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midnightrambler
sagremor
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Message  sagremor Sam 26 Mai 2012 - 20:49

Bonsoir. Un texte écrit il y a presque dix ans.


Week-end.

L'hiver n'était pas ici une affaire très sérieuse. Le plus souvent, le ciel restait obstinément bleu, simplement plus profond, plus propre, exempt de cette poussière impalpable soulevée par l'été et le vent du sud. En mars, à huit cent mètres d’altitude, la neige ne daignait plus descendre. Elle restait, prudente, à guetter les voyageurs depuis les cimes entourant les plateaux. Dès avril, son règne s’achèverait.

L'homme grimpait lentement sur la route étroite où il n'avait croisé personne durant tout ce samedi. On était encore à quelques jours du printemps, et une légère brise l’accompagnait dans son ascension, remontant les premiers parfums de la plaine jusque dans cette vallée oubliée.

Si le froid était bien là, piquant les joues, rougissant les oreilles, il ne restait que le faire-valoir d’un soleil oblique de fin d'après-midi, qui réchauffait le versant nord de la vallée. Les chênes liège et les buissons de genêts laissaient progressivement leur place à une herbe jaunie poussant dans les maigres espaces où la roche n'affleurait pas. La forêt de pins viendrait plus tard, plus haut, plus noire, peut-être demain matin si l'homme marchait bien.

La vallée était étroite et profonde, suivant le cours d'un torrent muet qui ne gronderait véritablement qu'à la fonte des neiges et aux orages d’été. La route surplombait parfois des à pics, dont le fond déjà obscur laissait deviner des labyrinthes de sentiers caillouteux, abandonnés jusqu'à la première montée en estive, ou la prochaine battue au sanglier.

L'homme goûtait au plaisir de passer alternativement de l'ombre froide à la lumière dorée. Chaque pas lui faisait franchir ces frontières mouvantes entre deux couleurs, deux températures. Deux mondes qui se poursuivraient jusqu'à la tombée de la nuit, l'orange tiède abandonnant au bleu glacé un nouveau talus, un autre arbre, un autre virage dans sa fuite vers les hauteurs.

Il avait pris ce matin là sa voiture pour un voyage qui l’amenait d’habitude en deux heures de son village de plaine, rouge de tuiles et entouré de vignes, à un autre, mille cinq cent mètres plus haut, cerné de pâtures et noir d’ardoises, point de départ de nombreuses randonnées. Il pensait qu’en cette fin d’hiver, la foule se masserait sur les rares pistes de ski encore ouvertes, et qu’il pourrait ainsi profiter seul de la montagne. Dans quelques semaines, pêcheurs et chercheurs des premiers champignons arriveraient. L’homme tenait à profiter de ce sursis, de cette respiration entre deux vagues d’occupants. Lorsque la foule de la ville l’étouffait, il tenait d’ailleurs les uns comme les autres pour des envahisseurs illégitimes, et retrouvait dans cette irritation un instinct de propriété qu’il aurait eu bien du mal à justifier.

Mais il dut déchanter à mi-chemin, dès les premiers lacets de la route, lorsqu’elle s’engage dans la grande vallée. La noria des camions citerne remontant l’essence détaxée vers la principauté provoquait un embouteillage imprévu. A la sortie d’un village qu’il avait traversé mille fois sans jamais le visiter vraiment, il fut contraint à patienter derrière un poids lourd ne pouvant croiser un autobus chargé d’enfants en excursion. En face, une cohorte de 4x4 rutilants, dont les conducteurs n’avaient sans doute jamais quitté le goudron, s’obstinait à klaxonner, imaginant disperser l’encombrement comme un troupeau de buffles. Leurs galeries étaient chargées de skis et d’autres instruments de glisse aux couleurs vives, évoquant les totems abattus durant leur safari de substitution.

Dans ce qui lui tenait lieu d’automobile, l’homme réalisa qu’il était bloqué à la hauteur d’un croisement que bien peu de touristes remarquaient, s’engageant sur sa droite vers une autre vallée bien plus étroite et bien moins fréquentée, faute de pentes skiables. Pris d’une soudaine impatience à l’égard des autres automobilistes et de l’encombrement dans lequel il se sentait prisonnier, il gara tant bien que mal son véhicule, sortit son sac à dos du coffre, et s’engagea à pied sur la route vide.

Deux heures plus tard, il avait déjà oublié son idée de randonnée en haute montagne. Il était heureux d’avoir enfin trouvé un motif pour suivre en marchant cette route mal goudronnée, qu’il ne connaissait que pour l’avoir pratiquée en voiture. Parcourir à pied un chemin qu’il n’avait observé que derrière un pare-brise provoquait en lui une étrange réminiscence, un « déjà vu » repassé au ralenti. Il se sentait passager d’un lent véhicule conduit par un autre, s’offrant ainsi le luxe d’examiner des paysages qu’il n’aurait pu se permettre d’admirer au volant.

La vallée s’orientait vers le nord-ouest, et le village où il avait commencé sa marche était désormais hors de vue. Dans quatre heures, il ferait nuit. Un panneau indiquait bien un autre village plus haut, mais il n'était sans doute habité qu'à la belle saison. Il lui faudrait bientôt trouver un abri.

La route avait quitté le bord du torrent asséché, pour grimper sur le flanc le moins accidenté de la vallée. La chaussée était maintenant si étroite qu’il serait devenu impossible à deux véhicules de se croiser sans de multiples précautions. A sa droite, la pente quasi verticale empiétait ou surplombait même la chaussée. A sa gauche, quelques poteaux de bois marquaient le bord du précipice, et les bornes kilométriques réglementaires étaient parfois accrochées à l’extérieur de la route, comme suspendues dans le vide. Aux rares endroits où la déclivité le permettait, on avait élargi la voie pour permettre une halte et autoriser quelque croisement, en creusant la roche ou en élargissant une combe.

C’est sur un de ces faux plats aménagés que l’homme trouva un banc de pierre, sous un maigre platane. Il y avait bien trois heures qu’il marchait, et il pensa que l’endroit était bien choisi pour installer un banc, sur lequel il prit plaisir à ôter son sac et reprendre son souffle. Celui qui avait pris le soin d’aménager une étape ici avait sans doute maintes fois parcouru cette route à pied, pour savoir exactement où cela était profitable. Il sourit à l’évocation de cet inconnu, qui bien des années plus tôt, avait dû un jour faire le voyage avec une charrette, pour transporter les trois blocs de marbre rouge du banc et un jeune platane avec ses racines entourées de paille. Peut être était-ce en été, quand la chaleur était bien plus forte. Ceci avait suscité l’envie de l’ombre fraîche d’un arbre, sur ce chemin trop étroit pour en être bordé.

D’ailleurs, ce platane était plutôt déplacé, presque incongru dans ce paysage austère de moyenne montagne. Le choix s’était peut-être porté sur cette essence dans l’espoir d’obtenir en quelques années un arbre digne de ce nom, plutôt que d’en planter une autre dont seule la génération suivante aurait profité. Celui qui l’avait planté là avait après tout le droit de penser à lui plutôt que de réfléchir à un futur dont il serait absent. L’arbre avait été l’objet de soins attentionnés pour arriver à sa taille actuelle. Sans rivaliser avec ses cousins de la plaine, il devait assurément offrir en été un abri suffisant contre un soleil dont l’air frais, à cette altitude, cachait la redoutable efficacité.

Quand avait-on installé ce banc et planté cet arbre ? L’homme décida que ce devait être juste après la « grande » guerre, quand la République, soucieuse de ses enfants morts pour elle, avait semé des monuments aux morts jusque dans le moindre village, même dans cette région où à l’époque peu de gens parlaient français. Peut être qu’un survivant, ou un homme trop vieux pour mourir « dans le nord » avait réfléchi à ce banc et à cet arbre. Etait-ce le cantonnier, ou un paysan passant régulièrement par là, entre le village d’aval et son hameau isolé tout en haut de la vallée ?

L’homme se plut à faire défiler toute une collection de visages et de silhouettes, souvenirs de cartes postales, les assemblant en portrait-robot jusqu’à ce qu’il trouve un profil correspondant à son imagerie personnelle du moment. Une casquette, ou plutôt non, un chapeau ; puis un visage rond, mangé d’une barbe grise de trois jours et planté sur un cou épais et rouge, de fortes épaules, des bras courts et musclés ; une chemise bleue aux aisselles blanchies, la ceinture de flanelle noire et l’indispensable pantalon de velours rapiécé complétaient la photo sépia surgie de son imagination. L’homme sourit, pensant à ce résultat trop parfait, trop typique, idée reçue ou vision simpliste d’un passé recomposé.

Cette évocation dura suffisamment pour que le froid du banc de pierre traverse son blue-jean et l’incite à se lever et reprendre sa route. Il prit son sac à dos et repartit lentement, laissant là ses faux souvenirs, quelques miettes de pain et le mégot d’une cigarette, bien écrasé comme il se doit.

L’après-midi était déjà bien avancé, et l’homme décida de ne plus s’arrêter jusqu’à ce qu’il atteigne le premier village, qui devait être encore à deux heures de marche. La route plongea brusquement dans l’ombre pour passer sur l’autre flanc de la vallée. Il redescendit ainsi jusqu’à un pont enjambant le torrent, où un mince filet d’eau coulait à peine sous une fine couche de glace. Il pressa le pas pour remonter vers le soleil. Pendant plusieurs minutes, il chercha le nom utilisé pour désigner le côté à l’ombre d’une vallée, et s’énerva de ne pouvoir se le rappeler. Il finit par renoncer, mais conserva cette irritation comme celle provoquée par un caillou dans une chaussure.

C'est alors qu'il l'aperçut, après une courbe semblant annoncer un confluent ou du moins une combe plus importante. Emergeant des flancs de la vallée, déjà grignotés par la forêt, elle offrait sa nudité aux derniers rayons du soleil. Son pied disparaissant déjà dans l'obscurité montante, elle semblait flotter, comme oubliée, inutile. L'homme eut d'abord l'impression d'être face à un fantôme, enchaîné là par ceux qui l'avaient abandonné, sans doute depuis longtemps.

Il s'arrêta, surpris de cette apparition inattendue en ces lieux. Elle lui parut famélique, décharnée, presque momifiée par de multiples saisons passées sans soins. La pluie et la neige d'hivers plus rigoureux l'avaient marquée de rides profondes, défaisant le travail patient des hommes qui l'avaient à présent délaissée.

C'était une colline, couverte de murets de pierre formant d’étroites terrasses, dont la plus grande n'avait pas quatre mètres de large. Plus longue que haute, sa masse claire obstruait presque entièrement la vallée. Un étrange accident géologique avait soulevé ce barrage naturel, à moins que, formée d’une roche plus dure, la colline ne se soit dégagée du massif environnant par des millions d’années d’érosion. Elle ne devait pas faire plus de cinq cent mètres de long, et guère plus de cent cinquante en hauteur, mais sa forte pente imposait le respect. Il avait fallu un tel nombre de murets pour lui arracher si peu de surface utile qu'elle ressemblait à une pyramide inca, un escalier monumental déformé par on ne sait quel cataclysme.

L'homme fit encore quelques pas sur la route et découvrit le village. Au pied de la colline, quelques maisons. Pierres sèches et toits de « lloses » se détachaient à peine de l’obscurité. La nuit l'avait maintenant rattrapé, et seul le sommet de la colline émergeait encore, tel un iceberg jaune. Il pressa le pas pour rejoindre le village dont le nom, inscrit sur le panneau réglementaire, évoquait les consonances d’une langue oubliée. Arrivé à la première maison, l’obscurité était totale.

Quelques vibrations s’échappaient d’un transformateur électrique et formaient avec l’écoulement d’un abreuvoir le seul fond sonore perceptible. L’éclairage public se limitait à deux réverbères installés au croisement de la route et de l’unique rue transversale, répandant au seul usage de l’homme leur lumière orange. Ni voiture, ni fumée, ni aboiement. Aucune trace de vie. Le village était absolument vide. L’état des maisons et la qualité de leur restauration prouvaient qu’il n’était habité à la belle saison que par des vacanciers aisés, soucieux d’harmonie et d’authenticité, du moins de l’idée que les citadins peuvent s’en faire. Si le décor était intact, aucune âme, aucune trace des véritables habitants ne subsistait.

Après avoir descendu quelques marches vers une place minuscule, l’homme trouva un abri sous une sorte de préau, où un banc était scellé dans le mur. Sur l’inévitable carte en bois pyrogravé, on avait indiqué les sentiers d’alentour et les points de vue que les randonneurs, dûment avertis des risques de feu, se devaient d’aller découvrir aux beaux jours, en respectant comme il se doit la faune et la flore locales.

De son sac à dos, l’homme retira nourriture et vêtements chauds pour passer la nuit. Il déroula son sac de couchage, et après un bref repas froid pris dans une quasi-obscurité, il s’allongea sur le banc. Il but une gorgée de rhum, fuma une cigarette et sourit à cette évocation funeste. Puis il se tourna face au mur et ne tarda pas à s’endormir.

Pendant la nuit, un léger vent se leva, pour mourir avant l’aube. C’était la brise descendante, le flot d’air froid s’écoulant des crêtes gelées vers le creux des vallées, reflux d’une marée invisible. Un mulot traversa la place avec précaution. Le dormeur ne s’en aperçut pas. Mais la douleur sourde provoquée par le banc de bois contre sa hanche et son épaule le réveilla par à coups, pour finalement annoncer un lever du jour pâle et glacé. L’homme se remit sur le dos, savourant la maigre chaleur préservée par son sac de couchage. Il ferait sans doute beau dans quelques heures. Pour l’instant le soleil n’éclairait encore que les hautes couches de l’atmosphère, où un avion silencieux brillait à la pointe d’un sillage blanc nord-sud. Un avion étincelant, traçant un méridien éphémère, chargé de voyageurs sentant l’eau de toilette, respirant l’odeur d’encre fraîche des journaux étrangers, buvant café et jus d’orange servis par des hôtesses pressées de desservir avant l’atterrissage. Dans trente minutes, ces mêmes passagers lèveraient le bras pour héler un taxi jaune et noir qui les emmènerait au cœur de la ville par les ramblas tracées au cordeau. Pour l’instant, huit mille mètres à la verticale de l’homme, ce monde parallèle passait dans son cylindre d’acier climatisé, pour disparaître sans bruit derrière la chaîne de montagnes marquant la frontière.

Le souvenir de la colline rattrapa l’homme dans la brume de son réveil. Décidé à lui rendre visite, il sortit rapidement du sac, et s’affaira à préparer un café instantané sur un petit réchaud à gaz. Le chuintement de l’appareil répondait à celui de l’abreuvoir. En attendant que l’eau frémisse, l’homme s‘étira puis s’offrit le luxe de la première cigarette à jeûn. Il s’en trouva tout étourdi, essoufflé comme un danseur. La petite place ronde l’invita à quelques pas d’une sardane silencieuse, qu’il esquissa pour rejoindre son campement sous le préau, où l’eau bouillait maintenant sur le réchaud.

Café rapidement avalé, toilette symbolique à l’abreuvoir. L’homme roula son sac de couchage et rangea ses affaires dans le sac à dos, qu’il cacha sous le banc. Inutile de s’encombrer pour aller visiter la colline.

La lumière du matin confirma la première impression qu’il avait eu la veille : toutes les maisons étaient impeccablement restaurées, trop peut-être, comme ces automobiles anciennes que des collectionneurs monomaniaques reconstruisaient plus neuves qu’à l’origine. Les véritables bâtisseurs de ces maisons basses auraient sans doute eu du mal à reconnaître leur œuvre ainsi sublimée par d’autres.

Après quelques hésitations, l’homme finit par trouver le chemin qui menait à la colline. C’était un chemin de terre, où des générations de charrettes avaient creusé deux sillons profonds séparés par une crête d’herbe jaune. Au fond de chaque sillon, on avait soigneusement placé des cailloux pour éviter que les roues ne s’enfoncent trop profondément. Mais la dernière charrette avait dû passer cinquante ans auparavant. La terre charriée par les pluies recouvrait à présent la plupart de ces galets polis.

Le chemin montait doucement vers le sommet de la colline, dessinant une cicatrice oblique dans l’empilement régulier de ces terrasses horizontales, qui semblaient encore plus étroites que vues d’en bas. Il finissait en un petit rond point curieusement moderne, utilisé pour les demi-tours des charrettes tirées par « le » cheval du village. Les terrasses n’étaient pas assez larges pour qu’un attelage de bœufs puisse y manœuvrer efficacement. Les plus étroites avaient sans doute été travaillées à la houe, ou avec une herse tirée par un attelage humain, pour gratter la terre entre deux récoltes d’orge, de seigle ou de blé noir.

Du haut de la colline, le point de vue était vraiment spectaculaire. On voyait toute la petite vallée que l’homme avait parcourue la veille, jusqu’à la dernière courbe cachant le confluent et le village où il avait laissé sa voiture. Au sud, de l’autre côté de la grande vallée, l’énorme masse de la « Dent du chien » se prenait pour un volcan, avec trois petits nuages accrochés au sommet chromé par la neige glacée. D’est en ouest, on pouvait suivre les crêtes courant de la mer à l’océan, et qu’un roi soleil avait crû effacer d’un trait d’esprit. Quarante kilomètres à l’est, c’était la mer, sa mer, la « mare nostrum ». Du moins apercevait-on la grande plaine sombre finissant sur le fil clair de la côte de sable. A l’ouest et au nord, la montagne, la vraie, toute proche. La montagne des lacs, des pics, des plateaux, des torrents gelés, des défilés pour neveu d’empereur, des grottes miraculeuses, des contrebandiers, clandestins et réfugiés, franchissant les cols dans un sens ou dans l’autre selon l’époque et les régimes. La montagne des ours de légende ou d’importation, des isards, des loups pour petites filles, des orages mauves sans pluie, des truites froides. Celle où tout est possible parce qu’après le prochain col, dans la prochaine vallée, au-delà du rocher suivant, tout peut apparaître…

Des années plus tôt, l’homme avait traversé des plaines sans fin et des déserts sans relief. De cette ancienne vie de voyageur, il avait gardé l’angoisse des paysages sans cadre ni hauteur. Pour lui, un horizon plat n’était que mur de prison. De celle dont on ne s’échappe pas, faute de grille à franchir pour se sentir libre. La plaine n’était que prétexte à naufrage sur une mer immobile et sans île.

Mais ici, il se sentait rassuré par la montagne. Point d’appui permanent, elle était le mur auquel il s’adossait pour faire face. Un refuge aux milles portes, une porte à mille clés, les remparts du château, sa cité personnelle. Il ne pourrait jamais s’y perdre, même dans un massif inconnu. Pour lui, une montagne portait en elle sa propre carte, à l’échelle un. Pour la lire, il n’y avait qu’à avancer, comme l’index de l’explorateur sur les courbes de niveau d’une carte muette.

D’où lui venait ce sentiment d’appartenir à la montagne ? La première brise de vallée montante lui fit oublier la réponse. Tournant le dos au point de vue, il redescendit lentement la colline, en sautant d’une terrasse à l’autre. Par endroit, les murets s’écroulaient, la terre s’en échappait comme autant de cascades figées. Quelques arbustes perçaient au milieu de ce qui avait été ici un lopin de seigle, et là quatre rangs de choux. Il se surprit à penser que ce ne serait pas facile de les arracher, qu’il faudrait du temps à remonter les murets endommagés, à rechercher de la bonne terre près du torrent. Faisait-il le tour du propriétaire, retrouvant ses marques après une longue absence ?

Il sourit à cette idée. Exploitant trois ou quatre terrasses, il aurait pu habiter à l’année dans le hameau. Pourtant, il n’avait pas de famille proche ayant eu cette existence, du moins aussi haut dans la vallée. Il ne connaissait aucun ‘néo-rural’ installé à proximité, vivant dans des conditions aussi difficiles que cet endroit perdu avait offert aux autochtones disparus. De toute façon, il n’avait aucune intention de céder à ce romantisme de galerie commerciale dont il se savait la victime consentante à l’occasion. Point de retour à la terre, point de racines à reconstituer. Tout au plus appréciait-il d’en effleurer l’idée, pour le plaisir de l’argumentation dans son débat silencieux.

Certaines terrasses n’avaient que la largeur d’un balcon. D’autres, vidées de leur terre arable par les pluies, ressemblaient à des bassins asséchés. La colline prenait des airs de paquebot fossile, avec ponts de promenade et piscines minérales. Arche échouée pour croisière sur mer disparue.

L’homme s’arrêtait au hasard, pour inspecter les terrasses, cherchant la trace de ceux qui les avaient construites. Comme la veille sous le platane, il s’appliquait à déterminer quand les derniers habitants avaient pu abandonner les lieux.

C’était presque une manie, qui le prenait fréquemment, du moins lorsqu’il se retrouvait seul dans un décor marqué de la présence ancienne des hommes. Il était parfaitement conscient du caractère obsessionnel de son trouble en de telles circonstances. Sans succès, il tentait parfois d’en analyser les causes. Tout au plus admettait-il que c’était là une manière de se rassurer, un moyen de mesurer les effets du temps et trouver sa place dans celui-ci. Il lui était important de se repérer dans cette dimension là. Le temps formait une chaîne dont il était aujourd'hui le seul maillon visible.

Son désir farouche d’appartenir au genre humain était un trait majeur de son caractère. Il mettait beaucoup d’application à retrouver en lui ce qui poussait nuit et jour ses semblables à agir aussi étrangement. Réflexes, instinct, conditionnement, il acceptait volontiers d’en être aussi dépendant et résultant que ses congénères. Mais cette fraternité s’arrêtait là. Il prenait sa complicité discrète pour une forme compliquée d’humilité, mais dont les manifestations pourraient bien s’apparenter à de l’orgueil ou de la suffisance. D’où son silence habituel quand la conversation glissait sur ‘les gens’, ‘les autres’, les ‘ils’ et ‘on’ si pratiques pour débiter quelques vérités définitives dans une discussion entre amis forcément éclairés. Au risque de passer pour rabat-joie, tout juste risquait-il de temps en temps à rappeler que « les autres » était une forme subtilement hypocrite de «je n’ai rien fait, c’est pas ma faute».

Faire partie de cette fraternité congénitale ne l’empêchait pas de se vouloir unique à toute force. D’accord pour être un grain de sable, mais pas n’importe lequel. Il était lui, et il l’était maintenant et ici. Personne n’avait au même instant, au même endroit, ni son âge, ni son histoire, et cette combinaison unique constituait la clé de décryptage d’une table d’orientation qu’il était seul à pouvoir utiliser. Il lui aurait été intolérable qu’un autre être humain puisse le remplacer dans le paysage et dans le temps sans provoquer une catastrophe, ou du moins un effet visible et durable pour toute l’espèce !

Continuant à descendre d’une terrasse à l’autre, il finit par rejoindre le hameau. Pendant son absence, le mulot qui avait traversé la place durant la nuit était revenu. Il s’était attaqué à son sac à dos, et quelques biscuits émiettés s’échappaient d’une poche. Machinalement, l’homme récupéra les miettes en mouillant son index, et les fit fondre sur sa langue, tout en réfléchissant à la suite de son voyage.

Il décida de se refaire un café pour en discuter avec lui-même. Tandis que le réchaud sifflait, en roulant une cigarette, l’homme se mit à chanter en sourdine, sur la petite place ronde et vide. Se balançant doucement, il valsait pour lui seul, et repassait ainsi dans les pas des danseurs de « fêtes majeures » qu’il imagina en costume du dimanche, échauffés par le muscat et le soleil de juin. Décidément, sa vision du passé était déformée par une surdose de feuilletons télé dont les ensembliers décorateurs avaient figé une bonne fois pour toute l’image idyllique dans un ‘avant’ artificiel.

Ces fausses références l’énervaient profondément. Depuis plusieurs années, il tentait de gommer ce folklore douteux par la lecture de nombreux ouvrages historiques, se reconstituant un passé certes moins photogénique, mais tellement plus authentique. Nombre de ses idées reçues avaient pris ainsi un sérieux « coup de vieux ». Mais c’était un travail de chaque instant de ne pas retomber dans la nostalgie d’un passé qui n’avait jamais existé.

L’homme remua avec son couteau. La vapeur parfumée lui collait au visage, tandis qu’il l’avalait à petites gorgées brûlantes. Il devait être dix heures. C’était dimanche. Il était seul. Il était là. C’était bien. Il décida de garder ce souvenir et de l’ajouter à sa table des matières intime. Celui là au moins ne pourrait lui être volé ou recomposé par un historien encore à naître.

Il rangea son réchaud et sa timbale, ferma le couteau et remit son sac sur ses épaules. Plutôt que de redescendre dans la vallée, il avait décidé de continuer son chemin vers les crêtes encore cachées par la forêt. Plus haut, un col lui permettrait sûrement de retrouver une autre vallée et une nationale plus fréquentée.

Il reprit la route montante et laissa bientôt derrière lui la dernière maison du hameau. Après quelques centaines de mètres, la colline aux terrasses avait disparu, et la route s’accrochait désormais au flanc de la vallée. Il traversa ainsi une série de prairies, cernées de petits murets, sans doute utilisées pour le bétail et le fourrage. L’herbe était jaunie par le gel, et sa hauteur prouvait que nulle vache n’avait été parquée là depuis longtemps.

Quelques noisetiers et bouleaux commençaient à bourgeonner, juste à l’orée de la forêt de pins, qui remplaçait progressivement les prairies. L’homme avait vu des photos de ce paysage, datant du début du siècle. A cette époque, la vallée était très peuplée, et la forêt n’existait pas. Elle avait été systématiquement détruite jusqu’au col, et le moindre mètre carré était utilisé pour les cultures ou le fourrage. Après la guerre et la grippe espagnole, la population était descendue vers la plaine et ses villages plus accueillants. La forêt avait alors repris ses droits, et les murets couraient maintenant dans les sous-bois. Cela lui rappela une chanson des années soixante, au sujet de vignes courant dans la forêt, de vin qui ne serait plus tiré et de montagne, belle, « pourtant ». La vigne aurait bien eu du mal à pousser par ici ! On était à plus de mille deux cent mètres d’altitude, et il gelait souvent jusqu’au printemps. Pourtant, il se souvenait avoir lu qu’au moyen âge, le climat étant plus doux qu’aujourd’hui, on trouvait de la vigne jusqu’à mille cinq cent mètres. Le vin local qu’on en tirait alors était connu jusqu’à Rome, où quelques obscurs moines autochtones l’avaient sans doute amené avant de finir papes, dont on faisait grande consommation à l’époque…

La route étant à l’ombre, l’homme accéléra le pas pour se réchauffer. Il se souvint tout à coup du mot qu’il recherchait la veille. Le versant à l’ombre, c’était «l’ubac» ! Celui au soleil « l’adret », ou plutôt la « soulane » par ici. Il en soupira de soulagement, et se sentit plus léger d’avoir enfin recouvré sa mémoire. Il se rendit compte qu’un vent froid s’était soudain levé. Enfant, il était persuadé que le vent dans les branches de pins lui lançait des «chut ! » discrets et chuintants, pour lui demander de faire moins de bruit. Plus qu’un ordre, c’était un conseil, un rappel de bienséance qu’il s’efforçait d’appliquer depuis chaque fois qu’il traversait une forêt. Il retrouvait là cette habitude de baisser la voix au seuil d’une église, lui qui n’y allait jamais.

A l’ombre, les plaques de neige glacée bleuissaient. La route restait sèche et dégagée. Là où elle passait au soleil, on pouvait sentir l’odeur de l’asphalte en dilatation. L’homme s’engagea dans les derniers lacets menant au col. La forêt était dense, et il faisait froid, même s’il ne neigerait sans doute plus jusqu’à l’hiver prochain. Enfin, vers midi, il atteignit le col, donnant sur l’ouest dégagé.

Quatre cent mètres plus bas se trouvait un plateau formé par le confluent de trois larges vallées anciennes. De nombreuses routes traversaient ce plateau, reliant les différents villages dont certains, trente ans plus tôt, s’étaient recyclés à grand frais en stations de ski. D’où il était, l’homme pouvait apercevoir les voitures en déplacement. Parfois un pare-brise accrochait un éclat de soleil. En face, sur les balafres des pistes, les canons à neige avaient fait tout leur possible pour cracher un ersatz de poudre blanche, où les skieurs s’agglutinaient en colonnes de fourmis pressées.

L’homme posa son sac à dos et s’offrit un solide repas en plein soleil, taillant dans le jambon sec, le chorizo et le pâté de tête. C’était bon, malgré le pain de l’avant-veille et le vin rouge un peu trop froid. Mastiquant à s’en décrocher la mâchoire, il dévorait de bon cœur sa charcuterie préférée. Tout à son affaire, il en vint à se demander combien de porcs différents il était en train de manger en même temps. La question le fit rire, tandis qu’il tentait d’imaginer ceux qui partageaient avec lui et au même instant la même viande. En admettant qu’il y ait là trois porcs différents, l’homme pouvait donc s’intégrer à chacun des trois groupes distincts mâchant consciencieusement un des trois animaux à cent kilomètres à la ronde. Mais se pouvait-il qu’il existe une autre personne en train de manger comme il faisait les trois mêmes cochons, au même moment ? Il avait acheté ses provisions dans au moins deux magasins différents. La probabilité était sans doute infime…L’homme se contenta donc de n’être que membre honoraire et simultané des trois confréries des mangeurs du cochon A, du cochon B, et du cochon C. Par trois fois, il leva son litre de rouge pour saluer la diaspora de ses confrères anonymes. Puis, pour régler son cas particulier, il créa d’autorité la ligue des mangeurs des trois cochons A, B et C, se nommant sur le champ président et membre unique de cette association singulière à tous les sens du terme, célébrant son intronisation d’une autre gorgée.

Le vin aidant et la charcuterie terminée, des modèles de classification absurdes lui vinrent à l’esprit. Que ce soit le club de ceux dont le nom apparaît toujours dans l’annuaire en haut de chaque page gauche, l’association des plombiers ambidextres astigmates, ou l’amicale de ceux qui font un double nœud à leur chaussure entre le 40ème et le 45ème parallèle, il était toujours possible de se créer une famille d’adoption. En jouant sur la finesse et le nombre de critères, on pouvait ainsi se trouver des points communs avec la terre entière, ou se singulariser à l’extrême, comme lorsqu’il tournait la molette de sa paire de jumelles pour tenter d’apercevoir des isards dans un pierrier.

Cet exercice l’ayant mis de bonne humeur, l’homme reprit son chemin et descendit vers le plateau à travers la forêt, afin de rejoindre une route plus fréquentée. De là, il trouverait bien une solution pour rejoindre le village où il avait laissé sa voiture. Et puis il avait envie d’un bon café, un vrai, avec de la mousse et un sucre emballé dans du papier. Après vingt-quatre heures de solitude, son instinct grégaire lui suggérait cet alibi douteux pour regagner des lieux habités.

Au bout d’une heure de descente, il entrait dans un village dont le nom évoquait la forêt voisine, plantée quatre siècles plus tôt pour fournir des mâts à une armada qui ne vit finalement jamais le jour. La forêt avait été à moitié submergée par un lac artificiel, dont l’imposant barrage de terre protégeait désormais le village d’une catastrophe improbable.

L’unique café était plein. Un groupe de skieurs de fond intégristes occupait les quatre tables. ‘Intégriste’ fut du moins le premier mot qui vint à l’esprit de l’homme lorsqu’il pénétra dans la salle. Les skieurs semblaient sortis de ces affiches des chemins de fer d’avant-guerre, vantant les mérites de la neige lointaine aux voyageurs de banlieue. Knickerbockers beiges sur chaussettes en laine à pompon, casquette de reporter au « Petit Vingtième », canadienne à col en peau de mouton, grandes écharpes en laine et moufles de cuir constituaient l’équipement rétro de cette secte bizarre soufflant à grand bruit sur des bols de chocolat bouillant. Contre le mur, une batterie de skis en bois et de bâtons en bambou venait compléter le tableau.

Traversant le groupe, l’homme s’approcha du comptoir pour commander un café, et tenta de trouver une explication en écoutant les conversations de cet étrange aréopage. C’était un groupe de figurants embauchés par le syndicat d’initiative pour les photos d’un prospectus destiné aux touristes. Somme toute, il s’agissait de faire revivre dans l’imaginaire des citadins ce que la glorieuse compagnie ferroviaire nationale s’était efforcée d’y mettre soixante-dix ans plus tôt. L’homme fût presque déçu par cette explication. Il aurait préféré s’être perdu dans le temps, visiteur du futur arrivé là par un trou spatio-temporel, traversé sans le savoir dans la vallée visitée la veille. Il se retourna donc vers le comptoir pour se consacrer au plaisir de siroter son premier « vrai » café depuis la plaine.

Le groupe finit par quitter les lieux et le patron retourna dans son arrière cuisine, laissant l’homme seul au comptoir. Il remarqua alors une partie de la salle qu’il n’avait pas vue en entrant. Dans un renfoncement, on avait installé une panoplie complète de machines à sous, du baby-foot au flipper, en passant par une série de jeux vidéo de seconde main. Combat d’arts martiaux, massacre de martiens, ski virtuel, bataille aérienne, rallye africain, ces jeux avaient déjà derrière eux une longue vie passée dans les galeries commerciales, les foires et cafés à la mode. Ils étaient arrivés ici en dernier recours, en préretraite.

Dans leur coin, les flippers ressemblaient à des pompes à essence baroques, dont le prix du litre nécessitait un affichage lumineux à quinze chiffres au moins. Leur face avant était ornée de jeunes filles très dévêtues mais fort bien pourvues par la nature, réfugiées dans les bras de super héros tout aussi pneumatiques. Une vitre oblique et douteuse protégeait leur billard, labyrinthe à plusieurs étages où seul l’œil le plus averti avait une chance de suivre la balle d’acier au gré de ses rebonds.

Il était étonnant de voir un si grand nombre de machines dans un si petit café, dans un si petit village. Mais l’homme se souvint qu’il existait non loin une maison de repos pour légionnaires déprimés, et que les skieurs, à cette heure sur les pistes, devaient constituer une clientèle largement suffisante pour rentabiliser tout cet équipement reconditionné.

Les appareils étaient branchés. Ils clignotaient ou affichaient en boucle leurs différentes fonctions, quand ils ne se mettaient pas à siffler ou émettre quelques notes d’une musique aigrelette, afin de convaincre le client de glisser une pièce dans la fente prévue à cet effet. Certains parlaient même, répétant à l’infini des slogans incompréhensibles, dont la qualité sonore égalait celle d’un gramophone.

Tout en regardant les machines à sous dans la glace qui lui faisait face, l’homme prit lentement conscience du bruit de fond qu’elles généraient, et des éclats de lumière qu’elles projetaient plus ou moins régulièrement. Il en vint à se demander si ces signaux sonores et visuels lui étaient finalement bien adressés, seul être humain présent dans la salle.

Il n’y avait pas de rythme régulier dans les sons, ni de fréquence discernable dans les lumières sortant aléatoirement de ces automates. Aucune logique particulière ne pouvait être détectée dans la séquence d’évènements lumineux et sonores générée par le groupe de machines. Il y avait des moments de silence, suivis d’intenses échanges à plusieurs voix, dont parfois l’une ou l’autre des machines semblait donner le dernier mot en sifflant plus fort. De même, toutes leurs lumières clignotaient furieusement pendant quelques instants, puis un flash sortait d’un flipper ou du juke-box, semblant imposer le calme aux autres, jusqu’à ce que deux jeux vidéo voisins reprennent en privé un dialogue plus discret, par spots rouges et bleus interposés.

Après avoir étudié pendant plusieurs minutes tous ces échanges, tentant d’y découvrir la faille qui les rendrait bêtement mécaniques, l’homme admit qu’il y avait là autre chose, ou du moins qu’on pouvait y percevoir une forme de communication qui ne lui était pas destinée. C’était un ensemble de signes de reconnaissance, dont chaque automate possédait un élément, formant un langage primitif connu d’eux seuls. Une langue clandestine, invisible, rampante, l’expression d’un groupe s’échangeant des informations pour son seul usage.

Finalement, il accepta cette langue. On avait bien accepté depuis peu que le chant des baleines soit autre chose que le gémissement de gros poissons idiots. L’homme pensa qu’il était peut-être face à la première manifestation perceptible de l’existence d’un nouveau genre, ni animal, ni végétal, ni minéral. Par sa présence fortuite dans ce café, cet après-midi, il devenait le découvreur de cette espèce en voie d’apparition.

Puis il se remémora un débat sur l’expérimentation qu’il avait écouté il y a des années : observer un phénomène ne pouvait que donner des résultats incorrects, car l’observation influait nécessairement sur le phénomène observé. Et il se demanda si ce n’était pas ce qui était en train d’arriver dans ce café. Puisque l’homme s’efforçait de percevoir un langage propre aux automates, il en faisait apparaître un du fait de sa tentative.

Mais il préféra penser que tout ceci n’était que la conséquence d’un hasard, ou de sa disponibilité de perception du moment. S’il se passait vraiment quelque chose ici entre ces machines, il ne souhaitait pas en être le témoin, ou le complice en fuite qu’on accuserait plus tard de non assistance à espèce en danger. Il décida de clore le bec à tous ces bavards pseudo cybernétiques en glissant une pièce dans le juke-box. Puis il sélectionna trois chansons en frappant sans regarder sur le clavier de l’engin, qui se mit aussitôt à émettre les premiers accords de la scie du moment, couvrant ainsi la « conversation » des autres appareils.

Ceci eut pour effet secondaire de faire ressurgir le patron du café, à qui l’homme régla rapidement sa consommation avant de sortir, le laissant seul à son tour, à s’abîmer les oreilles sur les bêlements d’une fausse adolescente vraiment siliconée.

Dehors, il faisait grand soleil, la neige fondait dans un silence moelleux absorbant le moindre bruit. Plissant les yeux, faute de lunettes de protection, l’homme reprit sa marche jusqu’à la route départementale qui passait en dessus du village. Peu de trafic encore, les skieurs devaient s’en donner à cœur joie sur les pistes. Puisque l’après-midi était encore jeune, l’homme décida de pousser jusqu’à la forêt de grands pins, au bord du lac.

A l’ombre des arbres, une obscurité relative et bleutée lui permit de reposer ses yeux. S’enfonçant entre les arbres de trente mètres, si parfaitement verticaux qu’ils en paraissaient artificiels, l’homme finit par atteindre le bord du lac, encore partiellement gelé. D’une congère sortaient quelques grumes ébarbées à l’automne. Il gratta un peu la neige, jusqu’à découvrir les énormes morceaux d’écorce qui faisaient son bonheur à huit ans. Son grand-père en tirait alors de superbes bateaux d’un bon demi mètre, sculptés par « le » couteau de poche à la main couronnée, même qu’un jour lui aussi en aurait un, « s’il était sage ». Il avait sans doute mis longtemps à le devenir, puisqu’il n’avait acheté le sien que bien plus tard. Il se souvint de l’odeur du couteau de son grand-père, curieux mélange de champignon, de truite, de bois et de fromage, car hormis un rapide nettoyage à la mie de pain ou sur le revers du pantalon, l’aïeul disparu ne l’avait jamais lavé, « à cause de la rouille ».

De sa poche, l’homme sortit son propre couteau, légèrement recourbé et orné d’une toute aussi fameuse abeille. Le froid et le gel avaient rendu les écorces cassantes. Il ne réussit à en extraire que de maigres esquifs, dont la coque trop mince n’aurait pu supporter le moindre petit mât de brindille. Il abandonna, se promettant d’essayer au prochain été, et d’intéresser quelque enfant à ce simple jeu, histoire de « passer la consigne » à la prochaine génération.

« Encore ! » s’énerva-t-il, encore ce besoin de se fixer dans le temps, de témoigner, de transmettre ! Et quoi ? Un héritage, des valeurs ? « La mode, c’est ce qui se démode » avait dit jadis une mademoiselle à la jeunesse obscure mais aux tailleurs irréprochables. Penserait-on de même à lui ? Déjà l’homme se révoltait contre ceux qui bientôt regarderaient son présent comme un doux passé, un âge d’or à fort potentiel nostalgique, dans un futur à valeur ajoutée. Ce qu’il pouvait pardonner aux disparus, il n’était pas question de l’accepter des prochains locataires ! A cet instant précis où il marchait le long du lac gelé, ces futures hordes, promptes à porter un jugement définitif sur sa propre histoire, n’étaient même pas l’ombre d’un soupçon d’idée dans l’imagination de leurs parents, eux-mêmes nourrissons de l’année. Devrait-il partager le sort de tous ses contemporains, et se voir couché sur la même page d’un manuel d’histoire dont le papier n’était pas encore un arbre ? Catalogué, étiqueté, étalonné pour entrer dans la même ligne de chiffres que tous ces passagers de la fin de vingtième siècle? Partager cet anonymat numérique était hors de question, et il l’interdisait d’avance !

L’homme en jurait presque, grommelant et maugréant tandis qu’il butait sur les souches d’arbres cachées par la neige. Il finit par atteindre ainsi le barrage et décida de le traverser. La gigantesque bute de terre barrant la vallée était couronnée d’une voie piétonnière empruntée l’été par vélos et chevaux, mais déserte aujourd’hui. Cet étroit passage technique faisait bien huit cent mètres de long, impeccablement goudronné et rectiligne, systématiquement désherbé, bordé de part et d’autre d’une épaisse rambarde de pierre. Côté lac, la digue était protégée par des plaques de béton, tandis que l’aval était recouvert de prairie, soigneusement tondue.

« Voilà encore une prochaine colline abandonnée » se dit-il, « pour ces bons à rien qui ne sont pas encore là». Il lui avait été facile de faire le rapprochement entre le barrage parfaitement entretenu qu’il traversait maintenant et la colline visitée la veille. L’homme se calma peu à peu, imaginant que son emportement avait peut être été ressenti à son sujet par un de ceux qui avaient construit les terrasses en pierre. Ce paysan inconnu aurait pu lui aussi « rouspéter » contre ces couillons qui viendraient un jour piétiner son lopin, sans se soucier de la peine qu’il avait eu pour en enlever les cailloux, alors que son voisin, lui, avait un cheval et trois brassiers pour faire le même boulot. L’homme en regretta presque de n’y avoir pensé plus tôt et formula des excuses silencieuses à ce fantôme râleur surgi de sa mauvaise conscience.

Tout ceci l’avait finalement amené de l’autre côté du barrage, où il décida qu’il était temps pour une autre cigarette. Mais le paquet de tabac qu’il tira de sa poche était presque vide, et il ne lui restait que deux feuilles. La situation était grave. Il avait beau vouloir philosopher, lui aussi, au bord d’un lac, même en amateur, sa dépendance à la nicotine le ramenait à la préoccupation très concrète de trouver un bureau de tabac ouvert un dimanche après-midi. Il se traita de tous les noms pour ne pas y avoir pensé alors qu’il était dans le café, à divaguer sur la langue clandestine des machines à sous.

Avec ses mains engourdies, il eut du mal à rouler ses derniers brins de tabac. Le résultat tenait plus du mégot chétif que de l’altière cigarette de cow-boy. Debout sur le barrage, l’allumage fut aussi problématique. Le vent emporta bien la moitié des brindilles en gerbe d’étincelles, creusant dans leur chute la croûte glacée de la neige d’un grésillement sinistre.

Il était maintenant quatre heures de l’après-midi. « Une heure avant la mort du torero » se dit-il, essayant de retrouver ces quelques vers dans sa mémoire fort encombrée. Mais il eut beau se tourner vers la frontière, nul poète ne la traversa pour lui souffler la réponse.

Son regard se reporta sur la route, à l’instant précis où un autobus attaquait les derniers virages pour arriver à hauteur du barrage. Il reconnut l’engin fumant, loué chaque saison par les mairies environnantes à un voyagiste octogénaire. Gratifié du titre pompeux de «navette gratuite inter-station», l’autobus aurait dû lui aussi être à la retraite depuis longtemps. Mais il remplissait néanmoins son rôle avec application et efficacité, pour un public de moins en moins nombreux, préférant désormais l’automobile individuelle à la promiscuité humide des transports en commun d’altitude.

Il n’eut que le temps de courir jusqu’au bord de la route pour faire signe au chauffeur de s’arrêter. Celui-ci s’exécuta dans un grincement de pignons malmenés. Grimpant dans l’autobus vibrant de toute part, l’homme découvrit qu’il n’y avait aucun passager. Désireux d’échapper à la conversation du chauffeur, il se dirigea vers le fond du véhicule, qui repartit péniblement dans un nuage noir vers le prochain col.

Il faudrait bien une demi-heure pour atteindre le bourg fortifié, d’où un train le redescendrait vers le village où l’attendait sa voiture. Malgré les vibrations, l’homme réussit à s’endormir la tête contre la vitre. Il ne vit pas l’autobus arriver au col. Il n’y compta pas, comme il en avait l’habitude, les barrières anti-congère abattues par le dernier hiver. Il passa, assoupi, devant la manche à air du petit aérodrome, gonflée par le vent du nord. Il ne se réveilla pas non plus dans les lacets redescendant vers les murailles du fort royal. Ce fut le dernier hoquet du moteur qui le tira de son sommeil. L’autobus s’était arrêté devant la petite gare, plus par habitude que par véritable décision du chauffeur.

Tout droit sortie d’un coffre à jouet, avec son toit pentu, sa minuscule salle d’attente et son hangar, la gare était déserte. Quelques kilomètres plus loin, au terminus, sa sœur jumelle attendait encore la lettre de Brigitte, toujours au fond des cafés, pour son mystérieux chef de gare. A l’autre bout de la ligne, en bas, dans la ville, on arrivait au centre du monde, du moins c’est ce qu’avait affirmé un drôle de peintre à moustache. Mais là, point d’avide à dollars ou de chanteuse à texte pour célébrer l’infrastructure ferroviaire. Et pourtant, c’est ici que la voie débouchait enfin sur le plateau. Après moult virages, tunnels et ponts suspendus, le petit train montant prévenait de son arrivée d’un bref coup de sifflet, tout essoufflé par sa lente ascension. Le descendant faisait de même, avant de s’engager à toute allure dans la vallée. Il n’y avait qu’une voie, à faible écartement, seulement dédoublée devant la gare pour laisser les deux trains se croiser, ou plutôt en laisser un attendre le retardataire de l’autre sens. L’implacable logique des horaires devait parfois se plier aux particularités locales : une vache sur la voie, un début d’éboulement, un passager bavard au moment des adieux, un peu trop de neige, tout était prétexte à ignorer le règlement.

Le troisième rail d’alimentation, sur le côté, rappelait invariablement à l’homme qu’autrefois son train électrique avait lui aussi un troisième rail, mais au milieu des deux autres. D’ailleurs dans cette gare, tout lui faisait penser à un jouet pour adulte, à un de ces réseaux miniature pour gosse de riche ou cheminot retraité et inconsolable, le tout patiné par cent ans de bons et loyaux services.

Il traversa la salle d’attente, à présent garnie d’un splendide poinçonneur automatique et orange, pour rejoindre le quai découvert, face aux crêtes de la frontière. Personne pour profiter du panorama. Au loin, un coup de sifflet annonça l’arrivée du train descendant. La rame n’était formée que de trois petits wagons de bois, peints en rouge et jaune depuis presque un siècle. Le curieux wagon découvert n’était pas attelé. Réservé à l’été, il ferait bientôt la joie des touristes qui le prendraient d’assaut, profitant ainsi du paysage et des douches d’eau glacée dans les tunnels.

Personne ne descendit du train, qui siffla, pressé. L’homme monta sans attendre, baissant la tête pour ne pas se cogner au toit du wagon dont tout rappelait les vieilles rames de métro, bruit et inconfort compris. Une demi-heure de descente suffirait pour rejoindre le village de la veille.

Cette parenthèse ramena l’homme dans la réalité hebdomadaire à laquelle il avait su échapper depuis trente-six heures. Il exécrait les dimanches, et plus particulièrement la fin d’après-midi. « Quelque chose en commun avec Juliette » pensa-t-il. Après tout, haïr les dimanches était un critère aussi valable qu’un autre pour constituer un groupe. Il prit donc immédiatement sa carte de membre, qu’il ajouta à la pile déjà impressionnante de ses adhésions multiples et secrètes.

Sa motivation particulière pour détester ce jour de la semaine était qu’il précédait le lundi, jour de reprise du travail. Il aurait pu directement porter son animosité sur ce dernier. Mais après tout, le lundi avait déjà fort à faire, justement, puisque premier jour de travail. Un lundi, ç’était franc, sans surprise, carré, efficace. Un lundi, ça vous serrait la main tout en vous donnant l’ordre du jour. Tandis que le dimanche, toujours affable, un rien soporifique et obséquieux, passait la journée à vous bercer d’illusions sur des lendemains qui chantent, se comportait en hypocrite, vous abandonnant lâchement et sans préavis dès la fin du ciné-club !

Dans sa mythologie personnelle, le dimanche ressemblait à un amène pâtissier, tout pimpant derrière son comptoir. Justement au pâtissier du dimanche matin. On entre dans sa boutique, on prend son temps pour choisir le gâteau, que cet aimable commerçant vous range dans une boîte en carton enrubannée. Et puis on rentre chez soi, tout fier, le carton pendu au bout du doigt, en pensant au plaisir qu’on aura à manger la pâtisserie. On rencontre les voisins, on prend peut être l’apéritif, et ce fichu carton est toujours là, sur le comptoir, vous faisant saliver d’avance, vous pressant même de rentrer plus vite à la maison pour l’ouvrir sans attendre et dévorer son contenu. Bref, on passe la moitié de la journée à penser à ce fichu gâteau, qui sera finalement avalé en trois bouchées, vous laissant sur votre faim et frustré de ne pas en avoir acheté un autre.

Aussi, chaque dimanche dès quatre heures passées, l’homme ressentait au creux de l’estomac un nœud d’angoisse et de colère, contre ce jour qui n’en finissait pas de finir, et qui passerait, lui, toute la semaine prochaine à ne rien faire…

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Message  midnightrambler Sam 26 Mai 2012 - 22:57

Bonsoir,


J'ai lu quelques lignes, j'ai cherché une phrase d'accroche ... j'ai lancé le profondimètre. Whouaaahh ...
J'ai parcouru un ou deux paragraphes ici ou là ...
Des qualités indéniables de rédaction ... mais là n'est pas la question !
Désolé ... definitely not my cup of tea !

Amicalement,
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Message  AliceAlasmartise. Sam 26 Mai 2012 - 23:12

C'est vrai que c'est très long!
Mais j'en ai lu un bon bout, je pense finir plus tard
Très bonne première impression, en tout cas
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Message  scarolle82 Dim 27 Mai 2012 - 0:59

Bonjour,
j'ai tout lu mais j'avoue avoir eu du mal à tenir toute la longueur.

C'est très bien écrit, je viens de la montagne et je retrouve plein de choses. Vous retranscrivez superbement la montagne, la région, le délire qu'on se fait seul en montagne. Et j'adore quand vous confrontez le passé ou le futur (que s'imagine le personnage) au lieu présent : les superpositions de couches de mémoire.
Si le but de votre texte est celui là : la retranscription d'un moment, la contemplation, pour moi c'est réussi.

Mais si c'est une histoire, les événements doivent avoir plus d'impact sur le personnage. Evidemment ce n'est pas un roman d'aventure (quoique...), mais qu'elle est l'évolution de votre personnage à travers cette marche? Tout est juste, mais qu'elle est l'histoire?
Après personnellement je trouve dommage qu'il finisse avec "un noeud d'angoisse et de colère", alors qu'il s'est payé un moment de solitude pour se faire plaisir, je me dis : à quoi ça sert alors? Mais bon c'est sûrement mon côté midinette qui aime les utopies...

Merci pour le cadeau de cette atmosphère, de cette plongée authentique en tout cas.
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Message  AleK Dim 27 Mai 2012 - 6:03

alors oui j'ai débuté aussi, j'ai apprécié aussi, la longueur m'a un peu rebuté.
J'étais peut être pas en condition, mais après des premières phrases de paysages très plaisante, le reste me parait un peu poussif. Je me suis noyé dans cette histoire et je suis passé a coté de ce qu'elle raconte.

Tu as un style affirmé et maîtrisé.

Une présentation dans la section présentation serait un plus dans le forum. Bienvenu sur VE.
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Message  Modération Dim 27 Mai 2012 - 6:18


Bonjour sagremor

Un petit tour - même bref - par ICI serait de bon ton.
Et si ce n'est déjà fait, prière de lire attentivement le texte de notre page d'accueil.
Il y est dit, entre autres, que VOS ECRITS n'est pas une vitrine où l'on vient s'exposer, mais un ATELIER D'ECRITURE où les textes proposés sont susceptibles d'améliorations grâce aux commentaires reçus...
A vous donc de voir par rapport à ce texte présenté aujourd'hui et qui remonte à 10 ans.
Bienvenue sur VOS ECRITS

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