Petite nouvelle presque fantastique

   Bertrand était un homme comme les autres. Il était de taille moyenne : pas moins d’un mètre soixante dix et pas plus d’un mètre quatre vingt. Il avait une tête ronde avec le crâne légèrement dégarni, des yeux caverneux avec de grosses cernes en dessous. En somme, imaginez-vous le plus banal des êtres humains, celui qu’on ne remarque pas même lorsqu’il vous bouscule dans la rue. Et bien, il était de ceux là. Bertrand approchait de son soixante-huitième anniversaire. Il vivait en compagnie de son épouse dans un petit appartement de la banlieue parisienne. Il n’aimait pas sa femme mais ne la détestait pas non plus. Elle était, tout simplement. Tout comme il s’appelait Bertrand et avait le crâne dégarni, cette femme était son épouse. C’était un fait.
   Son appartement était classique. Depuis la première année de sa retraite il y entassait toutes sortes de maquettes. Une maquette de la tour Eiffel, une maquette d’un avion de chasse de la seconde guerre mondial, une de la statue de la liberté etc. Vous l’avez deviné, Bertrand avait une passion : les maquettes. Ce sont d’ailleurs ces maquettes qui sont le point de départ de cette histoire; car l’épouse de Bertrand ne partageait pas cette passion. Souvent, elle pestait contre ces objets qui encombraient toutes les pièces de l’appartement. « Fiche-moi ça à la poubelle, on ne peut même plus mettre les pieds dans le salon ! Non mais tu m’écoutes ? » Voilà ce que ce jeune retraité subissait tous les jours. Ainsi, depuis sa retraite, son épouse était passée d’un fait sans importance à un fait désagréable. Tout comme on se rend compte, après des années, que la table basse offerte par sa mère-et dont on ne peut se débarrasser-est d’un très mauvais goût.
   Bertrand n’avait pas d’enfants, pas de frère ni de sœur et n’avait pas d’amis, sauf peut être un vieux livre de magie acheté dans une brocante par curiosité. Ce livre, il le lisait tous les soirs, si bien qu’après quelques années en sa possession il en connaissait le contenu presque par cœur. Un beau jour où les grognements de sa femme l’avaient particulièrement mis de mauvaise humeur, Bertrand fut atteint de folie. Comme ça : la seconde d’avant il était sain d’esprit, celle d’après il était fou. C’est ainsi qu’il prit la décision de se débarrasser de ce meuble encombrant et de mauvais goût. Il pourrait ainsi construire ses maquettes à sa guise sans être dérangé.
   Pour tuer sa femme, Bertrand avait l’embarras du choix. Il choisit l’empoisonnement. Depuis toujours elle était allergique au paracétamol, une substance présente dans la plupart des médicaments contre la fièvre et les maux de tête. Quoi de plus simple alors que de glisser dans un verre une petite pastille contenant cette substance et de le tendre ensuite à sa chère et tendre épouse ? C’est ce que fit Bertrand. Il la regarda agoniser sans esquisser le moindre geste de repentir. Après la mort de sa femme, Bertrand la découpa délicatement en plusieurs morceaux qu’il encastra dans une énorme malle. Pour être sûr que le corps ne soit pas trop ballotté, il remplit la malle avec du ciment, la referma et la verrouilla à l’aide d’un cadenas puis la rangea dans la partie de la cave de l’immeuble qui lui était échue. Il alla ensuite déclarer la disparition de son épouse au commissariat le plus proche. Bertrand subit quelques interrogatoires, puis après plusieurs années l’affaire fût classée en attente de nouveaux éléments.
   Bertrand croyait en la magie, celle de son livre, naturellement. Il entreprit donc d’établir une protection pour qu’aucune main humaine ne puisse jamais l’ouvrir. Avec de la peinture blanche il dessina un pentagramme sur la malle contenant sa femme et récita beaucoup de formules compliquées. La protection fut ainsi faite. Bertrand reprit ses constructions de maquettes. Dix ans plus tard il fut interné en hôpital psychiatrique pour troubles mentaux. Il avait 81 ans. Son appartement fut mis en vente mais l’homme qui le racheta ne fouilla jamais la cave. Bien des années étaient passées depuis le jour de ce tragique accident. L’immeuble n’abritait plus aucun résident et on entreprit sa démolition. Sous le tas de gravas les ouvriers découvrirent la malle. Voyant qu’elle était cadenassée et dure, ils utilisèrent la grue pour l’ouvrir et casser le béton. Le corps fut découvert et l’on fît très vite la liaison avec Bertrand. Mais tellement d’années s’étaient écoulées que ce vieux monsieur n’encourait plus aucune peine de justice. « Prescription », expliqua le juge aux enfants de son épouse. On interrogea, par formalité, ce très vieil homme mais Bertrand n’exprima rien sinon un sourire niai d’homme fou et, le policier l’avait remarqué mais pas compris, de satisfaction. Nous, nous avons compris pourquoi : la magie avait fonctionné; la malle n’avait pas été ouverte par une main humaine.