Journal réel : on regarde

on regarde les vidéos qui ont vingt ans : les fêtes, les maisons où on habitait, les visages qu’on avait avant. Ca ressemble à un film, à une fiction, un conte. Petits enfants dont chacun est devenu adulte, avec leurs petits corps d’alors et leurs gestes rapides, leurs éclats. Morts qui sont assis et qui parlent et plaisantent, qui mangent le repas bien préparé et se penchent, avec sur leurs genoux les papiers déchirés des cadeaux ; les étoiles accrochées au mur, les gâteaux brillants (qu’on se souvient d’ avoir faits). Minute après minute le passé se déplie, se relève du naufrage dans l’immense, dans la profonde eau grise. Les maisons telles qu’elles étaient, avant qu’on les vide, avant qu’on s’en aille. On revoit les carrelages aux dessins si familiers, si oubliés, et les lambris de pin verni, le givre gainant les herbes mâchées, piétinées par l’hiver dans le petit jardin froid. Et les plages longues dans un soleil brumeux, couleur de nacre bleue, mauve et brune, et les modestes feux d’artifice des 14 juillet corses. Les chattes avec leurs petits qui sortent en chancelant de grandes boîtes en carton, la petite chatte « écaille » qui était née cette année-là. Toutes peines prises, tous soins sont intacts.
Et la même nuit je rêve d’une poignée de gens inconnus, réfugiés dans des ruines. Que cherche cet être de chair sombre errante, invisible, tout en bas de ces bassins serrés de froid, comme flaques noires horizontales dans la nuit?
Qu’est-ce qu’on a aimé, et où ?

J'aime bien ton journal réel, justement parce que c'est à la fois précis et flou, réel et irréel.
Je te préfère dans ce style d'écriture, plus narratif, j'aime moins lorsque ton langage devient abstrait.
Là, les images frappent par leur universalité, et ceci grâce, justement, à une relative accessibilité du sens.
J'aime bien ton journal réel.

Peace.

Chaque mot (ou presque) me fait un drôle de truc dans le ventre...

Juste je n'aime pas : cet être de chair sombre errante,
"être de chair" parce que ça fait pléonasme et sombrerrante  pas très joli

Mais tout le reste, quelle merveille !
Ca en particulier
Minute après minute le passé se déplie, se relève du naufrage dans l’immense, dans la profonde eau grise. Les maisons telles qu’elles étaient, avant qu’on les vide, avant qu’on s’en aille.

Oui ça fait appel à des sentiments universels qui nouent un peu les tripes, une écriture expressive et joliment déroulée.

Je regrette juste que le sujet soit "on" sur une grande partie du texte, perso j'aime beaucoup mieux qu'un récit passe par la fiction plutôt que par une expression type documentaire qui désimplique l'auteur en tant qu'interface du réel, je trouve, mais ça c'est perso, que le "je" ou le "il, elle" inventé ou recréé donne toujours plus de force à un récit que le banal "on".

"On" est beau et fait un fort effet (je le savais, j'avais dérobé la première phrase hier, plaisir de lecture anticipé et certain...).
On fait penser par exemple à un film de Claude Sautet.
On a, entre autres, écrit cette phrase : "On revoit les carrelages aux dessins si familiers, si oubliés" et encore celle-ci, doux coup de poing : " Toutes peines prises, tous soins sont intacts.", qui en dit si long sur l'avant vu après.
J'aime vraiment beaucoup "on".

Merci de vos commentaires, émotions et remarques.
Juste un mot concernant ce "on" : tout simplement, on regarde ensemble ce qu'on a vécu. Le "on" est ici groupal, d'un groupe bien plus large que celui des gens rassemblé dans ces petits films, qui semblent dire : le passé est mort - mais éternellement réfugié, et intact, dans un repli du temps, et toujours à revivre. Quelque chose du cycle peut-être, plus que de l'histoire.

un texte universel. Et très plaisant.

"On" est universel (merci Reb et luluberlu) mais sans être intrusif : on en prend, on en laisse, les images sont celles de l'auteur et celles du lecteur s'il en a envie  et moi, ça me va.
 
Un peu déstabilisée par le rêve de la fin. L'actualité déconsiderait-elle le passé de chacun, lui ferait-elle perdre la tendresse qu'on lui voue ?

J'ai été touché par ce texte rétrospectif, c'est comme une vidéo, on se représente bien les images et les émotions qui accompagnent ces images. Pas facile d'écrire un texte sur le passé, le souvenir, le temps qui passe, ni d'utiliser ce "on" de grande focale, ce sont deux choses qui ont déjà été faites beaucoup de fois.

La longueur et le mouvement du texte conviennent parfaitement à ce moment où on est à la fois assis sur le canapé à regarder la vidéo et entièrement dans la vidéo (le mécanisme d'émergence du souvenir procède à la fois par distanciation et assimilation, on se distancie de et on s'assimile à ce qu'on a autrefois été).

J'aime le rêve de la fin, qui ne s'analyse pas à mon sens, qui constitue simplement pour moi l'irrémédiable vertige qu'on peut ressentir, une fois seul dans le rectangle de son lit, après avoir regardé une vidéo datée, après s'être trop souvenu.

J'aime le on, le texte, son déroulé, tout, si vrai. Juste un mot me gêne, un adjectif qui ôte l'universalité (si nécessaire pour se sentir"avec") : corse? pourquoi corse? c'est de partout!!