Une maison

L’image  (Edward Hopper)
Une maison. Banale, plusieurs pièces, à proximité d’une voie ferrée, au pied d’un paysage de collines boisées. Volets fermés. Il n’y a pas de trace de vivant sur l’image. Juste une maison, un arbre et des voies : un chemin de terre, une voie ferrée, une ligne téléphonique. Comme des voies de passage.

Proposition :
Ils ont hérité du bien. Leurs courriers se croisent. Un veut le garder, l’autre pas.



Pierre,

Par lettre du 28 courant que je reçois de la notaire, j’ai maintenant l’évaluation du bien.
Qu’en termes d’huissier ces choses-là sont dites. Les mots me font perdre le fil. Comme de jours d’huis ou d’hiers patinés et dérisoires, n’est-ce pas, il s’agit bien d’huisseries. J’ajouterais les papiers peints défraîchis, décollés, déchirés. Comme elles sont encore tendres, toutes nos petites maladresses mesquineries méchancetés et vengeances qui sont venues attaquer les murs, année après année. Dérisoires, ai-je écrit… J’ai mis un temps fou à tout trier, remplir les sacs, les vider. Choisir. J’ai mis un temps fou mais quel plaisir immense ai-je pris à m’y replonger dans ce dérisoire. Et à la fin j’ai regardé les sacs et j’ai réalisé comment moi aussi je me sentais dispersée au fond de chacun d’eux. Comme le chien qui était attaché devant le hangar… qui s’est trouvé si désemparé quand nous avons enlevé la chaîne du collier, je me souviens. Je ne veux pas m’échapper. Je ne veux pas mourir et je suis trop vieille pour y penser.

Madeleine.




Chère toi,

Il suffira de quelques mois pour que cette maison ressemble à n’importe quelle maison. Ou n’importe quelle ruine. Trois secondes de nostalgie ça fait parfois du bien. Mais ça ne paie pas les factures.

C’est bon de vivre dans le passé. C’est bon d’honorer la mémoire… Peut-être qu’un cadre avec une photo ou deux ça suffirait, non ? Sur la cheminée du salon, bien en vue.

On n’a pas besoin d’emmener tout avec soi. Jusqu’aux odeurs de moisi.

Sans parler du projet de ligne de train à grande vitesse… Ça risque fort de déprécier la valeur de la maison. Et même la petite musique du temps jadis qui continue à te trotter dans le ciboulot.

Je sais que tu vas me parler d’enracinement, d’arrachement, de détachement… Des mots longs. Je ne peux pas les prendre dans ma main, ces mots-là. Quand tu parles de détachement, je pense toujours au détachant. Va savoir pourquoi.

Moi aussi je veux vivre, mais vivre vivant.

Donc c’est non. D’avance c’est non. Ou alors tu allonges 50 % de ce que t’a dit la notaire. Et après c’est chacun pour soi.

Tout ça n’enlève rien à l’affection que j’ai pour toi, pour les parents. Et même pour le chien.

Pierre

On prend un grand plaisir à lire ces deux lettres, où tout est juste. On voit très bien les deux personnages, leur relation personnelle, et leur relation au monde. Même les prénoms sont bien choisis.
Madeleine, sa façon recherchée de manier le langage, son recul face à ce qui est administratif, son attachement au passé, ses craintes face à la solidité de son frère. Tout ça est à peine esquissé mais subtil et présent.
Et Pierre, qui en face de ces atermoiements surjoue un peu la rudesse et le pragmatisme, le tranchant.

Ce qui est fort aussi c'est qu'on se projette aussitôt dans la situation, dans cet entre-deux.
Ca m'a rappelé les questionnements que j'ai partagés avec mes frère et soeurs lorsque s'est posé la question de la maison de mes grands-parents, maison assez extraordinaire du fait de tout ce qui y avait été accumulé et qui avait fait nos délices quand nous y venions en vacances. Nous disions en riant qu'il aurait fallu en faire un musée...mais que personne ne pourrait le faire visiter.

Le choix des prénoms, je ne me souviens y avoir réfléchi qu'un peu, sans consciemment penser à la madeleine ou à la pierre.
Pierre qui à la source s'appelait Henri. Peut-être plus quelque chose de biblique. Mais ta remarque est très juste, et ce genre de "détail", dans un texte court a de l'importance. Je vous remercie, toi et mon intuition...

C'est intéressant cette histoire de musée familial. Je suis un vrai rat de musées, de maisons d'artistes ou d'hommes célèbres, de cabinets de curiosités. On entre dans le passé des autres (c'est une façon de se passer du sien), et ça aide à construire quelque chose avec une couleur d'ancien.

Oui, c'est marrant, je n'ai pensé ni à la madeleine ni à la pierre moi non plus. C'est plus que j'imagine ainsi des femmes qui s'appellent Madeleine, des hommes qui s'appellent Pierre ( " Tu es pierre et sur cette pierre...etc"). Mais on ne peut sûrement pas faire de généralités en la matière.