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Cyril, de la Loge

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Cyril, de la Loge Empty Cyril, de la Loge

Message  Invité Sam 6 Avr 2013 - 9:25





CYRIL, DE LA LOGE




C’est un très bel endroit la Loge, une solide ferme au toit tombant bas sur la prairie pentue qu’on vient de faucher. Dans l’odeur d’herbe et de fleurs coupées se dresse l’habituel gros frêne qui servait de para-tonnerre à tous les bâtiments du haut. On a refait à neuf le four à pain posé juste en face de la porte d’entrée, changé les huisseries de l’habitation et posé ça et là quelques raponces de maçonnerie. Mais le muret du jardin potager déserté s’affaisse par endroit, et la forêt grignote insensiblement les marges du pré.

Des fenêtres de la cuisine, on a vue sur les pentes de la haute chaîne et les minuscules pylônes de la station de Lélex. Le propriétaire, un assureur du coin, me sert une bière en m’expliquant ses problèmes fonciers, en vue du plan de gestion que je dois lui dresser. Nous venons de suivre ensemble et de repérer toutes les limites de sa forêt, la journée est chaude, la cuisine fraîche et sombre, la bière fait du bien. Mon client disert en arrive à l’acquisition de la ferme et des bois par son père. Il s’adosse confortablement, allonge ses jambes, et je tends l’oreille, car je sais que le plaisir d’une histoire commence :

« C’est Cyril Verchères qui nous a vendu la Loge. Le Cyril, les gens de Bellecombe et Lélex le tenaient pour un vieil original un peu sauvage, mais pas méchant remarquez. Quand il est rentré de la guerre, il a décidé de retaper la ferme familiale et de s’y installer tout seul. Vous avez vu, on est à presque trois kilomètres de la plus proche habitation, et ici, c’est la forêt partout autour. A l’époque il n’y avait qu’un chemin à mulet dans la pente. Le toit menaçait un peu ruine, il a tout refait lui-même. Il était un peu pingre, enfin très économe, faut dire qu’il n’a jamais eu grand chose. Sa pension de prisonnier de guerre, quand même. C’était un bon mécanicien-chaudronnier, alors on l’avait collé dans une usine, je ne sais pas trop où en Allemagne du Nord, une usine qui fabriquait des moteurs d’avion pour la Luftwaffe.

- Ça les gars, qu’il aimait se vanter, des moteurs j’en ai monté beaucoup, mais des qui aient ramené leur pilote, y a pas dû en avoir lourd.

Dans la pièce où j’ai fait mon salon, celle avec la grande cheminée, il avait installé un tour à métaux, il y fabriquait de temps en temps des pièces à façon pour la petite usine de décolletage de Lélex. Parfois il y descendait travailler pour quelques jours, quand il arrivait trop tôt au bout de la pension, ou pour dépanner quand on avait besoin là-bas. Ni vache, ni chèvre, ni poules, ni cochon. Juste son jardin, chasseur un peu, et puis à la saison baies et champignons. Il commandait par dix ou vingt kilos, parce que c’était moins cher, sucre, café, riz et farine, qu’il faisait livrer à la ferme par où nous sommes venus. Il y remontait au fil de ses besoins, payant à la livre le prix de gros que ceux des Humberts avaient avancé pour lui. On peut dire qu’ils lui servaient à bon compte de banque et d’épicerie.


Ce qui en faisait aussi un original, en plus de son isolement, c’est qu’il avait pas mal de livres, et surtout qu’il tenait des carnets, où on savait qu’il notait « tout ». Tout, ça voulait dire en premier lieu la météo, chaque jour sans faillir, température, pluie, neige, la bise noire, les orages, la dernière gelée tardive. Mais aussi les rencontres. Ça, il n’en faisait pas tous les jours ! Du coup, il notait aussi celles des animaux, un brocard, un chamois, un lièvre, une laie et ses petits … à proximité de la ferme ou dans la forêt. Tout était daté et situé : la découverte d’un pic noir dans la cavité d’un gros foyard, d’un nid fruste de buse ou d’autour à la fourche d’un résineux besse, d’une dépouille de renard … Des trucs qui n’intéressaient pas grand monde, mais moi qui suis venu enfant deux - trois fois à La Loge avec mon père, ses carnets me fascinaient. Il dessinait pas mal, en plus, des petits croquis dans la marge, je me souviens très bien de la tête effarée d’une petite chouette à l’entrée de son trou, griffonnée dans un bas de page. »

L’assureur resta un moment silencieux, les yeux sur les chevrons sombres du plafond. Dehors un unique petit nuage à reflets nacrés passait sans se presser au-dessus du sommet des Voyrières. Puis, ayant repris une gorgée de bière, il fit claquer sa langue et continua :

« Un hiver, il était tombé tellement de neige que le Cyril ne pouvait plus sortir de chez lui, portes et fenêtres bouchées, impossibles à ouvrir. La nuit toute la journée. La maison ne faisait plus qu’une grosse bosse un peu géométrique sur la prairie. Seule la cheminée pointait. A la ferme des Humberts, la Coralie s’est inquiétée. Elle a décroché ses skis, accroché sur son dos un sac plein de provisions, et est venue jusqu’ici. Elle a grimpé la pente neigeuse jusqu’à la cheminée, y a crié le Cyril par son nom, et descendu le sac au bout d’une corde.
… Elle y était notée quelquefois, Coralie, dans les carnets. Mais il n’en disait guère que la date et l’heure de la rencontre ...

… Un autre hiver, il était déjà vieux à ce moment là, il est tombé malade, j’ai oublié de quoi, mais une chose à soigner à l’hôpital. Pareil, la Loge accessible à skis seulement, et Coralie qui était descendue voir avait prévenu le médecin. Il l’a crue sur parole et transmis son diagnostic aux urgences. Faut dire que ce docteur-là, monter sur des skis pour partir en visite, on le voyait pas trop capable, tout juste s’il aurait vu ses spatules dépasser sous son ventre. Enfin, toujours est-il que les secours s’organisent, et que l’hélicoptère soulève l’après-midi même un tourbillon de neige fine dans la prairie, sous les yeux émerveillés de Cyril, qu’on emmène sur un brancard, … et qui se rétablit ma foi en un temps record. « Ah, c’est un solide, celui-là, se répétaient les gens. » Cyril, lui, faisait à qui voulait l’entendre le récit enthousiaste et de plus en plus enjolivé de son voyage en hélicoptère, les résineux qui s’appointissent puis se confondent en forêt, les pâtures comme des taches claires, les réseaux sinueux dans la vallée, les fermes par leur nom, les sommets rabaissés …

Après ça, il s’est remis souvent à son tour, ses rares visiteurs disaient qu’il y avait des copeaux de métal partout dans l’entrée, mais personne n’était autorisé à pénétrer dans l’atelier. Il a continué comme ça quelques années, puis s’est senti trop fatigué pour s’occuper de La Loge, qui se dégradait faute de réparations. C’est là que mon père lui a proposé d’acheter. Mais il a fallu lui promettre, et pas qu’une fois je vous le dis, qu’on ne laisserait pas la maison se faire manger par la forêt. Il y en a plein, dans le coin, des gens qui ont racheté des fermes et reboisé toutes les prairies, au ras des murs qui ne les intéressaient pas. Il faut peu de temps, une fois enfermés dans le sombre et l’humide d’une plantation d’épicéas, pour que le toit s’effondre puis que se ruinent les maçonneries. Mon père, lui, voulait pouvoir habiter la maison à la belle saison et pendant celle de la chasse. On est de Lélex, on peut monter tous les week-ends. Ça a décidé le Cyril. Il a emballé ses affaires, livres et carnets, (il m’avait promis qu’ils seraient pour moi, après … ), vendu ses meubles et son tour, et puis s’est installé à la maison de retraite.

A sa mort, j’ai su que c’était un lointain cousin des Moussières qui avait récupéré ses cartons. J’y suis monté dès que j’ai pu, mais le cousin m’a répondu : « Ah, c’est que je viens de tout benner au tracteur dans le fond de la pâture, et d’y foutre le feu. Ça valait pas un pet de lapin, vous savez .» Dans le bas du pré, j’ai trouvé dans les cendres quelques fragments de pages des carnets, encore lisibles mais friables dans les doigts. Sur quelques-uns, finement dessinés au crayon repassé à la plume, les plans détaillés et cotés d’un hélicoptère … »




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Message  Invité Sam 6 Avr 2013 - 10:26

Un joli récit nostalgique.
Ici c'est le Jura, ç'aurait pu être ailleurs, de ces paysages boisés au climat rude.
Je suis en train de finir Miette de P. Bergounioux (qui se passe dans le Limousin) alors, avec en plus mon vécu personnel, tout se mélange un peu pour former une image de cette France rurale et toujours actuelle, avec ses personnages pittoresques seulement aux yeux des outsiders, les "étrangers" au pays.

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Message  Invité Sam 6 Avr 2013 - 12:44

@Eater (Island) : on dit les estrangers en allongeant sur la fin… :-)) Et en écrivant cela, j’ai les yeux qui s’embuent. C’est con la vie.
Allez, trêve de billevesées (c'est pas le bon mot, mais j’aime bien. Me fait penser à la guerre des boutons [billes versées, billes gagnées]).

Le texte : j’aime bcp l’intro, la manière d’amener le récit. Des « usines de décolletage », il y en a encore. C’était (c’est) une activité très florissante. Et puis, dame mondialisation (diabolisation) est passée par là, avec ses esclaves salariés. Mais tout cela m’éloigne de ce récit (en Chine peut-être ?). Ô chinois qui mal y pense (panse).

Comment dire ? Sinon que j’ai bcp aimé ce texte empreint de nostalgie. Avec de l’humour aussi. Et poétique. Bref, que des qualités.
Une vraie et belle histoire. Suis content de l’avoir lue.

2/3 bricoles :
para-tonnerre : paratonnerre
grand chose : grand-chose.
à ce moment là : à ce moment-là

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Message  Invité Sam 6 Avr 2013 - 13:37

Moi aussi ça me nostalgise à mort ! Viscéralement attachée à ces lieux qui ne sont pas galvaudés, qui n'offrent pas ou peu de plaisirs urbains, mais où on respire au rythme de la terre et du ciel... En plus c'est extrêmement bien écrit, composition habile, vocabulaire grand cru, millésime : déjà de la bouteille... Bref, un régal !

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Message  polgara Sam 6 Avr 2013 - 14:57

pas mieux que mes illustres prédécesseurs : un texte en noir et blanc, avec des images qui remontent et les sensations qui suivent. je n'ai pas vu la lecture filer, déjà j'arrivais à la fin d'un récit que j'ai énormément aimé.
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Message  Invité Dim 7 Avr 2013 - 7:03

Ah oui qu'esr-ce que c'est bien, j'adore qu'on me raconte des histoires comme ça. Il y a du liant, c'est poétique, imagé et tout est amené intelligemment (c'est pas comme mon commentaire !). Bravo et merci.

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Message  Invité Dim 7 Avr 2013 - 17:45

Merci beaucoup pour vos lectures et remarques.

Moi aussi j'aime bien qu'on me raconte des histoires, après je peux les re-raconter :-)

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