La liste inachevée de mes peurs sera la vôtre

[Raoulraoul]

La liste inachevée de mes peurs sera la vôtre

I
Peur de se lever Peur de devoir choisir Peur un matin de rencontrer Dieudonné Peur de philosopher Peur de chanter la Carmagnole Peur d’être l’ombre de moi-même Peur de tuer ma mère ou mes enfants Peur de raconter une histoire Peur de la vie Peur de visiter les monuments Peur d’entendre chanteur leurs pierres Peur d’être héros national Peur dans le grille-pain de trouver mon cadavre Peur de me voir Peur de grimper un escalier Peur du dernier repas avec grand-mère Peur de me brosser les dents Peur d’avoir été le porte-flingue de Margaret Thatcher Peur de surveiller la courbe du CAC40 Peur de réaliser un saut triple axel devant le Sumo Peur des lentilles vertes qui flottent dans ma baignoire
II
Peur d’avoir un trou quelque part Peur de rouler en Ferrari Peur que les arbres un jour refusent de pousser Peur devant moi qu’une femme se déshabille Peur d’acheter des boulons et de les envoyer à la gueule d’un patron Peur d’une tragédie qui serait une comédie Peur d’un canard à l’abri dans mon pantalon Peur de souffrir Peur d’aérer la maison d’un asthmatique Peur de doubler Fangio Peur de cesser d’aller à la messe Peur qu’un cheval se couche dans mon lit Peur le dimanche que les enfants travaillent Peur que les vivants soient trop vivants Peur de la charrette des fermiers revenant des abattoirs Peur pour Jean-Sébastien Bach quand il eut son vingtième enfant Peur de cacher un juif encore aujourd’hui Peur d’ordonner une fête sous un hangar
III
Peur d’ouvrir ma chemise au hasard Peur d’appeler mon chien Adolphe Peur d’être éclectique Peur de respirer le vent Peur de courir sur place Peur de réfléchir Peur de croiser le fer avec mon double Peur de jouer avec une Société du Faire-Valoir Peur de rincer les ossements de mes victimes Peur que la mer soit trop forte Peur que mon scooter marche à l’explosif Peur d’aimer Peur de rire Peur que Rimbaud refasse un poème Peur des insectes une nuit d’orage Peur à la rivière de voir sombrer le Titanic Peur d’un homme nu Peur que gonfle la colère des humiliés Peur dans le four qu’on retourne des corps Peur du cinéma partout dans les esprits Peur d’une haleine fraîche Peur des villages planétaires Peur de joindre les deux bouts Peur de dormir pour se réveiller Peur de la beauté Peur que les militants triomphent
IV
Peur qu’un train nucléaire traverse nos jardins Peur que toutes les filles se prennent pour Jeanne d’Arc Peur de monter au créneau Peur que la TSF soit préhistorique Peur d’écrire la liste de mes peurs Peur qu’on recherche une crainte même dans le cortex Peur de penser comme personne d’autre Peur d’avoir l’ADN d’un pharaon Peur que les nymphéas se noircissent à Giverny Peur de bondir Peur de jongler avec mes concepts Peur d’écouter calmement les vieux Peur de ramasser une médaille Peur de me découvrir devant la science Peur de cracher Peur de porter le sac d’une ménagère Peur de croiser l’heure à toutes les montres Peur d’articuler une phrase qui ne finirait plus Peur de me chatouiller
V
Peur que Noël soit le jour le plus long Peur que dans une bergère on y découvre un ouvrier dormant Peur chaque soir de ne plus déféquer Peur d’atteindre le bonheur Peur de devenir Mao Zedong Peur d’embrasser une étoile dans le cerveau de ma bien-aimée Peur de finir étranglé par ma cravate Peur que les misérables singent les riches Peur que mon petit train déraille Peur qu’une mégère reconnaisse ma supériorité Peur qu’à la Saint Michel personne ne déménage        
VI
Peur qu’une histoire des hommes puissent bientôt ne plus s’écrire Peur d’engrosser des objets Peur que la montagne s’affaisse à nos pieds Peur d’une femme Peur d’un vieillard Peur d’une machine Peur d’une fleur Peur de jouir Peur de marcher dans les allées Peur de suivre le suivant Peur d’être Un Peur un jour de Carême de manger gras et de copuler Peur d’assister au spectacle des revenants Peur de crier Peur de jardiner avec la poussière de nos ancêtres Peur d’accrocher son manteau au perroquet capitaliste Peur de naviguer dans le ventre de sa mère Peur avec les animaux d’avoir un entretien Peur d’éclairer les tunnels qui relient les hommes
VII
Peur sur ma chaise de mourir assis Peur dans un jeu de ne plus jouer Peur d’être plus intelligent que la normale Peur de caresser un visage Peur d’arriver quand tout est fini Peur de lasser son auditoire Peur qu’un militaire arbore un sourire de princesse Peur dans le bocage normand que des jhadistes débarquent Peur de la soupe qu’on nous sert chaque soir Peur qu’une opérette remplace la république Peur de sonner le glas Peur des têtes de gondoles dans les magasins Peur du nombre d’or Peur de l’absence Peur de trop de présence Peur d’une marelle sur un pied Peur dans la lumière de trop voir Peur de calculer le nombre de cheveux restant à l’humanité Peur de  m’asseoir sur une lunette Peur longuement de n’avoir plus à penser Peur de déchirer le voile d’Isis
VIII
Peur de …

[David]

Bonjour Raoulraoul,

Les "peur de... " se perdent un peu mais c'est bonheur, comme un paysage qui défile par la fenêtre d'un train ou d'un truc dans le genre, un autobus ou une soirée diapositives accélérée. C'est assez enivrant comme écriture, très poétique à mon goût, ça m'évoque aussi des crises d'angoisses ou des conseils parfois entendus : "écrivez, ça fait du bien", entendus ou imaginés ou interprétés, comme aussi "faire la liste, faire le plan", ces écrits là pour les calepins et les bloc-notes et les post-it même parfois si on fait assez court, les listes pour les courses.

y'a ça qui est peut-être de la faute de Frappe :

"Peur d’entendre chanteur leurs pierres" dans le I
"Peur dans le bocage normand que des jhadistes débarquent" dans le VII

[hi wen]

bourratif. les peurs sont sympa mais yen a trop.

[Ento]

Fort sympathique exercice de style, en mode écriture automatique soutenue par la répétition. Ca laisse surgir de jolies choses ; parmi celles que j’ai bien aimées, il y a les improbables donc surprenantes (« Peur que dans une bergère on y découvre un ouvrier dormant » - le « y » me semble malgré tout de trop - ; « Peur d’engrosser un objet », etc.) les surprenantes et absurdes (« Peur que Rimbaud refasse un poème », « Peur d’une fleur » - celui-là, je lui donne ma préférence. Ca m’évoque beaucoup, ça me parle beaucoup !) et puis, surtout, les plus intéressantes, les vraies « peurs », que vous énoncez l’air de ne pas. Notamment : « Peur du dernier repas avec grand-mère », « Peur de cesser d’aller à la messe », « Peur d’atteindre le bonheur »… Et pour la fin « Peur de penser comme personne d’autre. » qui résume vraiment bien un nombre incalculable d’histoires… Mais aussi « Peur sur ma chaise de mourir assis ». Tout ça, j’aime bien ou j’aime beaucoup, c’est porteur de sens et j’y suis réceptif. D’autres en relèveront d’autres.
J’allais dire : il faudrait trier. Mais en fait, non : il faut cet enrobage de moins bonnes choses pour laisser les bonnes faire effet, pour lier le tout, le fagoter, un peu comme il faut un excipient avec le principe médicamenteux (pardon pour la comparaison par trop triviale). Bref, resserrer contrarierait sans doute la nature profonde du texte. Texte quoi qu’il en soit très intéressant. Vrai merci !
PS : seul petit bémol pour le titre drolatique, qui représente assez mal le contenu, du moins ne le représente qu’en partie. Il y a certes des choses cocasses dans le lot, mais comme j’ai dit plus haut, il en a de plus profondes, de plus sensées, et ce n’est pas leur rendre honneur que de les reléguer avec les autres au rang de blagues. Ce texte a un fond, l’air de rien !

[Gobu]

"Peur de penser comme personne d'autre" Tiens c'est curieux, moi j'aurais plutôt la trouille de penser comme n'importe qui. Ce n'est pas nécessairement une bonne compagnie.

Pour le reste, j'aime assez cette hypnotique balade parmi les motifs de s'angoisser, étant entendu qu'il s'agit de peurs fantasmées ou au moins passées au mixer de l'écriture. Il en gicle une cascade où quelques vraies terreurs profondes émergent tels des récifs battus par le flot d'un bouillonnement de formules à l'emporte-pièce, au demeurant assez souvent heureuses. Ce qui tendrait à faire de ce texte plutôt un exercice de style qu'autre chose.

Gobu

[So-Back]

« Pourquoi cet effroi, paralysant les membres
Et ce sentiment d’impuissance physique
Uppercut ressenti jusqu'à nos entrailles
Ravalant la fierté, au rang d’honte, a vie »



Autant le dire sans ambages, de quoi avez-vous peur ?
Au lieu de vivre l’instant, vous cherchez vos erreurs
Terroriser a la simple idée que l’on va vous juger
Ainsi ce passe vos journées, avec votre moi tourmenté

[minuit]

La liste inachevée de vos peurs ne sera pas la mienne,
cependant je reviendrai avec plus de temps
vous dire celles qui m'ont plu.

En attendant j'ai aimé entrevoir un peu, si peu
sous cette forme un brin de sincérité.

[minuit]

Finalement, je vais la laisser intacte cette liste.
C'est un truc à ne pas toucher.
Le principe de ce texte, je le trouve bon.
Le reste est personnel, le reste vous regarde.
Nous, nous lisons ce reste.

[Jano]

Bien vu. Quelques images de peur sont assez surprenantes, en tout cas jamais banales. Mais ça fait beaucoup pour un seul homme, non ?

[minuit]

Beaucoup pour un seul homme ?
Non, je ne crois pas.
Surtout si on est plusieurs, comme dans la vie vraie d'un écrivant.

[Raoulraoul]

Merci pour tous vos commentaires. Il vrai que cette liste est entre réalité et fiction. Rien de foncièrement "confession intime". L'intention était de travailler sur l'inventaire, ses différences de catégories. La disparité des genres, registres, donnant un sens ironique ou grave à chaque peur. Cela ressemble à ces foutrasies du moyen-âge qui brassait le monde dans le même sac, la même liste... L'accumulation instaure autant l'unité qu'elle l'annule, la relativise. Merci d'avoir accepter cette foutrasie de maintenant.

[minuit]

Décidément, Raoul...
et vous l'avez trouvé où, ce truc du "au couteau"...?

[minuit]

Non mais oui,
évidemment on a tout de suite l'air con, 
si les commentaires disparaissent à peine ils ont été écrits !!

[minuit]

'tain
c'est space chez vous
Raoul !

[minuit]

Reprenez-vous de suite,
sinon on ne peut plus jouer...!

[Sahkti]

Entre peurs légères et peurs profondes, le coeur balance et finit de toutes manières par trouver un abri dans lequel déposer ses terreurs. J'aime ce "fatras", cet ensemble de craintes qui nous composent et font ce que nous sommes, chacun dans ses individualités. Ces inventaires me plaisent, c'est un genre que j'affectionne et je trouve celui-ci plutôt bien maîtrisé, malgré le format qui pourrait paraître un peu long, à première vue, mais recèle au final énormément de richesses.

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