Petit !

« PETIT ! »

J’attends mon tour, dans la boucherie de mon quartier. Le magasin est rempli de clients. Le patron, grand et massif comme un joueur de rugby, l’air débonnaire, désosse, dégraisse (pas trop), coupe, emballe, pèse très vite (zip ! glissade sur le plateau, pas le temps de voir le poids), annonce le prix à l’adresse de la patronne, tout en demandant à sa cliente des nouvelles de son fils à l’armée, de ses rhumatismes et de son chat.
Les gestes rapides et précis, la cadence régulière, la voix forte et le rire gras donnent l’image du commerçant expérimenté, convaincu de son prestige et de son ascendant sur sa clientèle et son personnel.

L’ouvrier sert aussi, tranche les côtelettes, scie le jarret de veau, ficèle le rôti, non sans dextérité mais à son rythme, sans un sourire, avec sur le visage l’expression un peu dédaigneuse de celui à qui « on ne la fait pas. » Quand il lance le prix à la caissière, le menton relevé, le ton est provocant, le regard oblique semble jeter un défi.

A leurs côtés, Patrice, l’apprenti, se démène d’un bout à l’autre de l’étal, obéissant avec vélocité aux injonctions du patron, aux commandes de l’ouvrier, bien embarrassé quand deux ordres fusent en même temps, mais faisant visiblement de son mieux pour satisfaire ses supérieurs. C’est un adolescent de quinze ou seize ans, roux, sec comme un échalas, avec, jouxtant un long nez piqueté de son, deux petits yeux rapprochés reflétant une inquiétude constante.

Contre le mur du fond, entre l’étal et des étagères garnies de conserves raffinées, trône la patronne derrière sa caisse. Sa coiffure est stricte, chignon sur la nuque, son maquillage outrancier : paupières bleu canard, pommettes rose vif, bouche carminée. On la dirait prête pour une entrée en scène, à l’opéra.
De temps en temps, elle lève un bras, faisant cliqueter ses multiples bracelets, passe sa main sur sa tempe comme pour effacer une fatigue importune, et les éclats de ses bagues scintillent jusqu’à l’entrée de la boutique. Son visage est boudeur, mais quand la cliente s’approche, son porte-monnaie ou son chéquier à la main, elle lui sert son sourire stéréotypé pour lequel seule la bouche filiforme est sollicitée.
En toute circonstance le regard reste froid et dur.

Personne ne parle, comme c’est souvent le cas dans les grandes villes. On entend, de temps en temps, un bref soupir exhalé par une grosse dame impatiente. Très lentement, en laissant aller tout le poids de son corps tantôt sur son pied gauche, tantôt sur son pied droit, elle avance subrepticement et tente de doubler par la droite une petite vieille à lunettes accrochée à son cabas.
La patronne voit mais laisse faire. La dame est sans doute une de ses meilleures clientes, n’est-ce pas ? D’ailleurs elle demande quelques boîtes de conserve et la bouchère dérange l’apprenti dans son travail, pour la servir : « Petit ! » Sans doute aurait-il été déplacé qu’elle se déplaçât !

Plus que deux personnes à servir et mon tour viendra.

Soudain la sonnerie du téléphone retentit dans l’arrière-boutique. A regret, la femme-tronc se lève et l’on s’aperçoit avec soulagement qu’elle a aussi des jambes. Elle revient aussitôt, l’air mécontent.
─ Petit, c’est pour toi. Et ne t’éternise pas, tu as du boulot !
Patrice jette un regard éperdu vers son patron, qui lui fait signe, du menton, d’aller vite, et se précipite vers le maudit téléphone. Quelques petites secondes, le temps de dire qu’il ne faut surtout pas l’appeler ici, qu’il rappellera dès qu’il pourra et il regagne son poste en courant.

Il y a toujours autant de monde, et là, devant son cher public, notre cantatrice nous offre un échantillon de ses plus belles vocalises. Sur un ton suraigu elle reproche au petit de se faire appeler sans arrêt pendant ses heures de travail, de chercher toutes les occasions pour en faire le moins possible, de manquer de motivation. S’adressant à nous : « Tous les mêmes ! Ils viennent pleurer pour se faire embaucher. Pendant leur mois d’essai ils ne bronchent pas, mais dès leur contrat signé, ils se croient tout permis…Savez-vous que nous les payons pour leur apprendre leur métier ? Un comble ! Si seulement… ils montraient un peu… de reconnaissance… »
La voix s’étrangle tant la colère est féroce. De la racine des cheveux au bas du décolleté plongeant, la Diva est écarlate.

Le patron et l’ouvrier, n’étant pas concernés, continuent de servir au même rythme. Parmi les clients, des murmures d’assentiment servile en direction de la bouchère, mais aussi quelques hochements de tête et de légers piétinements… Qu’on les serve, ils sont pressés, le reste leur importe peu !

Je regarde Patrice ; je le vois de profil. Il est aussi rouge que sa patronne, ne dit rien, travaille avec application, mais ses mains tremblent. Depuis le début de la réprimande il tente de ne montrer que son dos, et son dos maigre se courbe comme sous un orage de grêle.
Je me glisse dans sa peau. J’entends ses pensées : « C’est pas d’ma faut’, j’ai pas d’mandé qu’on m’appel’, et puis el’ ment, c’est bien la premièr’ fois… ». Je ne serais pas étonnée qu’à cet instant précis il ait envie de murmurer « maman… ». C’est presque encore un enfant.

Je toussote un peu. Il tourne la tête vers moi. Dans son regard, de l’incompréhension et une peine immense. Une larme tremble sur le bord de sa paupière. J’essaie de lui donner un sourire encourageant tandis qu’une révolte bouillonne en moi.

A cet instant, le rugbyman, buste penché en avant, les deux poings sur l’étal, claironne : « Et pour vous ma p’tit’ dam’, ce s’ra ? »

─ Rien, merci. Je suis définitivement servie !
Et je sors en claquant la porte.

embellie

J'ai trouvé votre texte très bien écrit, notamment les portraits qui m'ont permis de visualiser avec précision chaque personnage.
Néanmoins, l'aspect essentiellement descriptif m'a un peu ennuyé ; au départ, je croyais que tous ces tableaux n'étaient là qu'en tant que prélude à quelque chose, à une trame ou un événement. J'ai donc été un peu déçu par ce manque d'action, de chute, croyant être à un moment donné surpris.

Peut-être y-a-t-il une morale... à l'image de ces gens qui ne lisent pas Céline sous prétexte qu'il était antisémite ?

ça sent le vécu. Personnages réalistes, bien brossés, trop peut-être, limite caricatures. Mais c'est bien, si on veut rendre cette scène plus ou moins universelle.
Une excellente écriture, soignée, si soignée que ça manque un peu de... de "style".
un bon texte dont chacun peut tirer ses propres conclusions

J'ai vraiment beaucoup aimé ce texte. Les descriptions sont fluides et poussées, on situe parfaitement la scène, et je n'ai pu m'empêcher de sourire devant un si beau travail. Félicitations.

Les personnages m'ont paru très vivants, bien campés ; j'ai savouré la description de la boutique, de ceux qui y travaillent, des clients, avec la sournoise qui essaie de carotter sa place à une vieille dame. Tout cela sonne vrai.
A partir de la diatribe de la patronne, pour moi, ça s'est gâté : oui, je peux imaginer ce genre de débordement absurde et mesquin, mais pas trop de nos jours où, me semble-t-il, les gens sont souvent plus réservés... Quant à la chute, la sortie de la narratrice (que d'ailleurs la patronne n'a pas dû comprendre, forte de son "bon droit" ; je ne pense pas, dans la logique du texte, qu'elle ait pu imaginer indigner quelqu'un par ce qu'elle disait), elle me paraît totalement invraisemblable. Peut-être est-elle véridique, d'aillaurs. Mais on dit que "le vrai n'est pas vraisemblable"...

J'ai aimé la lisibilité du texte. Caricatural, pas tant que cela, le rôle de la vieille salopasse devant son Olivetti , peignée au Shallimard est bel et bien toujours d'actualité, un des fantasme favoris de la Francaise juste après celui d'épouser son Homéopate. La chute n'est pas assez travaillée.

Tout bon pour moi.
Fait pas beau d'être apprenti et ça fait un moment que ça dure..
L'ambiance est bien posée, les personnages aussi et on est vraiment dans cette file d'attente. De plus, le texte est vraiment bien écrit.

Et puis claquer la porte de chez les cons, avouons que ça a quand même quelque chose de jouissif même si partiellement gâché par l'empathie pour le "petit".

Je rejoins socque dans son commentaire, j'ai grincé des dents à la lecture d'idées et expressions galvaudées, et de personnages caricaturaux difficilement crédibles. La chute en forme de morale suffisante a achevé de m'irriter.
Ce qui m'a frappée aussi, c'est le manque de neutralité du récit, la façon dont les évènements sont relatés, le vocabulaire même employé ne laissent au lecteur que le choix de s'aligner sur la position de la narratrice ; ça m'a énormément gênée, même si a priori je vais dans le même sens que la narratrice, j'aurais aimé de pas être guidée de main si ferme.

J’aime comme c’est écrit. La scène est bien posée. On fait avec vous la queue dans cette boucherie. On a déjà assisté à des ambiances similaires dans les boucheries ou les charcuteries et vu ces personnages derrière leur étal fixe et réfrigéré, en attendant notre tour. Bien observé! La mesquinerie de ces marchands semble indémodable. On les devine collabos pendant les guerres. Tt bizarrement les bouchers charcutiers finissaient toujours par ressembler à leur marchandise, peut-être par osmose ou à force d’en consommer. On finit par ressembler à ceux qu’on côtoie.
En revanche, j’aurais préféré une montée en puissance. Le petit aurait pu apprendre au téléphone un drame et sa révolte aurait pu se retourner contre ses employeurs dans un bain de sang. Au moins, la sortie de la narratrice aurait pu avoir plus de panache. Les bêtes et méchants, il faut les agonir jusqu’à ce qu’ils agonisent ou ne par leur causer pour les instruire comme suggérait Audiard.
Même s’il faut désespérer de voir certaines personnes tirer des leçons de la vie, dans votre mise en scène, la cliente se prive de courses et n’inspire que du mépris à cette patronne que j’ai entendu faire « pteuh ! », alors qu’elle méritait une gifle qui lui aurait rivé son clou.

Ça sent le vrai et en même temps, cette scène me paraît tellement "d'anthologie", classiquement vue, qu'elle en perd du coup un peu de sa crédibilité, mais après tout, on peut parler de ce qu'on veut, donc va pour la bouchère pas sympa et l'apprenti peureux.
La fin me laisse perplexe, cette bravade courageuse en apparence mais assez lâche finalement, car il n'y a pas de vérités énoncées ou d'affrontement, me paraît moins crédible que le reste et incomprise du public de la boucherie, sans doute.
Ces remarques mises à part, j'ai trouvé que c'était bien écrit, agréable à lire, avec des tableaux visuels très vivants.

Je ne suis pas d'accord avec socque et Easter, ça sonne très vrai ! Les personnages ne sont pas caricaturaux. Je me suis juste fait la réflexion qu'une serveuse doit normalement ne pas avoir de bijoux aux mains ni maquillage outrancier, enfin c'est ce qu'on m'a dit quand j'ai fait le boulot...

Seule la dernière partie m'a déçue, j'aurais aimé que le personnage fasse quelque chose de plus subtil, et surtout de plus utile. La réaction ne me convient pas.
Ou alors je ne lui aurais pas fait dire cette réplique. Je l'aurais fait sortir en silence.