Reste où tu es

Je ne veux pas que tu reviennes. Pourquoi tu reviendrais ? Reste où tu es. Ne t’approche plus de moi. Reste où tu es, je te dis ! Je te préviens, je ne plaisante pas. Tu me connais. Je ne sais plus rire depuis longtemps. Tu me traitais de rabat-joie, de vieux ou de pauvre con, ça dépendait des jours. Alors, tu vois, je ne veux pas que tu reviennes. Je ne veux plus te parler. Je ne veux plus te voir. Et je ne veux pas que tu me voies non plus. Parce que c’est trop facile. Tu crois que ça arrangera tout ? Vraiment, tu crois ça ?

Que je suis con ! Mais oui, bien sûr que tu crois ça ! Parce que ça a toujours été comme ça, hein, pour toi ? Tu n’as jamais connu autre chose, tu n’as jamais fait autre chose que jouer la pute et aguicher les péquenauds comme moi. Tu crois qu’il te suffit de t’amener, la gueule barbouillée de rouge, dans ta jolie petite robe à fleurs, la bleue, celle que je préfère, et de me faire ce petit sourire en biais en levant légèrement la jambe pour que je te mange tout menu dans la main. Tu crois qu’il suffit que je te voie pour que je me mette à bander. Qu’il suffit même que j’y pense pour avoir la trique. Ben non, ma vieille ! C’est fini ce temps-là. Tu as perdu. Tu peux coller ta main et vérifier si tu veux : je ne bande plus pour toi. Et mieux encore, je n’ai même plus envie de bander pour toi.

Je te choque ? Pfff… ne me joue pas cet air-là, tu oublies que je te connais bien, tu oublies où je t’ai trouvée, tu oublies les mains des mecs qui remontaient sous ta jupe quand je t’ai vue la première fois sur la scène, tête renversée, bouche ouverte, obscène, gorge offerte et rire qui appelait l’orgasme à venir… Ta gueule ! Je ne bande plus pour toi, je t’ai dit ! Et je te le répète encore, ne reviens pas ! Je n’ai plus besoin de toi, c’est fini ce temps-là, tu ne m’auras plus. Finies, ces nuits à te chercher dans les bars de la vieille ville, à sentir sur ta peau la crasse de ceux qui t’avaient fouillée, qui t’avaient prise entre deux bières, entre deux portes, debout contre les murs pisseux de leurs bordels borgnes. Finis, ces heures à te rassurer quand tu sortais en hurlant de tes cauchemars éveillés, tous ces jours à vivre volets clos, chambre noire, parce que tu te trouvais moche, parce que tu te trouvais sale et que tu refusais que je te touche, puisque j’étais comme eux, comme tous ces porcs qui s’étaient collés contre toi, qui t’avaient pénétrée jusqu’à pourrir ton ventre, jusqu’à le rendre vide et sec comme un désert de sel.

Non, ne reviens pas. Je ne me souviens plus de toi. J’ai oublié ces matins de givre où tu te blottissais contre moi en gémissant, où tu me suppliais de te prendre dans mes bras, où tu voulais que je te murmure la chanson d’Hélène parce que c’était le seul truc qui pouvait te calmer – j’avais appris les paroles par cœur même si je chante comme un pied. J’ai oublié tes mains dans mes cheveux quand, à genoux devant toi, je te faisais jouir. J’ai oublié ton rire quand j’allais en caleçon sonner chez notre voisine, la veuve Pilchard, qui me traitait d’obsédé et menaçait d’appeler les flics. Oui, j’ai oublié que tu riais. C’était avant. Avant que cette saloperie me saute à la gueule et me cloue dans cette cage. Ne reviens pas, je te dis. Non, ne reviens pas. Ne t’approche pas, ne me touche pas. Reste où tu es. Reste…

Bien écrit, plaisant, mais, pour moi non plus, rien de nouveau sous le soleil. Le traitement tonique et expressif sauve le texte à mes yeux.

Trois remarques – je pousse le vice très loin :
– « C’est fini ce temps-là » : virgule après « fini » ;
– « et vérifier si tu veux » : virgule après « vérifier » ;
– merci pour le cadratin !

J'ai tendance à imposer mes virgules, mes excuses. Cela étant, j'ai vraiment l'impression qu'elles sont nécessaires ici, surtout dans le deuxième cas. Je suis en tout cas très content de lire des textes aussi soignés dans leur écriture que dans leur typographie.