PHOTOGRAPHIE : La part des anges

[Loupbleu]

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La part des anges

La revue "Propriétés et demeures de prestige" n'a pas de rubrique courrier du lecteur, et c'est une aberration. Elle devrait. J'en aurais à raconter. Une rupture, l'héritage imprévu d'un vieux manoir, je m'étais convaincu que c'était l'opportunité rêvée pour écrire mon nouveau roman.

Mais ici c'est froid, c'est humide ; je laisse le papier moisir, y compris les relances de mon éditeur, y compris le numéro de "Propriétés et demeures de prestige" d'il y a trois mois dans lequel j'ai passé une annonce pour vendre ce taudis et à laquelle personne n'a jamais répondu. Et j'ai le même manque d'inspiration que les lecteurs de cette revue.

Au début, je me promenais, ça passait le temps, depuis, j'ai arrêté de zoner dans ma ruine : c'est nul, c'est froid, c'est humide, et triste comme la pierre... Je filerais du pognon pour qu'on m'en débarasse, si j'en avais. Une fois, j'ai voulu ouvrir les portes aux mal logés : il n'y en a qu'un qui est venu, une nuit, et il est reparti, sans prendre les chandeliers en argent, tant ils étaient noircis et déglingués. Moi qui rêvait d'un scénario à la Hugo... Ca grince bien un peu au grenier, de temps à autres, mais les fantômes et les spectres ne fréquentent pas, même les rats vivants doivent se faire chier comme des rats morts. Basta pour Stephen King. Je suis dans mon chateau. Ciao Kafka. Résultat : je passe mon temps sur le vieux fauteil défoncé, le seul encore potable, sous une couverture en attendant qu'il ne se passe rien.

C'est dans un moment comme ça qu'Antoine a téléphoné.

Antoine est là, mes contre-indications n'ont pas suffit pas à le faire changer d'avis. On a beau être au mois d'Août, ça doit être la pire journée de cet été pourri, et il est venu, c'est lundi soir. C'est ça d'avoir un vieux pote imprévisible... Un mec qui en rentrant chez moi commence par dire :

- Génial, mon gars !

Antoine sourit simplement quand je lui fais faire le tour du propriétaire : le parquet défoncé, les robinets qui coulent de l'eau brune, les salles où il pleut - toutes -, et les araignées qui n'en peuvent plus de toiler le tout.

C'est arrivé au sous-sol qu'il me fait remarquer :

- C'est quoi cette trappe ?
- Quelle trappe ?
- Ben là, sous le bois pourri, c'est une trappe non ? Attend, je l'enlève !

Et je n'ai pas eu le temps de le mettre en garde contre les dangers du tétanos - un moment je me demande si mes vaccinations sont à jour - qu'il soulève la plaque de métal oxydée et découvre l'entrée d'une cave. Il prend une lampe torche et on descend prudemment les marches glissantes de l'escalier abrupt.

- Ca me rappelle un roman que j'ai lu, commente t-il, il y a une explosion nucléaire, et il y a que les mecs qui se trouvent par hasard à la cave qui survivent !
- J'ai lu ça aussi, Malevil, de Robert Merle, c'est ça ? C'était marrant, oui...
- Marrant ? T'en a de bonnes !
- Bah, tu sais... La fin du monde ou autre chose, moi...

Après tout, Antoine est le genre de mec tellement surprenant qu'on peut envisager de passer l'ère post-nucléaire avec lui sans m'ennuyer.

En bas, un sol en terre battue, et un odeur de salpêtre. En face, il y a des bouteilles et trois tonneaux estampillés 1768. Je suis figé, mais Antoine prend un des deux verres, il se précipite pour faire couler, il hume, et il crie :

- Youhhhouuuuuu !!! C'est de l'Armagnac mon gars ! Ou du Cognac... Bon sang, de cet age-là, c'est incroyable ! Eh, eh... Attend, bouge pas, je te sers un coup !
- Antoine, c'est quoi cette tête de mort ?
- Allez goûte moi ça, de la liqueur de deux siècles et demi, c'est pas tous les jours !

Malgré ma vénération pour Shakespeare, c'est Antoine qui a pris le crâne, et qui fait jouer la machoire, prêt à déclamer un "être ou ne pas être", ou un "Helas, poor Yorick" - alors qu'il n'y a pas de raison pour que le mec de ce crâne s'appelle Yorick -...

- C'est qui cette tête de mort ?
- Il a du corps tu trouves pas ? répond Antoine absorbé par l'alcool -et réciproquement-.
- Ben non, justement... Le crâne je veux dire !
- Ah ? Euh ... Le crâne ?... C'est rien ça !

Antoine la manipule comme un jouet, nonchalant, et finit par la caler entre deux tonneaux.

- Ca s'trouve, c'est un gars qui s'est réfugié là et qui s'est suicidé à l'Armagnac. Ou au Cognac. Tu dirais quoi toi ? Attend, je t'en ressers une rasade !
- Et le corps du squelette, il est où, le corps ?
- Armagnac je crois, attend, je suis pas sûr je m'en remets une larmichette... Le corps ? Ben j'sais pas moi .. Peut-être que c'est un gars qui s'est fait guillotiné ! Y a pas de quoi s'en faire ! Ouaip, Armagnac à 90% !

Abbatu, je m'aseois sur un coin de tonneau, les jambes molles et le coeur qui ne bat plus :

- Ca va pas ?
- Sert-moi un verre s'il te plait !

Je le descends cul-sec. Ca brûle et ça fait du bien, et une ptite larme me perle au bord de l'oeil, possible que ce ne soit pas seulement parce que l'alcool est fort. Alors on en prend un autre, on trinque encore, jusqu'à ce qu'Antoine pointe son doigt vers le creux de l'oeil du crane :

- Tu m'avais pas dit que ça appartenait à un mec célèbre, la baraque ?
- Je sais plus...
- Si, un savant ou un truc comme ça, non ?
- Peut-être...
- Alors, j'ai trouvé, ton gus, c'est Lavoisier ! Mais si, tu sais, le mec qui a dit que rien ne se perd, rien ne se crée !
- Connerie ....
- Si j'te dis que c'est Lavoisier ! Il s'est fait guillotiner en plus, et ben peut-être bien qu'après, il est venu rapporter sa tête ici ! C'est logique non ?
- Que rien ne se perd, c'est une connerie ! Et Marie-Anne, elle est pas partie pour de bon, tu crois ?
- Allez, oublie ça, je te ressers un verre...
- La vie c'est ça, ça part en fumée, et puis pfftt...

Antoine chancèle un peu, il a voulu s'asseoir, il a du trébucher et sa tête a cogné contre un des tonneaux. Ca a sonné creux.

- Tu t'es fait mal ?
- Non, ça va t'inquiète...
- Ca a sonné creux , on a pas déjà fini tout le tonneau ?
- Ah non ça c'est normal mon petit gars ! La part des anges que ça s'appelle ! Chaque année, le tonneau se vide un peu, l'évaporation... Et moins y en a, meilleur c'est.
- Ah ben tu vois bien que c'est des conneries !
- Quoi ?
- Que rien ne se perd ! C'est des conneries j'te dis...
- Allez, on va pas s'énerver pour ça, je te ressers un verre...

On s'est assis à même le sol, c'est beaucoup plus stable, et on ne sent preque pas l'humidité.

- Il a fait quoi Lavoisier au fait ? Dans sa vie... Pour se faire guillotiner je veux dire !
- Il était chimiste-percepteur !
- C'est possible ça ?
- Ben oui, regarde t'es bien écrivain dépressif toi !
- Ca a rien à voir...

Et je ne sais pas pourquoi, on se regarde, et on se met à rire. Et on se ressert un verre.

- Et sinon, le Lavoisier, il a trouvé la formule de l'eau : hache deux os ! Hache - Deux os ! Si c'était pas de l'intuition ça !
- De l'eau ... Le con ... C'est ce que je disais...
- C'est pas mal ce p'tit jus, non ? Peut-être du Cognac finalement... En tous cas, quand c'est concentré comme ça, c'est du nectar. Tu vois que des fois, ça vaut le coup, de savoir laisser s'échapper la part des anges...

[mentor]

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Je ne connaissais pas l’expression « la part des anges », très jolie.
J’adore ce texte Loup, c’est tout toi là dedans, je veux dire, pour le style, l’imagination, le traitement hein, pas plus ! ;-)
Quelques trouvailles, comme à chaque fois, par exemple :
« - C'est qui cette tête de mort ?
- Il a du corps tu trouves pas ? »
Le prénom Marie-Anne, on est bien en pleine Révolution !
"Hache deux os" !! :-)))
Ou encore : « On s'est assis à même le sol, c'est beaucoup plus stable »
Il y a un bon équilibre entre narration et dialogues, qui eux sont réalistes et bien menés par rapport à l'enivrement progressif des 2 loulous.
J’aime bien les références littéraires, et puis quoi, ne boudons pas, on apprend des choses dans ce texte, du moins moi ! ;-)
Bravo pour ce bel exo Loup. C’est pas bâclé !
Détail 1 : « Antoine prend un des deux verres », on ne parlait pas de verres avant…
Détail 2 : j’y connais rien à vos alcools de jeunes filles, mais on peut vraiment se tromper entre cognac et armagnac, même très vieux ?! :-)))
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[Krystelle]

23h57! Ben dis-donc, c'était moins une! (enfin moins trois quoi!). C'est le seul reproche que je ferais à ton texte: une écriture un peu rapide où il reste quelques coquilles. Pour le reste, c'est bien vu, plein d'humour, plein de trouvailles. Peut-être un peu trop d'idées justement, à ne plus trop savoir comment les lier.
Je sais pas où tu vas chercher tout ça, mais c'est toujours un plaisir de te lire Loup.

[Sahkti]

Deux petites perles qui m'ont fait rire:
- "Helas, poor Yorick" - alors qu'il n'y a pas de raison pour que le mec de ce crâne s'appelle Yorick
- - Que rien ne se perd, c'est une connerie ! Et Marie-Anne, elle est pas partie pour de bon, tu crois ?

J'aime le ton de ce texte Loup, même si je lui reproche un petit côté trop rapide, dû sans doute au fait que tu l'as écrit en peu de temps, c'est moins posé et mûri que d'habitude. mais ça reste bon et agréable de te lire, il y a toujours cet humour corrosif que tu manies bien, j'aime ça.
J'aime aussi le mystère que tu laisses planer non seulement sur l'identité du crâne mais aussi de la boisson contenue dans les tonneaux et dont on ne saura rien. Cognac ou poison? Note que pour certains, c'est du pareil au même! :))

[Charles]

comme à l'habitude, je suis client. J'aime surtout à partir de la trappe, j'ai trouvé ton texte un peu "laborieux" avant, moins naturel, moins inspiré, plus "contexte à poser" avant le vrai texte.

Sahkti dit

J'aime aussi le mystère que tu laisses planer sur la boisson contenue dans les tonneaux et dont on ne saura rien. Cognac ou poison?

moi aussi, j'ai été sensible à ce petit mystère, je croyais même voir s'effondrer nos deux "explorateurs" à la fin du texte. et puis non ! coquin, va ! ça n'ait pas la 1ère fois que tu nous fais ça, tu suggères, tu suggères et paf, ben non. Très doué pour "manipuler" le lecteur .

[Bob]

Même si l'intro est plutôt contexte à présenter le personnage qu'à attirer le lecteur- comme l'a fait remarquer Charles-, je trouve la nouvelle d'une très bonne qualité !

Surtout les dialogues sont d'une vraisemblance incroyable et fluide de surcroît !

Puis, ça regorge d'humour et de trouvailles de toutes sortes !
C'est vrai qu'il reste quelques fautes évitables, mais bon, pour dire franchement, j'm'en fous.

[Nath]

un bon dialogue pour ces 2 soiffards! et le crâne, on ne saura jamais, c'est aussi bien! J'ai bien ri, merci!

[Bluewitch]

Je pense que le temps aurait été favorable à ton texte, Loup. Mais ce regard ironique, tragi-comique, intelligent sur les situations que tu fais naître, ça me plait toujours. Même s'il y a plus brillantes dans tes étoiles. ;o)

[Loupbleu]

Merci pour ces commentaires ! Mes excuses pour avoir fini ce texte un peu rapidement, ainsi que pour les erreurs et coquilles... J'ai mis du temps à le faire malgré tout (disons 3 ou 4 heures, je sais, je suis pas un rapide), mais comme je m'y suis pris trop tard (c'est pas bien je sais aussi !), j'ai pas pris le temps de le relire et de l'améliorer !

Pour moi c'était Cognac OU Armagnac (pour répondre à Mentor, un alcool de cet age, je pense la plupart des gens seraient bien infoutu de dire ce que c'est! ). J'avoue, je n'ai pas pensé à l'hypothèse du poison ! Mais dans l'ambiance, c'est vrai qu'on peut avoir cette idée...

A la relecture, je trouve aussi qu'il manque du "liant" entre les différentes parties (notamment avec le début), et je sais que c'est un problème récurrent... Vais essayer de voir comment remédier à ça !

* * *

Je voulais expliquer comment j'ai bossé sur ce texte, (même s'il est pas génial !), mais parce que peut-être ça peut donner des idées à certains (ou pas !) :

- Je suis parti sur une idée : à qui appartient ce crâne ? J'ai pensé à Lavoisier (Chris en avait paré dans un exo récent, et j'avais entendu une émission sur lui).

- Je suis allé sur wikipédia, et j'ai lu sa bio, en notant quelques éléments : ça n'était pas des contraintes suppémentaires mais des trucs qui pouvaient me donner une idée ou une inspiration, par exemple :

Marie-Anne, était le nom de sa femme.
J'ai vu qu'il avait travaillé sur l'eau (alors avec les tonneaux, je me suis dit qu'on pouvait exploiter ça !). Idem il avait bossé sur l'oxydation, le salpêtre, j'ai juste recasé les mots en l'occurrence.
Il y a d'autres choses que j'ai ignorées parce que ça m'a rien inspiré finalement.

- Je me suis demandé ce que c'était dans ces tonneaux, et plutôt que du vin, j'ai pensé cognac (ou bas-armagnac). Puis finalement, pourquoi pas laisser une ambiguïté. Idem, un tour sur wiki (ça peut être une encyclopédie, ou un tour sur le net), et hop, j'ai vu le coup de "la part des anges" (dont j'avais entendu parlé auparavent), et voilà !

Bref, ça peut être une bonne alternative quand on sèche ! Après faut quand même écrire le texte... :-)

Voilà, dans le vide j'ai souvent peu d'idées, mais en cherchant à droite à gauche, on trouve des éléments qui peuvent apporter l'inspiration (sans compter que c'est rigolo et qu'on apprend des trucs) !

Mes sources préférées : wikipédia, les dêpéches AFP de yahoo (surtout la catégorie "insolite"), les moteurs de recherche bien sûr...

[mentor]

Mes sources préférées : wikipédia, les dêpéches AFP de yahoo (surtout la catégorie "insolite"), les moteurs de recherche bien sûr...

Merci Loup pour toutes ces indications et ces détails intéressants, oui ça peut aider

[Saint Jean-Baptiste]

J'ai bien aimé la description du vieux manoir après rupture et partage, on se demande où tu nous mènes...
Et puis, Antoine, l'armagnac, Lavoisier, l'hache deux os (!) le crâne de Yorick, la part de l'ange... Quelle imagination, Loupbleu, et tout ça est raconté sur le ton bonhomme, un peu décalé, c'est un genre dont je raffole.
Ça se lit d'un trait, sans difficulté et on se marre.
C'est plein d'idées et de trouvailles toutes simples, comme :
- rien ne se perd et pourtant, elle est partie pour de bon...
Un texte qui ressemble bien à Loupbleu, notre écrivain "dépressif" (????)... ;-))

[Charles]

J'avoue, je n'ai pas pensé à l'hypothèse du poison ! Mais dans l'ambiance, c'est vrai qu'on peut avoir cette idée...

Ah ben flute alors ! T'as tellement de talent que tu suggères des pistes et des sous intrigues sans même en avoir conscience alors !

[Yali]

La part des anges, une vanité (parce que c’est bien de ça dont il est question et bien de ça dont le texte parle (pour ceux qui ne serait pas très peinture : taper « vanité » dans google image)) un alcool qui dézingue la pensée et la remue, des dialogue inspiré par ce même alcool. C’est cohérent et cocasse, bien écrit même si c’est vrai : un peu précipité, mais savoureux et déjanté comme un verre à pied qu’aurait pas oublié de se faire vider maintes fois.

[FéeClo]

Un p'tit moment bien agréable, plein d'humour. un style que j'apprécie... Lire avec le sourire!

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