EXO OGAWA : Canicula ou l'étoile du Chien

[Zou]

Canicula ou l’étoile du Chien

Salle 3. Escalier de gauche et puis deux fois à gauche, lui souffla l’ouvreuse. Elle recueillit la monnaie d’une main et lui tendit le programme de l’autre. Il avait pensé pouvoir bénéficier de la fraîcheur dispensée par l’air conditionné d’une salle de cinéma mais dut se rendre à l’évidence, le système ne fonctionnait pas. Comme il avait encore un peu de temps avant le début du film, il rebroussa chemin et se dirigea vers les toilettes. Elles étaient désertes, le sèche-mains fonctionnait. Il n’avait pourtant pas le souvenir d’avoir croisé quelqu’un. Un râle sourd et tiède s’échappait toujours de l’appareil alors que déjà il quittait les lieux après s’être rafraîchit la nuque.

Un couple, jeune, petites lunettes rectangulaires chacun, occupait le centre de la dernière rangée. Il en fut contrarié, c’était sa place de prédilection. Il s’arrêta donc à mi salle et se laissa tomber sur le premier siège de la rangée. Les lumières s’éteignirent progressivement ce qui eut pour effet d’accroître encore l’impression de touffeur qui régnait sur la ville depuis bientôt trois jours. Il ne s’était pas tracassé du film projeté cet après-midi là, seule la recherche d’un peu de fraîcheur l’avait motivé et l’envie d’échapper à la nausée qui lui collait au cœur depuis qu’elle était partie. Partie hier. Manifestement, il échouait avec la même belle régularité à l’un et à l’autre de ses projets tout comme il échouait lamentablement depuis plus de dix ans au concours de la magistrature, comme il était complètement passé à côté de son premier mariage, comme il n’avait fait que voir mais sans jamais regarder son fils grandir. Son torse glabre demeurait irrémédiablement humide sous sa chemise et il n’arrivait plus à distinguer qui de son cœur ou de son estomac bousculait le plus l’autre.

Le projectionniste lança le film. Une femme, japonaise, sans âge, se promenait dans l’allée d’un parc. Un parc à l’automne. Des jardins à l’anglaise. Pensive, elle marchait, jouant des feuilles mortes comme de l’eau d’une flaque. Elle éclaboussait l’écran de morceaux de végétaux, noirs et blancs. Il se dit que ce n’était pas plus mal, il n’aurait pas supporté la lumière chaude et dorée d’un film tourné durant l’été indien. De ce côté-là, le hasard de la programmation avait plutôt bien fait les choses. Par contre, il n’était pas certain qu’un film japonais le divertisse de sa peine.

Il quitta des yeux la promeneuse, attiré par une silhouette qui gravissait péniblement les marches menant vers le fond de la salle. Elle passa à ses côté, le frôla presque avant de s’asseoir juste derrière lui. Le souffle chaud qu’il sentit immédiatement sur sa nuque lui confirma la position du nouveau spectateur. Il s’affaissa un peu plus sur son siège mais sans succès pour éviter cette respiration courte et fétide qui ravivait ses nausées. Tant bien que mal il s’arracha à son fauteuil et tenta de raisonner son estomac jusqu’aux toilettes. Le souvenir du souffle putride qui s’était mêlé à ses cheveux eut raison de ses dernières résistances gastriques. Il rendit dans un cri rauque, à peine couvert par le bruit du sèche-mains. Le mince filet d’eau qui s’écoulait du robinet lui rafraîchit la bouche. Dans le temps, il avait du y avoir un miroir suspendu au dessus de l’évier. En témoignaient trois attaches rouillées et un rectangle de peinture plus claire en leur centre. Il pensa un moment quitter le cinéma mais la touffeur qu’il était certain de retrouver dehors l’en dissuada. S’en retournant vers la salle, il lui sembla croiser le jeune couple qui pressé se dirigeait vers la sortie. Telle une ombre chinoise qui se serait promenée tout le long de l’écran, il alla s’installer à l’opposé de sa première place et tout en haut. Il n’eut de cesse de localiser l’individu dont l’haleine l’avait tant importuné tout à l’heure. Mais la salle paraissait vide.

Il sursauta. A l’écran la japonaise égorgeait dans un silence devenu pesant un vieux chien placide. Le canidé tenta désespérément de happer quelques bouffées de vie avant de s’écrouler exsangue. La femme détacha la chaine qui servait de laisse au chien, l’enroula autour de son poignet et se redressa lentement avant de poursuivre sa promenade. Le sang qui s’était échappé de la plaie telle une marée noire commençait à recouvrir inexorablement le tapis de feuilles mortes.

La crise d’asthme le surprit sans signe avant coureur. Sa main droite chercha fébrilement les poches de son veston mais celui-ci pendait depuis la canicule dans le vestiaire de son appartement .Il se dit alors qu’il n’avait pas pu oublier son spray et qu’il devait avoir eu le réflexe de le mettre dans la poche de son pantalon. Sa respiration se faisait de plus en plus sifflante, sa poitrine se soulevait violemment tandis qu’il n’apercevait plus que des ombres à l’écran. Une main se posa sur son épaule et l’haleine toujours aussi malodorante lui agressait maintenant les narines.
- C’est ceci que vous cherchez ?
Une vieille, face parcheminée et bouche édentée, lui faisait face, approchait son visage du sien tout en lui tendant son spray.
- C’est tombé de votre poche lorsque vous êtes ….
Il rassembla ce qui lui restait d’énergie pour lui arracher la petite bouteille métallique des mains et en inspirer une forte dose et une seconde quelques minutes plus tard.
- Merci, parvint-il enfin à balbutier, rouvrant les yeux.
Trop tard, la vieille avait disparu mais c’est comme si c’était son odeur qu’il avait inhalée à larges goulées. Elle ne le quittait plus. Il la sentait partout, contre sa main qu’il tenait devant sa bouche, humant sa chemise, le velours du fauteuil d’à côté.
La salle redevenait cependant plus nette, l’écran aussi. Il lui sembla que l’actrice le regardait en souriant tout en traçant le mot fin à l’envers sur l’écran d’un doigt qu’elle devait avoir trempé dans le sang de son chien martyr. La chaîne brillait à son poignet.

Les lumières se rallumèrent doucement sur une salle vide qu’il s’empressa aussitôt de quitter, une main moite crispée autour de son spray. Dehors, la température n’avait pas baissé d’un degré. Epuisé par la crise qu’il venait de faire, abattu par le souvenir de sa solitude toute fraiche et écœuré par sa propre odeur, il se traîna jusqu’à son immeuble. Arrivant sur le palier, il sursauta en voyant que la porte de son appartement, de leur appartement à tous les deux jusqu’à hier encore, était entr’ouverte. Les jappements d’un jeune chien jaune l’accueillirent sur le seuil. Elle se tenait en retrait. Derrière elle, les rideaux de la salle à manger soudainement se mirent à flotter au vent, lui faisant comme un voile nuptial.
- Je l’ai trouvé, elle dit. Et puis il parait que les chiens jaunes portent
bonheur.
Alors il fut certain qu’il allait enfin réussir les examens de la magistrature, qu’elle n’aurait jamais plus envie de le quitter. Dès ce soit, il allait écrire à son fils et …
- Embrasse-moi, elle demanda d’une voix de petite fille en s’avançant vers
lui.
Alors tout lui revint dans un haut-le-cœur, il attrapa son veston dans le vestiaire, s’en couvrit la bouche et descendit quatre à quatre les trois volées d’escaliers qui le séparaient du rez-de-chaussée. Dehors, il s’était mis à pleuvoir, les gens s’écartaient sur son passage. Au troisième étage, gauche, une porte claqua.

[Invité]

Une histoire d'où sourd l'angoisse, on a l'impression de quelque chose d'indicible et pas vraiment cool... J'ai aimé.

Quelques remarques :
“il quittait les lieux après s’être rafraîchi (et non “rafraîchit”) la nuque”
“il avait dû y avoir un miroir suspendu au-dessus”
“La femme détacha la chaîne”
“mais c’est comme si c’était son odeur qu’il avait inhalée” : une formule maladroite je trouve
“Et puis il paraît que les chiens jaunes”
“Dès ce soir”

[boc21fr]

Oui je rejoins socque, on a vraiment, mais alors vraiment le sentiment que quelque chose se passe, de lourd, pesant sur l'estomac et les poumons du spectateur...
Ce qui est extrêmement habile à mon sens, est que le personnage principal est précisément un "spectateur", je veux dire dans ce que l'on suppose être sa vie de tous les jours :
Il semble subir sa vie et les évènements en ayant aucune prise sur eux (la chaleur, ses malaises, un fils qu'il "voit" grandir...).
Un spectateur détaché de lui-même, avec juste cette nausée qui semble le rappeler à lui-même...
Beaucoup de profondeur dans ce texte...

[grieg]

j'ai aimé... beaucoup et moins

beaucoup, parce que tu sais écrire, poser une ambiance, que tu es attentive aux détails qui comptent. Pour l'atmosphère.

moins, parce que tu ne te contentes pas toujours de jouer de l'ambiance pour créer l'atmosphère, tu l'assènes parfois.

mais j'ai aimé plus beaucoup que moins

et puis ça fait du bien de te lire

[Roz-gingembre]

L'angoisse monte au fur et à mesure de la lecture et ne vous lâche pas, même quand la lecture est finie. Justement parce que quelque chose de glauque s'impose sans que l'on parvienne à le saisir.
brrr.... des sueurs froides par canicule! tu fais fort zou
Le titre est vraiment bien trouvé!

[Invité]

tu sais certainement t'y prendre pour faire monter la sauce, et la chute est à l'aune de ce qui précède. J'ai bien aimé même si je pense que j'aurais préféré plus d'affleurement par endroits.

[Sahkti]

Par moments, j'ai trouvé que certaines tournures étaient un peu lourdes. Je comprends le besoin de décrire pour poser personnage et décor mais je crois que ça pourrait être allégé.

Tu sens la respiration des gens derrière toi au ciné, toi? Vachement étroites les rangées :-)
Là encore, pour décrire cette scène, tu alourdis je trouve: Le souffle chaud - cette respiration courte et fétide - souffle putride
D'autant plus que tu reviens dessus de la sorte, plus tard. C'est certes un élément central du récit mais ça me semble répétitif.

Ceci dit, l'idée me plaît mais tu aurais peut-être pu en jouer plus subtilement, sans l'imposer de la sorte.
Beaucoup aimé en tout cas cette ambiance étouffante et l'angoisse ressentie par le type qui se fait tout un film dans la tête.

[Rebecca]

Désolée zou je ne suis pas vraiment entrée dans l'histoire que j'ai observée en spectatrice.
J'ai été arrêtée dans mon élan par "le souffle dans le cou" peu crédible et n'ai pas compris ce personnage malodorant. Peut-être n'aurai-je pas du chercher à comprendre mais me laisser porter.
Une autre fois sans doute.

[Plotine]

Je n'ai pas tout compris, mais ça n'étonnera personne.
En revanche j'ai aimé l'ambiance qui m'a fait penser plus à celle d'un polar qu'à Ogawa, sans doute à cause de la salle de cinéma, mais surtout, ce qui m'a plu, c'est la façon originale d'amener les contraintes : "juju" dans un film par exemple.

[Invité]

Je me suis laisser paralyser par le récit, éthéré, inquiétant.
Je n'ai pas bien compris la chute, en revanche. Qui a trouvé qui ?
un moment j'ai cru que c'est la chienne qui était partie puis retrouvée.

[Lucy]

Oppressant, c'est le premier mot qui me vient à l'esprit. Une pesanteur ( pas dans le sens de lourd, s'entend ) palpable au demeurant, est posée dès les premières lignes. Un récit efficace.

[Halicante]

Bonne idée que celle du parc dans le film, et que cette Japonaise égorgeant son chien... (pauvre Juju !)
J’ai bien aimé le texte jusqu'à l'arrivée à l'appartement, où l'apparition de la femme et du chien ont, au premier abord, un peu cassé l'ambiance (mais en y réfléchissant, la suite restitue - ou plutôt : rétablit - parfaitement l'atmosphère.)
Je n’ai pas compris la fin, mais le commentaire de Panda m’a mise sur une piste : Juju assassiné serait-il revenu, à la fin du récit, et c’est précisément ce qui ferait fuir le narrateur ? Mais est-ce la bonne piste ?

Pour les détails, j'ai noté ceci :

Il rassembla ce qui lui restait d’énergie pour lui arracher la petite bouteille métallique des mains et en inspirer une forte dose et une seconde quelques minutes plus tard.

C'est "une seconde quelques minutes plus tard" qui m'a un peu gênée à la lecture (je me suis emmêlée dans les repères de temps, alors que "la seconde" en question n'a pas de rapport avec "la minute", hem, bref... ;-))

[Kilis]

L’idée d’une histoire dans l’histoire est excellente. Et puis le lieu, la salle de cinéma, est porteur. Je regrette que transparaisse trop ton désir d’installer une ambiance angoissante ce qui, à mon avis, amoindrit le suspense. D’autre part, la chute ne me paraît pas suffisamment claire ; ou alors c’est moi, mais j’avoue n’avoir pas tout compris.
Quoi qu’il en soit : Contente de te lire à nouveau, Zou !

[bertrand-môgendre]

Pas de commentaire dispendieux en énergie, car la touffeur, présente, plane au-dessus de nos têtes.
Une nouvelle interprétation originale qui décidément aura fait couler beaucoup de sueur.
Agréable à lire même si parfois la partition musicale hésite entre une croche et une double croche.

[abstract]

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai trouvé l’atmosphère du texte particulièrement malsaine et effrayante. Le décor est bien planté et l’angoisse monte rapidement. Le clin d'œil à la nouvelle d’Ogawa est sympa (enfin si on peut dire vu ce qui arrive à ce pauvre chien…). Le tout semble l’œuvre d’un psychopathe non ? Je ne suis pas certaine d’avoir compris la fin, mais ça c’est bien comme dans les nouvelles d’Ogawa où je dois me creuser les méninges pour finalement ne trouver aucune réponse. Beau travail donc.

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