EXO OGAWA : Cet intime inconnu

Ce jour-là, je n’étais pas décidé à sortir. Il faisait un froid très vif pour un mois d’octobre, et j'avais enfilé mon manteau uniquement dans le but de descendre à la boulangerie en bas de l’immeuble. Dès que j’ai ouvert la porte extérieure et mis le nez dehors, le vent s’est engouffré dans le couloir et j'ai été saisi par cet air si pur, si cristallin qui vivifie certaines journées d'hiver. On était dimanche. J’ai acheté le pain, suis remonté quatre à quatre le déposer sur la table de la cuisine, puis je suis redescendu aussi vite, revigoré par la fraîcheur et la lumière qui conféraient à cette journée une aura particulière.
Je me suis dirigé vers Kensington Gardens où j'ai l'habitude de prendre l'air quand la météo le permet. Je me suis installé sur un banc, non loin de la statue de Peter Pan, me demandant ce qui se passerait si la sculpture se mettait à grandir, un beau jour : combien de temps s’écoulerait jusqu’à ce que les gens s'en rendent compte ? Quelles polémiques cela déclencherait-il ? Serait-ce pris pour un miracle, une supercherie, un signe de l’au-delà ? Comment ce signe serait-il interprété ?
J’en étais là de mon questionnement à l’instant où j’ai remarqué un homme assis sur le banc à côté du mien. Il devait avoir la quarantaine et portait des vêtements de marque. Il a attiré mon attention à ce moment-là car il s'était soudain affaissé, la tension avait lâché qui maintenait son corps en position assise, le dos bien droit. Je pouvais voir un livre posé à sa gauche. Il tenait son visage dans une main et sanglotait. Son corps était secoué de spasmes à intervalles réguliers.
J’ai scruté les alentours, mais personne ne s’intéressait à nous. J’ai attendu un peu, puis je me suis approché de lui :

- Ça ne va pas ? ai-je murmuré, je peux faire quelque chose pour vous ?

Il a levé la tête, m’a regardé droit dans les yeux durant quelques secondes qui m’ont paru abolir le temps, puis, d'un geste de la main, il m'a invité à m'asseoir à côté de lui.

- Vous avez des enfants ? m’a-t-il demandé.
- Je suis célibataire.

Il a pris une grande inspiration.

- Mon fils pleurait quand je partais au travail. Il se postait à la fenêtre et me regardait m’éloigner. Lorsqu’il était plus jeune, je lui faisais de petits signes, je me cachais derrière la barrière pour le surprendre, je relevais la tête et faisais coucou. Il éclatait de rire. » Il a eu un sourire un peu triste. « Et puis un jour il s’est mis à pleurer après mon départ. Je voyais ses traits tordus derrière la vitre, sa bouche déformée par la douleur, alors j’ai arrêté de vouloir le faire rire. À compter de ce jour-là, je suis parti au travail sans me retourner.
- Et c’était tous les jours pareil ?
- Je sais qu’il pleurait, oui, je ne voulais pas le voir mais ses larmes inondaient mon visage.

Il frissonna. Ses mains commençaient à blanchir tellement le froid les avait engourdies. Il reprit :

- Vous savez, la nostalgie de l’enfant quitté par sa mère ou son père, on la garde en soi toute sa vie. Elle ressurgit toutes les fois où l’on souffre, avec autant d’intensité.
- Et maintenant, comment va-t-il ?
- Mon fils ? Je n'en sais rien, il n'est pas avec moi.

Je n’ai su que dire. J'ai regardé le livre qu'il avait de nouveau saisi. Il en caressait la couverture. Elle semblait douce au toucher. Elle représentait une mer étale plongeant dans le ciel, en un dégradé de bleu qui passait du vert d’eau au violet. Une très belle couverture. Il a suivi mon regard :

- Yoko Ogawa, vous connaissez ?
- Non. Il est japonais ?
- Elle est japonaise, dit-il en appuyant sur elle pour rectifier mon erreur. Je viens de trouver ce recueil sur le banc, en arrivant tout à l'heure. C'est l'histoire d'une femme qui va se marier. Elle rencontre un homme et son fils. Le père est fasciné par les réfectoires. Pendant que le garçon joue avec le chien de la jeune fille, l’individu raconte pourquoi les cantines l'obsèdent. Elles lui rappellent son enfance et les séances de natation à l'école. À la fin, la fiancée s'en va vers un avenir qu’on ne pressent pas très radieux.
- Le passé qui ronge l’avenir, c’est cela, n’est-ce pas ?
- On peut le voir ainsi, oui.

Le silence s’est fait. Nos regards se sont portés vers le ciel. Un ballon gonflable flottait, tirant une banderole qui enjoignait : Lost : les disparus. Vous avez raté le premier épisode ? Ne manquez pas le deuxième ! Une femme est passée devant nous. Elle poussait un landau. Le vent rabattait ses cheveux sur son visage. L’homme a poursuivi :

- Vous savez ce qui est étrange avec les enfants ?
- Quoi donc ?
- Même tout petits, ils reconnaissent un bébé quand ils en voient un.
- Qu’y a-t-il d’anormal à cela ?
- Eh bien, c’est un peu comme un chien qui en croise un autre : je me suis toujours demandé comment ils se reconnaissent : se dit-il Tiens, voilà un congénère, ou voit-il juste une forme – quatre pattes, une queue, un museau – facilement assimilable à ce qu’il sait de lui-même ? Dans ce cas, il pourrait aussi bien aller vers un chat ou un renard, non ?
- Oui, mais avec les enfants, il n’y a pas d’erreur possible, n’est-ce pas ?
- Non, bien sûr. Néanmoins, j'aimerais savoir de quelle manière ils évaluent l’âge d’un enfant. Pourquoi s’exclament-ils : Oh ! un bébé ? Est-ce parce qu’il se tient assis dans sa poussette qu’ils l’identifient comme tel ? Ce petit être pourrait pourtant savoir déjà marcher, à l’instar de ces bambins.
- Peut-être ont-ils simplement le souvenir d’avoir été désignés ainsi jusqu’à l’âge de deux ou trois ans ?
- Probablement, oui.

L’homme est redevenu silencieux. Les feuilles mortes dansaient à nos pieds.

- Vous venez souvent ici ? me suis-je enquis.
- Je ne pense pas que je reviendrai, il y a trop de fantômes dans ce parc. Vous voulez garder le livre ? Je vous le laisse.
- C’est très gentil à vous. Je vais rentrer le lire bien au chaud.

Nous nous sommes salués avant de partir dans des directions opposées. J'ai marché jusqu’à mon appartement et me suis préparé un thé avant de m’installer confortablement dans le canapé avec le recueil. Sur la page de garde, quelqu’un avait inscrit les mots suivants, d’une belle écriture penchée : Le passé ne nourrit pas l'avenir. Invente le présent.
Je me suis plongé dans la lecture. À la fin de la nouvelle, quelque chose m'a frappé. Cela pouvait être un détail, mais il m’a tout de même semblé étonnant : l'homme m'avait parlé de l’enfant qui accompagnait son père. Or, il n'en était fait mention nulle part dans l’histoire que je venais de lire. La future mariée rencontrait un individu qui scrutait l’intérieur du réfectoire et évoquait ses souvenirs. Le chien musait ou somnolait tour à tour pendant leurs conversations.

J’ai pensé à cette histoire presque tout l’après-midi. Peu avant que la nuit ne s’installe, je suis retourné au parc : la marche éclaircit les idées. Quelque chose m'échappait chez cet étranger, mais je ne parvenais pas à en déterminer la cause. Le vent n’avait pas faibli, aussi je me suis hâté le long des allées. De rares promeneurs tardifs se pressaient. S’ils n’étaient pas poussés par le vent, ils se courbaient pour contrer les rafales. L’heure de la fermeture approchait. J’allais me diriger vers la sortie quand j’ai aperçu une feuille placardée sur un arbre. Je me suis avancé pour la voir de plus près. C'était un avis de recherche avec, sous les lettres MISSING, une photo sur laquelle je distinguais un petit garçon tenant la main de l'homme que j’avais rencontré quelques heures plus tôt. Au moment où je tendais le bras pour saisir le papier, une bourrasque soudaine l’a détaché et il s’est envolé.
Sur le chemin du retour, j'ai enfin trouvé ce que j’avais remarqué, sans vraiment en être conscient, chez mon interlocuteur : les jours de grand froid, l'air expiré est visible, il forme une vapeur blanche en s’exhalant. Ce n’était pas le cas chez lui : aucune buée, si éphémère fut-elle, ne s’échappait lorsqu'il respirait.