka-, mais tu dois être master Rogers. Salut, enchanté de te connaître.
Je lui attrape la main que je secoue pour qu'il voie bien que je suis content de le connaître, et j'y rajoute quelques bourrades, pour faire bonne mesure. Ça ne coûte rien, et de toute façon, je le dépasse de plus d'une tête, et ça me fait plaisir d'être protecteur.
Il ne dit rien. Il m'observe. Son regard est moins fermé. Il va à sa poubelle. En sort un carton de Kentucky Friend Chicken, colonel Sanders Recipe.
L'abomination absolue, me dis-je à présent, de mon lit philosophique, friture dans une huile vraisemblablement composée pour partie d'huile de vidange. La bouffe de pauvres, la vraie. C'est vrai, il y a pire. Les fish and chips dans l'est de Londres, où seul le vinaigre à décaper les parquets permet d'avaler les frites dégoulinantes de gras. Bouffe qui rend les mômes obèses et apathiques à 10 ans. Ça coûte presque rien. Le grand carton, 24 morceaux -ouais, de quoi tenir le match, sans plus-, moins de 4 dollars. Il me la tend. J'ai pas faim. Je le lui dis. Son œil se voile. Revisitant la scène, c'était le test pour lui. Il mange la bouffe avec le nègre ou pas?
Il insiste, et pour lui faire plaisir, je prends une cuisse, que je dévore. C'est bon. Épicé. Tu me diras, vaut mieux. J'en redemande. Là, il sourit franchement. « T'as l'air d'aimer » il dit. Honte sur moi, issu de 5 générations de cuisiniers de haut vol, j'ai des goûts de chiotte. Est-ce parce que j'ai toujours mangé au restau -tu m'étonnes, j'y vis-, les bouffes qui m'enchantent sont populaires. Parmi mes meilleurs souvenirs gustatifs, que j'évoque encore maintenant sur mon pieu médicalisé, une chorba dans un recoin crasseux de la médinah de Tanger, deux bancs, un réchaud, un chaudron. Plus minimaliste tu meurs. Je ne sais pas comment le bonhomme avait réussi son coup, mais c'était divin. Les bouffes de trottoir en Asie. A part les crapauds et les rats -et encore, les rats, s'ils sont émincés...-, c'est toujours bon. Souvent mieux que bon. Succulent. Tu regardes où il y la queue. Les thaïs se trompent pas, ils passent leur vie à bouffer. S'il y a la queue, c'est que que le mec assure.
- Bon, ben on va y aller; je vais te montrer
- Cool, man

Il se grime d'une veste un peu trop longue.
- T'as pas de tuxedo (costard d'apparat)? me demande, soupçonneux, le singe, de derrière son comptoir
- Ben non, en France on bosse en chemise blanche et pantalon noir
- Ah ouais? Essaie quand même de trouver une veste, OK?

Il expliquera sans doute à ses potes qu'en Amérique on est quand même sacrément civilisés, qui c'est qui irait dans un restau où les loufiats sont en chemise, ça va pas non?
- I buy you a drink (qu'est-ce que tu prends)?
Dis-donc, il m'a à la bonne, le mec Rogers. Au revisionnage, maintenant que je peux revenir sur l'image, il veut surtout montrer à son boss obèse et raciste que le frenchie ça lui fait pas peur de boire avec un vieux nègre. Et, comble d'élégance, se faire servir par lui, le boss. Pas raciste au point de trouver que l'argent de nègre sent mauvais: il empoche son dollar et nous envoie les deux godets
- Bon ben faut préparer...
Tu parles, préparer. C'est un boui-boui. Pas de mise en place. On envoie suivant les commandes. C'est pragmatique, l'Amérique. Qui va être assez con pour mettre des assiettes qu'il faudra enlever puisque le client veut une entrée.
Préparer, c'est lisser un peu les nappes. En tissu, quand même. C'est boui-boui tendance classe: je le verrai vite, c'est le restau de fin de semaine pour les petites gens du quartier qui sortent maman.
En cuisine, deux jeunes noires. Une pas top, binocles, petite, mal fichue, mais un gentil sourire. L'autre grande, mince, noire. Tu vas me dire t'es con ou quoi? T'as dit juste avant deux noires. Et là tu répètes noire. Je sais. C'est pour dire qu'elle est proche de l'Afrique. C'est pas une afro-américaine. On dirait une malienne. Des yeux superbes et rieurs
- Je veux vous présenter, les filles, mon jeune ami français.
Qu'il énonce bien les choses, dans ces quelques mots. Il situe le rang des jeunes filles: pas des bonniches, comme le croit l'obèse, mais des sisters. Et le frenchie, c'est pas un enculé de raciste. Elles me sourient de toutes leurs dents, qu'elles ont superbes, avec un soleil dans les yeux. Pour le plaisir de faire l'étranger, je leur serre la louche, ce qui les fait rigoler
- Party of four (table de 4) Qu'est-ce que tu fous Rogers? Le sanglier grommelle, ils viennent d'entrer. Rogers me fait un clin d'œil et sort de la cuisine. Tiens, il boîte. Je lui emboîte le pas.
- Tu me regardes faire, OK
- Rogers, je connais le boulot; je suis né dedans, man
- En France peut-être, Phil, pas ici
- OK papa, montre moi

Le papa lui a bien plu; il accompagne cérémonieusement le groupe de ploucs trop habillés jusqu'à la table qu'ils souhaitent. Il a tous les gestes du nègre serviteur, obséquieux, servile. Mais quand nos regards se croisent, il a un pétillement dans l'œil.
Ça embraye pour moi. Du lourd. Party of eight.
- Tu vas t'en sortir?
- Rogers, je t'ai déjà dit...C'est le tip que tu lorgnes?
- You bastard! (enculé) Tu piges vite!
- Rogers, être loufiat, c'est partout pareil. Si le cuistot se chie, c'est nous qui trinquons
- Ye fuckin'right (putain t'as raison
)
Avec un art consommé, Rogers, toute la soirée, a fait le nègre, et a engrangé. Moi aussi. Je le vois content pour moi, mais un peu déçu. Si les débutants se mettent à faire de la thune comme les pros, où on va?
- Rogers, je t'ai dit, je connais le boulot. Qu'est-ce que tu crois, man, je leur joue la mandoline: moi petit français paumé, moi besoin sous pour études. C'est pas parce que je suis blanc qu'ils m'arrosent, c'est parce que je leur chante la musique qu'ils veulent. Tu vois pas qu'on est pareils? Sauf que je suis beaucoup plus grand que toi.
Ça, ça lui a plu, qu'on soit pareils. La taille, il s'en branle.
- Tu viens chez moi, man
J'ai rien de mieux à faire, à part m'abrutir devant la télé. Sortir m'emmerde dans cette ville de ploucs, passé 10 h tout le monde est beurré et cherche des histoires
- OK man, on y va
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Message  Invité Ven 24 Juil 2009 - 10:21

Ah oui, ça me passionne ! L'histoire se dévore.

"20 ans après l'abolition de l'esclavage" il y a des juges noirs, etc. ? Vous êtes sûr ? C'est pas plutôt 80 ou 100 ans ?

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Message  Invité Ven 24 Juil 2009 - 10:34

C'est vivant, c'est bon, j'en redemande dans cette veine !

(Le pire du pire : le fish & chips dans le papier journal :-))

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Message  silene82 Ven 24 Juil 2009 - 12:57

Easter(Island) a écrit:C'est vivant, c'est bon, j'en redemande dans cette veine !

(Le pire du pire : le fish & chips dans le papier journal :-))

Mais je ne pensais pas un autre, Easter. East End, c'est East End. Graillon et odeurs lourdes.
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Message  silene82 Ven 24 Juil 2009 - 17:06

Il me ramène chez moi à deux pas, la piaule pour étudiants que j'ai louée, au milieu d'un genre de parc arboré. Un gentil bungalow, simple, lumineux, fleuri. Deux grandes pièces, grande salle de bains, grande cuisine. Pour les standards français, presque cossu. En tous cas, j'y suis très bien, j'attends la fille que j'ai épousée avant de partir, sur un coup de tête. Elle est enceinte, je ne suis pas très sûr que ce soit pleinement de mes œuvres, et, n'étant pas Peuhl, l'aide, même partant d'un bon sentiment, d'arroseurs supplémentaires ne m'agrée qu'assez peu. En fait, c'est plus tard que je concevrai ce genre de doutes.
Je prends ma voiture, je le suis. Virée dans des coins mystérieux, où je n'ai jamais foutu les pieds, vers le Mississipi. Une baraque typique de métayer pauvre, plantée en plein champ. Les maisons dans le sud ont toujours un certain cachet, construites en bois, légèrement surelevées, avec la véranda qui ceint le devant. C'est simple, les pièces sont grandes, hautes de plafond, souvenir du temps où l'air conditionné n'existait pas.
Le climat de Louisiane est pourri, insupportable, ressemblant à celui de n'importe quelle zone tropicale qui aurait les pieds dans l'eau, delta du Mékong, Amazonie. Le taux d'humidité dans l'air avoisine les 98%: le moindre mouvement met en nage. Tout le monde a l'air conditionné à fond, partout. Les noirs, moins. L électricité coûte cher et l'appareil est en panne.
L'intérieur permettrait d'alimenter une série de spots racistes par la quantité de clichés effectivement présents; c'est assez bordélique, mais bordélique sympa, vivant. Les murs auraient besoin d'un coup de peinture -je repense à une interview que je viens de voir sur une quelconque chaîne locale, un gros lard explique en s'écoutant parler que ces porcs de nègres sont même pas foutus d'acheter un seau de peinture pour repeindre leur bicoque, ce ne sont pas de vrais américains-. Ma foi, là je vois des mômes affectueux, qui viennent bisouter le papy comme du bon pain, qui me regardent éberlués, avec cette expression si attendrissante des petits noirs -je sais bien que c'est un cliché, mais un cliché peut fort bien être vrai-, tout intimidés. Le papy explique aux petits que je suis un gentil ami français, ça les rassurent, mais pas au point de s'approcher. Une mamy souriante, qui repasse dans un coin, n'en revient pas que je lui serre la main. C'est sa femme. Des jeunes femmes traversent la pièce, l'une mafflue et petite, l'autre élancée comme une gazelle. Ses petites filles. Les deux bambins sont ses arrière-petits enfants. Le père est en prison. On va sans trop de mal en prison dans le sud. Deux-trois infractions et c'est bon. Un chèque sans provision peut suffire. Évidemment, la couleur facilite.
De brillants avocats noirs montent des groupements de défense pour essayer d'amener une aide réelle à la discrimination perpétuelle dont sont victimes les noirs, toujours plus lourdement condamnés à délit égal.
En tout cas, j'en suis tout à fait sûr maintenant, je suis un mauvais américain: j'aime ce laisser-aller sans façon, le patriarche Rogers trône dans un LazzyBoy, un fauteuil inclinable pour regarder la télé, qu'il a récupéré à l'Armée du Salut. Les gamines viennent lui expliquer un mystérieux besoin, il sort une liasse, ses gains de la soirée, distribue
- My pride, Phil. Can give'em almost anything (c'est ma fierté, Phil, je peux à peu près tout leur offrir)
- How old are you, Rogers?
- Don't know exactly. 'round 75 or 6 (j'sais pas au juste. 75 ou 76)

Plausible. Vers 1905, les femmes accouchaient à la maison, on déclarait les naissances plus tard, quand on le déclarait. Il n'a a guère que le permis qui soit un document d'identité, et la date de naissance est une déclaration spontanée.
A l'âge où les européens sont depuis longtemps à la retraite, il bosse donc. Il n'en a pas vraiment besoin. Il a sa retraite de facteur. Non, il travaille pour donner aux siens. Pour boire une Miller Lite quand il en a envie.
Une belle armoire dans un coin. En France, je vendais des antiquités. Je vais la regarder de près.
- Rogers, you got yourself a fine cypress wardrobe...(Rogers, t'as une belle armoire en cyprès)
- What d'you think you can teach me? I know every inch of this house (qu'est-ce que tu crois m'apprendre? Je connais chaque truc ici) Il s'est redressé, indigné.
- I'm sure you do. I was an antique dealer. You have a masterpiece...(évidemment. J'étais antiquaire.Tu as un chef-d'oeuvre)
- Mummy? Heard what Phil said? I have an antique (maman? T'as entendu ce que Phil a dit? J'ai une pièce de valeur)

Rien que pour le plaisir de le voir se rengorger, souriant au monde, je suis content de lui avoir dit ça. En plus, elle est vraiment belle, travail très pur, milieu 19ème, influence shaker. En cyprès chauve de Louisiane, imputrescible, répulsif aux insectes. Avec ce qu'elle vaudrait chez un antiquaire, il pourrait s'acheter trois voitures
- Would you sell it? (tu serais vendeur?)
- You wanna kill me? It's my grandmother's when she married my grand-dad. I'd rather burn it than sell it (tu veux ma mort? C'est celle du mariage de ma grand-mère. Je la brûlerais plutôt que la vendre)
- Well, you won't be able to carry it along when you die (tu pourras pas l'emporter à ta mort)
- It will remain where it belongs, in my house (elle restera à sa place, chez moi)
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Message  Invité Ven 24 Juil 2009 - 17:21

J'attends la suite, évidemment, j'aime...

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Message  Invité Ven 24 Juil 2009 - 19:13

silene82 a écrit:
Easter(Island) a écrit:C'est vivant, c'est bon, j'en redemande dans cette veine !

(Le pire du pire : le fish & chips dans le papier journal :-))

Mais je ne pensais pas un autre, Easter. East End, c'est East End. Graillon et odeurs lourdes.
Oui. Hackney mon ennemi.

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Message  Invité Ven 24 Juil 2009 - 19:18

C'est pas bien de comparer, mais - surprise ! - pour le moment je me sens mieux ici qu'en cabane.

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Message  silene82 Ven 24 Juil 2009 - 20:36

Easter(Island) a écrit:C'est pas bien de comparer, mais - surprise ! - pour le moment je me sens mieux ici qu'en cabane.

Permets-moi de m'inscrire en faux: le déficit sensoriel considérable chez les détenus, plaisir de l'oeil, caresses olfactives, enchantement auditif, je laisserai de côté le toucher et le goût, d'ordre tout de même assez privé, fait qu'une dame, quel que soit son état de marche et son nombre d'heures de vol, recueille toujours des suffrages enthousiastes, et est fêtée comme une reine, ce qu'elle n'a aucune certitude d'obtenir dans le Deep South au milieu d'une réunion de Black Panthers
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Message  silene82 Mar 28 Juil 2009 - 10:37

La poursuite insensée de la littérature; comment, dans des mots finis, bornés, à l'acception toujours sujette à caution, enfermer le monde, et, rétrécissant le champ d'observation, une simple parcelle de réalité? Plus jeune, songeant à cette gageure, j'envisageais un ouvrage où chaque mot serait porteur d'un astérisque qui renvoie à un bas de page, pour tenter de cerner ce que l'auteur-émetteur, entend par l'utilisation du mot, et quelle résonance il veut qu'il ait pour le lecteur-récepteur. Avec une seule page de texte, je ne doute pas que l'on puisse remplir un ouvrage, tous les astérisques et les notes qu'ils suscitent devenant l'ouvrage.
L'autre possibilité est que le blanc du texte permette la lecture à des niveaux différents, interprétatifs, et suffisamment vagues pour qu'il ne soit pas possible de refuser une lecture au profit d'une autre. Le texte devient par là même ce que le lecteur en fait, puisque l'imprécision générale voulue par l'auteur déploie une brume qui constitue une manière d'écran de fumée, et permet à chacun d'y trouver son compte.
Il n'est pas exclus que l'on passe, dans l'intériorisation conceptualisante du travail d'écriture, d'une volonté d'extrême affinement de la restitution, avec l'ambition, in fine, de restituer le réel, tâche impossible, et que Proust a poussé jusqu'à sa logique ultime: une fois épuisé, à travers les circonvolutions et les détours sans cesse repris, retouchés, nuancés toujours plus, jusqu'à rendre avec la plus extrême fidélité ce que le narrateur sait du réel qu'il restitue, il lâche prise, réalisant que l'entreprise a échoué, comme c'eût dû être manifeste dès le début, et que dans sa quête, le but auquel il tendait s'est dérobé, mais que la tentative elle-même constitue la littérature.
Je rêve éveillé, et tente de repenser les interactions auxquelles nous étions confrontés, enfants, dans notre univers fini d'un hôtel, devenu de catégorie moyenne, au milieu d'un parc arboré, en pleine ville.
Les données économiques ne sont rien en soi; prospérité ou crise ne devrait pas avoir d'impact véritable sur une entreprise tournée vers le tourisme, mais qui, de par ses nombreuses possibilités, et la puissance de son réseau local, peut constamment réajuster son tir. Il est donc clair que le naufrage progressif de ce paquebot considérable est venu beaucoup plus d'une volonté de perpétuer à tous prix des formes de fonctionnement devenues obsolètes que d'une prétendue crise ou on ne sait trop quoi.
Ce lent ensevelissement dans une misère orgueilleuse n'est pas sans rappeler la situation commune des nobliaux de province, maintenant à bout de bras des demeures ancestrales, peuplées d'innombrables cheminées, de toits à l'infini, de communs gigantesques, qui, anciennement, requéraient une domesticité considérable pour leur entretien. A l'hôtel, idem: au début du siècle, il ne fait aucun doute qu'une vingtaine de personnes, pour le moins, tiraient leur subsistance de son existence, femmes de chambre, petites bonnes, serveuses et serveurs, personnel de cuisine. Que demandait les petites gens en ces temps? Une place, la certitude d'avoir de la nourriture et un toit. Les gages existaient, et étaient versés annuellement. Un contrat moral établissait que le vieil employé qui n'avait pas de lieu où il fût chez lui gardait sa chambrette et avait son couvert jusqu'à son décès. Il est vain de lire cela à la lumière de revendications modernes; comment, ces gens n'avaient pas de vacances? Que non, pas plus que l'immense majorité de la planète, à notre époque, sorti de l'enclave de l'occident. Ma grand-mère, née un pied dans le 19ème, et qui connut les heures de gloire de la maison, comment l'interroger?
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Message  silene82 Mar 28 Juil 2009 - 10:38

Chère mamie,
bien des années ont couru depuis que tu as interrompu ta présence parmi nous. Je déplore, à présent, comme il est si fréquent quand l'âge mûr nous amène à une réflexion sur notre place dans une histoire et une lignée, de n'avoir pas suffisamment interrogé le témoin que tu étais, et emmagasiné une certaine vision du monde.
Non que cela ne se soit fait, comme à ton corps défendant: on se parle soi-même à chaque instant, et l'on transmet, volens nolens, un corpus d'avis, de réflexions, de souvenirs, c'est une évidence. Mais la conscience que j'ai à présent, , que je n'avais aucunement lorsque tu nous as quitté, d'être le griot et le dépositaire d'un fonds familial, me fait regretter amèrement de ne pas avoir convoqué systématiquement en ta compagnie les fantômes dont tu avais connu les êtres. Enfant solitaire, adolescent malhabile, j'étais trop occupé à me fabriquer des béquilles à survie pour pouvoir engranger et interroger comme je serais à même de le faire à présent.
Ne restent donc que quelques bribes, une impression, des détails qui surnagent, de bonne grand-mère, d'une coupable faiblesse de femme déprivée, qui, veuve somme toute assez tôt, avant la soixantaine, s'est satisfaite de petites choses jusqu'à la fin, les joies de la table constituant un inépuisable réservoir de plaisir. La proximité des petits-enfants t'aura donné des joies simplissimes, mais toujours renouvelées: petites choses, vraiment, un berlingot, une bergamote, et mes sœurs ont déjàfilé dans un envol de jupe. Moi, je n'ai rien à dire, sinon régurgiter, pour faire de la place, et pouvoir recharger la chaudière, le fruit des perpétuelles lectures que je te devais partiellement: de la vulgarisation certes, ces innombrables condensés édités par le Reader's Digest. Comme tu ne lisais guère, c'était donc pour nous, et surtout moi, que tu avais commandé ces tomes qui s'ajoutaient toujours, et qui, au détour d'ouvrages d'intérêt limité, pouvait recéler des pépites: Les cavaliers de Kessel, entre autres. Bourlinguer, de Cendrars: à se demander ce qui avait bien pu prendre au sélectionneur.
Qu'est-ce qui surnage, somme toute, maintenant que, après ce naufrage que constitue le temps passé, je scrute l'horizon de la mer pour tenter s'y entrevoir des vestiges?
Ton appartement, mitoyen de notre endroit de vie. A mesure que j'en écris, les images resurgissent, l'espace, en face de ta porte-fenêtre, couvert de plaques de plastique jaune ondulé, espace curieux, sans réelle fonction assignée, fourre-tout sublime sur lequel planait encore l'ombre de mon grand-père, si malencontreusement décédé quand je n'avais que 2 ans. Sous cet abri, les armoires abritant certains de ses outils, avec lesquels je me confrontai très tôt à l'âpre résistance de la matière.
L'escalier, à gauche de ta porte, où, avec la curiosité expérimentale de l'enfant, je blessai , avec la carabine à plombs ce chaton , que mon père acheva, et qui ne voulait pas mourir, rebondissant sous les coups de bâton. L'image m'en hante encore, à jamais. Qu'est-ce qui se jouait dans cette haine des chats qu'avait mon père, alors que tu nourrissais une horde de miséreux pelés, oreille pandelante et poil arraché, qui m'effrayaient, car d'une sauvagerie de barbares affamés, mais que je trouvais beaux, sans oser les approcher.
Cette cuisine minuscule, rudimentaire, démonstration, si besoin en était, que cuisiner, c'est agir en entremetteuse des saveurs, les marier. Reine incontestée, pour tes amis, de la saveur provençale, la vraie, cuisine méditerranéenne, qui n'est pas sans ressemblance avec la grecque, les produits étant très proches, mais la surclasse par sa finesse et sa maîtrise des cuissons. Ce lapin que tu faisais, ta polenta...et le régal des régals, les beignets de poutine, ce frai, ces alevins minuscules d'anchois que l'on ne peut pêcher que quelques jours...
La porte fermée devenait plan de travail, par la vertu d'une planche articulée; avec quelques ustensiles même pas professionnels, tu faisais des merveilles: je pouvais comparer, l'hôtel avait un chef, et bon. Bien sûr, on lui plaignait l'huile, comme nous disons, tout lui était mesuré, économie ou souci diététique.
Oui, nos rustiques nourritures du midi sont grasses; mais quel gras! L'incomparable huile d'olive, qui imprègne le pain du pan-bagnat, et en fait, quoique casse-croûte de journalier, régal de seigneur. Tu savais où l'acheter, et sans doute ne l'achetais-tu pas, car du côté de ton cousin pharmacien, il y avait des oliviers, descendant en troupeau les pentes du Rouret.
La commode en demi-lune que mon père a transportée chez lui, Louis XVI sans, hélas, grand chose de la puissance et de l'élégance du modèle qui l'avait inspiré. Je la dédaigne en tant qu'objet, l'ébéniste en moi ricane des bois trop fins, du placage médiocre, des poignées en faux-bronze, tandis que le passeur aimerait en hériter, pour lui donner une place, et qu'elle continue son voyage trangénérationnel après moi, si vraiment il me faille mourir un jour.
La chambre à droite, avec ses hauts meubles sombres, vieillotte, que tu conservais ainsi, imaginé-je, car elle fut la dernière halte du corps de mon grand-père, avant le caveau.
Ta salle à manger parquetée de chêne, encombré de meubles trop nombreux, l'ensemble provençal en merisier, de bonne facture -choisie par mon grand-père, il ne se trompait pas-, la vitrine assortie, le petit meuble bibliothèque sous la fenêtre. Le salon avec ses fauteuils disparates, son lampadaire à l'abat-jour vieillot, avec ses plissés et cette couleur maronnasse. Lieu de rencontre et de réception, où se pressaient les amis, bien des après-midis.
Grand-mère nourricière, à en être caricaturale dans l'archétype; toujours une compote au coin du frigo, un gâteau sous le coude, quelque chose de bon toujours. Trouvant toujours qu'on a petit appétit, extasiée des dévoreurs que nous devînmes assez vite ma petite sœur et moi: palliatif plausible à une sensualité présente mais interdite d'expression dans le climat familial. Je reniflai tôt assez les senteurs du jupon, et m'en trouvai bien aise: dévoreur comme on l'est à 15 ans, l'intense activité physique du travail hôtelier, en été, permettait d'absorber le trop-plein de calories. Pour ma sœur, les choses étaient plus compliquées; ma grand-mère, elle, vivant son quintal avec un naturel parfait: plaire à qui, d'abord?
Fière de ce que son fils avait fait de l'établissement; fierté naïve de femme simple, qui déduit de l'abondance de clients contents que tout est pour le mieux, sans réaliser que la clientèle a baissé de catégorie, et très sensiblement, et que ll'hôtel, avant que mes parents ne le reprennent, fonctionnait et faisait vivre une vingtaine de familles, en n'ouvrant que 6 mois, là, il en fallait 10 et un peu plus.
Les souvenirs? Tu nous « gardais » à la fermeture, quand mes parents partaient voyager aux antipodes.
Petit monstre latin, je persécutais mes sœurs, bonnes filles, qui se bornaient à pleurer un peu quand la mesure était comble; tu t'efforçais de me « disputer » , sans guère de conviction: nous sommes si imprégnés de machisme que les petits Napoléons sont applaudis, dans notre monde. On appelle l'aîné d'une fratrie, pour peu qu'il soit couillu, du patronyme du clan: il en sera le chef, quelque jour.
Si peu de choses, en fait de ces 16 années avant que tu ne t'en ailles; une atmosphère, plutôt, faite de cette affection bourrue, nourricière, de ces visites d'amies qui nous comblaient, Thérèse, avec son odeur exquise, si belle et apprêtée que nous l'admirions, clochards que nous étions, avec nos accoutrements de petits pauvres qui nous valaient tant de quolibets, comme une gravure de mode.
Si peu de substance en fait, un sentiment de grand-mère plutôt. Pas une seule « grande » conversation.
Une pudeur de rosière sur les « choses ». La fois où ma sœur, tandis que tu nous emmenais à Golfe-Juan, pour une de ces journées de bonheur qui nous alimentaient pour longtemps, plongeons du ponton, pédalo à volonté, glaces à répétition, boissons comme issues d'une fontaine inépuisable, nous qui étions
interdits de consommation autre qu'aqueuse, dans un lieu recélant d'innombrables caisses de coca-cola, d'orangina, de jus de fruits, t'avait demandé ce qu'était, dis mamie, une ceinture de chasteté, et que, rougissante, gênée, tu tentais de trouver une explication pour finalement lui dire
« c'est quand on est jeune fille et qu'on veut rester jeune fille »
ce qui n'avait évidemment pas éclairé beaucoup la petite.

Mais le jour décroît, et je vais te laisser, jusqu'à une prochaine fois.














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Message  silene82 Jeu 30 Juil 2009 - 8:44

Je te revois, ma compagne, lorsque je t'ai rencontrée, ce jour-là, dans ce bar grandiloquent dont le propriétaire, ton ami, mécène somptueux, nous traitait chez lui, le petit belge qui m'avait pris en stop au bas de la forteresse de Montségur, où les derniers cathares périrent dans le bûcher allumé en contrebas, et moi. J'étais resté des heures à méditer sur l'extraordinaire différence entre ces temps et le notre, où la violence est plus présente que jamais, mais enfermée et reléguée dans des espaces désignés comme propres à remplir cet office, théâtres de guerre à l'étranger, poches de non-droit en occident, invisibles autrement que par la lucarne télévisuelle, devenant instrument de propagande et de manipulation. Alors qu'il fut des temps, pas lointains du tout, où l'on exécutait en public, et où l'horreur du châtiment pénétrait la foule, souvent voyeuse, d'une terreur sacrée.

- Tu vas où?
- Ma foi; où j'irai...
- Moi je vais à Bilbao; ça t'intéresse?
- Va pour Bilbao

Fêtes basques. Beuveries dans les rues, maîtrisées cependant. On se tient. Rien à voir avec les orgies débridées d'autres lieux. Je suis musicien. Je joue des airs joyeux au milieu d'une foule bonasse et en appétit de divertissement, qui donne volontiers la pièce. Des filles passent spontanément le chapeau, et améliorent la collecte. Des baraques sont montées sur les bords du Nervion, non loin de la cathédrale, et proposent une infinités de comestibles. Les fêtes sont populaires, une foule considérable vient de tous les coins de Biscaye: on mesure la puissance de ce peuple, jamais vaincu, qui a traversé tête haute les siècles de monarchie absolutiste, même si les rois espagnols étaient dégénérés, comme Goya le montre si efficacement, et toujours réussi à imposer sa différence. Des basques me hèlent en euskara, puis permutent sur l'espagnol quand ils réalisent que je ne comprends rien. J'écorche atrocement l'espagnol en ces temps, cela ne gêne personne. Dans les baraques, des filles accortes changent les monceaux de pièces que je leur apporte, fruit de mes prestations musicales. Nous mangeons, le belge et moi, buvons, fumons, souvent invités. Une des filles des baraques me conseille d'aller dans son village, pas très loin, en un lieu dont elle me donne l'adresse, car je pourrai sans doute me produire devant un public. C'est le bar du mécène, qui nous héberge chez lui.

- Qu'est-ce qué vous faites commé estyle?
- Mes créations; mon ami est peintre -le petit belge qui m'a transporté-
- Tou fais quoi?
- Des choses inspirées de Magritte
- Souper! Tou vo mé décorer cetté colonné?
- Pas de problème

Accueillant et convivial, le bonhomme. Et rapide en besogne. Le soir même je me produis dans le bar, devant un public clairsemé, mais intéressé par le franchute.
A quelques jours de là, j'entre une fin d'après-midi. Trois marches plus bas, des yeux magnifiques, clairs et d'une puissance exceptionnelle me regardent, souriants. Saisi, je demande à notre amphitryon, qui parle avec la belle personne, s'il sait où je pourrais me ravitailler en chocolate, haschich qui ne soit pas frelaté. Il prie la belle apparition de bien vouloir m'accompagner. Nous sortons. Je me tourne vers elle. La prends dans mes bras. Elle se laisse faire, abandonnée. Long baiser.
De cet instant, nous ne nous quitterons plus. C'était il y a 26 ans.
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Message  Invité Jeu 30 Juil 2009 - 11:50

ça doit bien être la première fois que Silène fait bref, presque sec. La pudeur de l'homme.

Presque tout le contraire de la mémé nourricière, un texte généreux, et pourtant pudique à sa façon aussi dans le choix des mots ( bien des années ont couru depuis que tu as interrompu ta présence parmi nous, et d'autres ainsi.).

Dans le premier passage, même au nom du procédé d'association, je trouve la transition entre la réflexion sur la littérature et les souvenirs d'enfance plutôt brutale.

NB : dans le 1er passage :

Il n'est pas exclu

Dans le 3e :

J'étais resté des heures à méditer sur l'extraordinaire différence entre ces temps et le nôtre

Et j'ai failli perdre le souffle à trouver le verbe de la principale ici (2e passage) :

"La fois où ma sœur, tandis que tu nous emmenais à Golfe-Juan, pour une de ces journées de bonheur qui nous alimentaient pour longtemps, plongeons du ponton, pédalo à volonté, glaces à répétition, boissons comme issues d'une fontaine inépuisable, nous qui étions
interdits de consommation autre qu'aqueuse, dans un lieu recélant d'innombrables caisses de coca-cola, d'orangina, de jus de fruits, t'avait demandé ce qu'était, "

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Message  silene82 Ven 31 Juil 2009 - 9:51

Mais il faut sonder, scaphandrier. Jusqu'où accepteras-tu d'aller, supporteras-tu de reconvoquer des spectres, de rééntendre des voix que tu croyais à jamais enfouies, de revivre la rougeur d'humiliations, le froid soudain de mots qui paralysent? Es-tu prêt à tenter de retrouver ce qui, peu à peu, t'as cimenté, t'a colmaté comme une engobe? Ces griffures qui ont fait réagir ton âme par la sécrétion d'une autre couche, diaphane, translucide: ainsi l'huître fabrique-t-elle la perle, de l'enrobage infiniment pleuré de l'infime grain de sable qui l'a meurtrie.
Le savoir ne sert de rien, et comprendre le pourquoi de l'agression ne change rien à ce qu'on en a souffert. Aussi m'importe-t-il assez peu que toi, paterfamilias, tu aies été relégué dans ton enfance, et que tu aies ressenti de la rage de réaliser que tu n'existais qu'à un degré infiniment moindre que l'hôtel, autel d'un culte païen, auquel on sacrifie toutes les victimes car ce Moloch insatiable toujours en redemande, comme son double cabaretier: the show must go on. Qu'est-ce qui peut trouver grâce à ses yeux, quelle souffrance serait suffisante pour l'arrêt de la machine, pour que soit pris en compte les brisements des soutiers, en bas, dans la cale, qui dans le chuintement des pistons et les jets de vapeur, descendent leurs sanglots très bas, dans l'abdomen, où ils ne perturberont pas le service. Qui s'anesthésieront de travail, d'alcool et de boulimie pour ne pas avoir à regarder qu'ils valent infiniment moins que le temple, moins que la clôture du temple, moins que les brûle-parfums du temple, moins que la plus infime des babioles utiles à la célébration du culte mortifère qui, chaque jour, est servi avec dévotion, petit-déjeuner, déjeuner, dîner.
Est-ce ainsi que les hommes vivent?
Le drame de l'humanité vient de ce que les hommes ont la faculté biologique de se reproduire, et qu'ils y ajoutent un semblant de conscience de leur existence. Quelle étrange idée que de vouloir bouturer ses béances, reproduire ses mutilations, cloner ses meurtrissures: sans évaluation approfondie, état des lieux sans concession, laissant raisonnablement supputer que l'on va pouvoir intégrer ces paramètres essentiels au viatique dont on va enduire ses rejetons, on peut impunément procréer, et lancer dans une mer houleuse des esquifs déjà fragilisés? Si encore on engendrait pour voir, en observateur dubitatif, pour se rendre compte, ma foi, de ce qu'il advient; mais c'est que l'humanité entière, dans une frénésie grimaçante, s'acharne à dupliquer ses stigmates, d'une génération l'autre. De temps en temps naît un épigone aux héros, qui ambitionne de dupliquer en grand; les deux moustachus de l'histoire récente, l'autrichien et l'handicapé georgien, en étant l'illustration.
Aussi, allongé en ce lit comme eskimo à la chasse dans son kayack, puis-je énoncer:

Monsieur mon père
les enveloppes sont nombreuses qui recouvrent le cœur de ce que j'ai à te dire; il est vraisemblable qu'il m'y faudra revenir à de nombreuses fois, et interroger sous des angles différents.
Quelle étrange idée, vraiment, que de vouloir faire alliance avec le rigorisme parpaillot! Contre nature, à mon sens. Un pays qui n'a pas sourcillé, bataillon de prudes tortionnaires en avant, de poser des lois de Prohibition criminalisant la simple consommation d'une bière. Il ne peut que rester des traces redoutables d'une schizophrénie aussi délirante: alors vraiment, le pays est devenu abstinent en ces temps? Ça alors...parce qu'il semble, au contraire, que ce fut le règne de la débrouille, du passe-droits, l'envolée définitive de la puissance de la pègre.
Cette vision américaine du monde, comment en rendre compte? Comment évoquer les effets pervers que les contrats moraux, issus de la bonne foi et de la droiture, ne peuvent manquer de susciter quand ils sont manipulés par le savoir ancestral de tribus païennes? Un peu de clarté peut-être à ces considérations sibyllines? Les actes fondateurs des 13 Etats qui constituèrent le socle de l'Amérique sont un modèle de respect de l'individu, de garantie de ses droits, de refus des apparences qui pourrait amener de l'arbitraire. Charte chrétienne, au sens le plus noble du mot. Le cher Albert Cohen, a qui on ne la faisait pas, -on ne traverse pas le nazisme sans apprendre ce que chrétien veut dire- parle fort bien, dans Belle du Seigneur, à propos de l'oncle d'Ariane, Agrippa, de ce qu'est le chrétien véritable, qui se trouve confondu, stricto sensu, avec le juif selon le Seigneur (Béni Soit Son Nom)-. Bienveillance véritable, ni mièvre ni sotte; préjugé favorable envers tout individu, jusqu'à preuve de sa volonté de nuire. La déclinaison des vertus cardinales est longue. Je soutiens que la loi américaine a été tordue et détournée de son esprit initial au 19 ème siècle, où l'afflux de populations européennes, mais de l'Europe ne se reconnaissant aucunement dans les paradigmes protestants, a modifié la donne de manière irréversible. Les pères fondateurs de l'Amérique étaient des héros de la foi, préférant risquer leur vie pour vivre selon leurs convictions: l'apport considérable des huguenots à la révocation de l'Edit de Nantes n'ayant fait que renforcer cet état de fait. Contrat moral, respect de la parole, crédit important accordé à la parole de l'individu, toutes ces dispositions si satisfaisantes et heureuses quand les gens sont de bonne volonté et intègres se trouvent détournées et manipulées quand des peuples d'autres cultures, pensant autrement, sont assimilés. Les italiens affamés de la fin du 19ème sont des enfants du pays de Nicolo Machiavel: ils n'ont pas besoin d'avoir lu le Prince pour en avoir compris les principes essentiels.
Un peu long, peut-être, cher père? Ces longues périphrases pour tenter de poser des jalons et débrouiller, afin de me le rendre mieux lisible, l'écheveau compliqué de visions du monde contradictoires.
Pour ce que j'ai pu en percevoir, une certaine culture particulière émane de la classe laborieuse américaine, qui a élaboré, comme tout groupe humain, un certain nombres de mythes constituant des articles de foi. A ce propos, le combat sans merci entre le puritanisme comme mot d'ordre, caution pour une fraction importante d'électeurs, et la réalité prosaïque est proprement sidérant: où ailleurs qu'en Amérique peut-on voir assigner un Président par un simple magistrat pour une ridicule histoire de turlutte? Peu importe que ce soit une manœuvre d'opposants: le simple fait que cela fonctionne et soit possible donne bien la mesure des enjeux.
Le thème est complexe, et tu le comprends bien: je ne cherche aucunement à juger, encore moins à accabler. Je veux arpenter les points de dysfonctionnements, les zones de désaccord dans la vision du monde qui eurent un tel retentissement dans nos vies, petits embryons d'humain jetés dans un monde incompréhensible, qu'il me faudra le tourner et le retourner.
C'est un mystère qui ne s'est jamais réellement dissipé pour moi que cette allégeance de ta part à une foi étrangère: notre paganisme provençal - au mont Bégo, qui domine la vallée des Merveilles, dans notre haut-pays, se célébraient les cultes de Mithra, fort longtemps, au cours desquels l'initié recevait le sang du taureau qu'on égorgeait au dessus de lui, étendu dans une fosse; image de la naissance, entre sang et fèces- repeint de pimpant christianisme a enfanté une vision du monde particulière. Nos saints sont de fort bons saints: Mrg Myriel, qui reçoit Jean Valjean, en est un bon exemple. La catholicisme n'est pas exempt de grandeur, et il a l'avantage de laisser coexister toutes les formes de dévotion et de spiritualité: à côté de mystiques de l'envergure de St Jean de la Croix, les petits capucins, les carmes, et la considérable cohorte des petits ordres monastiques a droit d'existence. Le protestantisme se situe d'emblée sur un autre plan, autrement ambitieux: se voulant héritier et continuateur du Temple de Jérusalem et de la synagogue, il revendique de très hautes exigences qu'à l'évidence, seule une poignée de fidèles peut remplir. Jusqu'à une disposition néo-testamentaire, vivement conseillée par les apôtres, qui, conservée par Rome, a été abandonnée par le temple, alors qu'elle est, à l'évidence, d'une grande utilité spirituelle: la confession.
Nous savons bien toi et moi de quoi je parle: en quoi étais-tu prohibitionniste, toi, papa, héritier d'une cave considérable, constituée par ton père et ton grand-père, et que je bus sur plusieurs années, car tu l'ignorais? Cette profession perpétuelle de modestie et d'humilité, à quoi rimait-elle? N'étions nous pas, à notre façon, de petits hobereaux des métiers, aubergistes s'étant hissé, par leur compétence, jusqu'à l'hôtellerie de bon aloi? N'est-ce pas, si tu l'examines avec soin, cette administration de comptable, venue de madame, qui a amené la décadence progressive, puis le ralentissement, puis la mort d'un établissement qui s'était développé, bon an mal an, durant quasi 2 siècles? Si l'on n'accepte pas une certaine dionysie, un entrain festif qui peut déborder un peu, il ne faut pas être hôtelier, mais frère portier de monastère. On gagne sa vie et l'on se développe, dans ces métiers, sur le plaisir sensuel: le puritanisme baptiste l'a en horreur, le pourchasse et tend à l'exterminer.
Je ne vois pas d'autres raisons à ce lent engloutissement; oui, en notre pays, à la fin de la noce, quand, dans le petit matin, les invités restants rassemblent leurs esprits, on doit les revigorer, pourquoi pas d'une soupe, pourquoi pas à l'oignon: c'est ainsi qu'on constitue clientèle.
L'art de l'aubergiste est subtil, mélange de fermeté et de tolérance, capacité à gérer avec compétence la fermentation que le plaisir amène aux âmes, jusqu'à les faire, parfois s'épandre: on est fait pour ça ou pas.
Il faut être amène et intransigeant à la fois. La doctrine évangélique, fort méfiante quant aux débordements que le bon vin peut susciter, ne pouvait que se trouver en porte-à-faux dans cette configuration.
Cher papa, t'es-tu trouvé subjugué par une fermeté implacable, accompagnée d'un savoir théorique infiniment supérieur au tien? Toi seul saurais, si tu tenais à approfondir les tenants et les aboutissants de ta relation avec madame ma mère.
Ma lecture globale, de ma place, est la suivante: enfant délaissé, quasiment victime d'abandonnisme, comme nous le savons bien, la découverte d'un idéal décrit par des textes admirables -qui n'est pas émerveillé par la simplicité et l'évidence de l'évangile?-, tu t'es allié à une personnalité de fer, alors que tu étais, toi, de chair et de sang. Connais-tu tant d'individus capables de partir seuls en territoire étranger, et y faire leur trou si vite, missionnaire envoyée par son église d'abord, puis assistante d'un pasteur, puis directrice de la colonie que ledit pasteur a fondée? Il fallait certes du fonds.
Mais l'infirmière est là pour mes soins bi-quotidiens, et il me faut te laisser.
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Message  Invité Ven 31 Juil 2009 - 10:58

On change de ton. Quel melting-pot d'idées, de notions, de récriminations !! Dense, très dense, le scaphandrier touche au fond vaseux. Pourtant les paillettes de lumière ne sont pas absentes, juste un peu éparpillées.

"N'étions nous pas, à notre façon, de petits hobereaux des métiers, aubergistes s'étant hissés"

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Message  silene82 Dim 2 Aoû 2009 - 20:41

Pourquoi, sans qu'aucune association particulière le justifie, des images me traversent-elles l'esprit, en un bombardement continu, comme la trace des électrons visualisée sur écran dans les films? Les neurones s'affolent de temps à autre, activent les sauvegardes? Pourquoi des images enfouies depuis des décennies remontent-elles à la surface? Pourquoi revois-je avec une telle netteté les visages de rencontres de voyages? Vais-je mourir, et est-ce le fameux signe, la vie revisitée en un clin d'œil? Pourquoi si souvent, dans mes voyages, ai-je eu des contacts d'une si profonde intensité, où il semblait que nous nous connaissions de toujours, avec des inconnus de l'heure précédente? La métempsychose serait donc vraie, et je serais une vieille âme, qui se déplace en lieux connus, et reconnaît, de place en place, d'autres âmes familières?
Je me souviens.
Les guerres sont gagnées ou perdues par la coïncidence de multiples facteurs, souvent liés au temps: Waterloo en est un bon exemple. Dans l'engloutissement du paquebot que fut la fin de l'hôtel, je n'avais pas l 'envergure ni la stature que quelques années de plus m'auraient permis d'obtenir.
Une carrière de matériaux de qualité; pas inépuisable, certes, mais stockables et réutilisables à des fins de décoration. En 1900, pour l'aile, et la grande galerie qui y conduisait, jouxtant la salle à manger décorée à fresque de rinceaux et d'oiseaux, dans un style exquis de villa pompéienne, salle de taille à recevoir des noces de 150 à 200 invités, on bâtissait efficient et esthétique à la fois; C'est l'époque du Negresco et du Ruhl à Nice, du Carlton à Cannes. Pléthore d'artisans doués, italiens du Piémont, génois, jusqu'à des vénitiens. Maîtres es-marbre poli. Que je détaille, en faisant défiler, tel un inventaire d'huissier, les points remarquables.
Entrée, évoquée déjà: sombres boiseries sur tous les soubassements, jusqu'à hauteur d'appui, incluant l'accueil -la banque, en terme hôteliers, non pas telle qu'on les dispose aujourd'hui, où l'informatique détient tous les secrets, mais telle que l'on concevait l'espace quand c'étaient les papiers qui en avaient la charge. Côté client, une paroi ouvragée, moulurée, brillante, évoquant l'acajou. Les peintres en faux-bois étaient de vrais artistes, puisque ce ne fut qu'au démontage qu'il devint manifeste que ces boiseries étaient en pitchpin dense et lourd. Paroi montant jusqu'à mi-poitrine d'un individu de taille moyenne, sorte de redoute par conséquent. Je n'ose imaginer ce que pouvaient ressentir les personnes de petite taille derrière ce rempart.
Côté boutique, où, depuis mon plus jeune âge, ainsi que mes sœurs, j'appris les nombreuses subtilités du commerce avec la clientèle, échange guindé cependant, et que j'eusse échangé bien volontiers, quand j'en eus connaissance plus tard, avec la place d'enfant dans la boutique d'un marchand marocain, ou turc, ou indien. Tant par l'abondance de marchandises et les subtilités attachées à chacune d'elles, que par la circulation continuelle, la noria de clients.
Côté commerce, donc, invisible à l'œil du client, les renfoncements détenant les registres, les réservations, le suivi au quotidien des affaires courantes: l'entreprise n'avait pas de bureau spécifiquement dévolu aux tâches comptables, elles s'effectuaient là, à la bonne franquette. Il est vrai qu'un cabinet comptable collationnait la totalité des documents. Mais tout de même, quand je repense à ces temps, la naïveté quasi enfantine dans laquelle on pouvait vivre en ces temps provoque une grande bouffée de nostalgie.
Les clients désireux de sortir obtenaient un passe de la porte d'entrée; nous en avions une bonne trentaine, et c'est ainsi qu'un jour, la superbe exposition des tableaux de mon grand-père, décorant les nombreux murs du hall de réception, une bonne quinzaine, accompagnés d'un Deconchy, impressionniste, évidemment sans la notoriété universelle des pointures, mais tenu par eux pour « quelqu'un du bâtiment », avis d'autant plus pertinent qu'il était architecte, et énoncé par Renoir, dont il était l'intime, ainsi que de Monet. C'est lui qui réussit à persuader Renoir de venir s'installer en notre bonne ville, et qui lui dénicha les Collettes, d'où Renoir ne repartit que pour sa dernière demeure. Le bonhomme en question, Ferdinand Deconchy, était le grand-oncle de mon père, le tableau de sa main un Sous-bois traversé d'une rivière, d'une façon superbe. Je suis encore affecté de cette perte, 35 ans après, maudissant l'ingénuité de mes parents qui ne soupçonnaient pas que les voleurs volassent, ni que leur faciliter la vie était une bien étrange idée.
Ayant traversé la galerie, décrite par ailleurs, une volée de marches avec un tapis rouge laissant voir le marbre sur les côtés, et maintenu par une barre de cuivre. Et un escalier remarquable, qui utilisait le mur donnant sur la rue pour se déployer, magnifié d'un travail de ferronnerie supportant la rampe, de noyer blond. Escalier d'un dessin admirable, et qui aurait justifié, entre les mains d'un architecte d'intérieur de talent, que l'on construisît, après son démontage, une maison pour le mettre en valeur.
Cela pour situer dans quelle disposition je me trouvais en ce temps, et qu'il apparaisse bien clair que si j'avais la capacité de juger de la qualité des objets, ayant été formé à cela, je manquais cruellement de l 'allant et l'organisation qui m'eussent permis de mettre à l'abri ces pièces superbes, avant que le bâtiment ne tombât sous les coups des démolisseurs.
Ayant expérimenté avec délices les édifiantes lectures ésotériques de Mme Blavatski, je vivais en ces temps, avec la belle personne qui m'avait suivi, dans un monde où le surnaturel prenait pension: les miroirs se peuplaient d'apparitions étranges, des lumières étonnantes éclairaient nos pénombres, et nos chats semblaient fort sensibles à d'étranges présences.
Aussi tout pénétrés de la volonté d'aller plus loin dans la connaissance initiatique, et rejetant tout ce qui est du monde, décidâmes-nous d'entrer à l'ashram. Les servants en durent être quelques peu interloqués, aussi m'adressé-je à eux, par-delà les années.

Messieurs du Lotus et autres aimables fleurs, à vous, salut!
Sans doute, pour ceux qui demeurèrent, après que le vent en bourrasque qui souffla sur votre ermitage, après que l'éminence de votre obédience ait vu un juge d'instruction s'intéresser d'une manière assez serrée à ses agissements vis-à-vis de jeunes filles, quelques uns se souviendront de l'étrange cortège qui gravit un beau jour d'été les pentes douces menant au monastère.
Que l'on soit fou, passe; que l'on manifeste par sa mise l'humilité et la modestie seyantes en semblable démarche, fort bien. Mais que l'on prétende délaisser les biens de ce monde, et venir, en anachorètes, simplement vêtus d'un drap, cela, manifestement, n'entrait pas dans votre catéchisme. D'où l'échange de sourds que nous eûmes à l'entrée, après qu'effrayés par l'étrangeté de notre arroi, vous eûtes fermé les grilles, de crainte, vraisemblablement, que nous ne constituions quelque cheval de Troie, propre à inoculer des germes redoutables. Vous souvient-il de la conversation que nous eûmes, vous, en charge des affaires courantes, et nous, pélerins démunis?
- Qu'est-ce que vous voulez?
- Comment, qu'est-ce que nous voulons? Mais nous retirer du monde, bien sûr. C'est l'endroit pour cela...
- Qu'est-ce que c'est que cette pantalonnade? Vous n'êtes pas sérieux?
- Les plus sérieux du monde. Nous voulons ce que vous possédez...
- Mais ce n'est pas comme cela que ça marche...
A ce moment une petite foule grossissait, de fidèles et d'affidés, de l'autre côté de la grille. Quelques uns louant hautement la rectitude implacable de notre démarche : « ce sont des bhaktis, comme en Inde; ils ont renoncé à tout, il faut les laisser entrer: ils sont dans l'esprit du Bouddha »
- Mais c'est vraiment n'importe quoi: qu'est-ce que c'est que ce cirque?
- Quel cirque? Nous voulons la lumière....
- Mais nous ne l'avons pas, la lumière....
- Comment, vous ne l'avez pas? Mais alors, les livres du Maître?
- Ecoutez, le Maître dit clairement qu'il faut chercher la Voie...
- C'est ce que nous voulons...
- Mais nous, nous n'avons pas la réponse; c'est vous qui devez la trouver..
- Mais c'est bien un monastère ici? Pour méditer...
- Oui, mais ce que nous recherchons, ce sont des adeptes normaux, des gens qui ont des revenus, qui peuvent acheter les livres du Maître, faire des dons à l'ashram...
- Mais nous, nous cherchons la Vérité
- Nous ne pouvons rien pour vous; laissez nous en paix, allez vous en!
Sur ceux, les gendarmes que vous aviez appelés arrivèrent, tentèrent de vous convaincre que nous étions manifestement des recrues de choix, et devant votre refus péremptoire, nous raccompagnèrent jusqu'à notre véhicule, en nous priant instamment de circuler.
Je dois vous remercier, tardivement il est vrai, du raccourci que vous nous permîtes en cette occasion, qui nous épargna probablement un détour inutile. Et je me souviens des ressources remarquables que déploie l'être humain en situation critique, puisque, voulant imiter l'abnégation absolue de Gandhi, j'avais brisé mes lunettes, -sottise que Gandhi, bien au fait des contingences terrestres, ne fit jamais, lui- et réussis néanmoins à redescendre les 80 kms de route malgré ma vision proche de celle du rhinocéros.

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Message  Sahkti Dim 2 Aoû 2009 - 20:44

Houla, mais j'ai abandonné le train en marche je vois, zut alors, désolée !! Je compile tout ça pour le lire à mon aise.
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Péroraison grabataire - Page 2 Empty Re: Péroraison grabataire

Message  silene82 Dim 2 Aoû 2009 - 20:58

Sahkti a écrit:Houla, mais j'ai abandonné le train en marche je vois, zut alors, désolée !! Je compile tout ça pour le lire à mon aise.

Aïe aïe aïe alors les coms gentils que tu m'avais mis vont être annulés? Peter, boc, à l'aide, un coup de bisousoursage...
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