Tentative de piratage

Tentative de piratage

Dans la plupart des ateliers de mes collègues, la radio est omniprésente du matin au soir. Pas chez moi. Je ne supporte pas certaines musiques, les parlottes, les publicités. J’aime Vivaldi et aussi ce que j’appelle la musique perlée. J’écoute Chopin et je vois des perles s’égrener sur un plancher sonore, se poursuivre, dévaler en cascade un escalier de marbre, rebondissant de marche en marche…Quand Lily Laskine caresse sa harpe, elle me révèle de splendides jets d’eau et leurs retombées en gouttelettes cristallines. Là, j’éprouve un ravissement simplet. Et puis j’aime les beaux textes. Les deux F et les deux B sont mes C.D. de chevet – entendez : Brel, Brassens, Ferrat, Ferré. Ce sont mes philosophes, moi qui n’ai pas fait d’études.
Comme je me suis constitué une discothèque de chanteurs-poètes, il m’arrive de composer sur cassette audio des récitals somptueux, où se côtoient ces quatre géants et aussi Le Forestier, Renaud, Reggiani, Barbara, Anne Sylvestre…que j’écoute en boucle quand j’exécute un travail répétitif ne nécessitant pas une réflexion soutenue.

Aujourd’hui, je fixe des doublures sur des tentures, à petits points glissés. « L’embellie » de Jean Ferrat et une fine pluie d’hiver pianotant sur les carreaux m’incitent à la rêverie quand une dame pousse la porte :
─ Bonjour.
─ Bonjour madame.

Elle avance dans la partie vente du local, sur la pointe des pieds. Son parapluie, tenu entre le pouce et l’index, bras tendu, est tout dégoulinant. Elle tourne sur elle-même, piétine dans sa flaque, trouve enfin le porte parapluie et se débarrasse avec satisfaction. Elle regarde ensuite les maquettes exposées, feuillette les collections. Je cesse de coudre, arrête mon magnétophone et m’approche, souriante :

─ Madame ?
─ Non, ne vous dérangez pas, je regarde…
─ Je vous en prie, faites !

Je reviens à mon établi, transportant autour de moi les effluves du parfum de cette dame qui continue à fouiner dans les rayons d’échantillons. Son regard virevoltant anime son visage chafouin et veut se poser partout. Ses doigts impatients et agiles farfouillent, déplacent, retournent. Après avoir installé un beau désordre, elle revient vers les modèles réduits suspendus.
Tout en travaillant, je vois son intérêt croissant pour un store « bateau » un peu particulier. C’est un modèle de base auquel j’ai ajouté quelques fantaisies de mon invention. La dame tourne autour, l’examine avec minutie, palpe le tissu, le retourne pour inspecter l’envers. Je devine déjà la suite et la fin de cette visite, tout en me disant que les femmes ne devraient pas se parfumer les jours de pluie. L’odeur du ciré et des bottes, mêlée au parfum sur cheveux mouillés…
La dame demande :

─ Les tiges qui sont à l’intérieur, c’est du bois ?
─ Non, c’est de l’acier inoxydable. Le bois ne serait pas assez solide.
─ Pourtant, j’en ai vu avec les tiges en bois. S’ils les vendent, c’est que c’est valable !
─ Dans la grande distribution, madame, tout est valable pourvu que cela se vende ; plus vite vous aurez cassé votre store, plus vite vous irez en acheter un autre. Ici, vous n’êtes pas dans un commerce d’articles de série mais chez l’artisane qui fabriquera pour vous, sur mesure, des articles de qualité, faits pour durer.
─ C’est quoi ces anneaux dorés ? Les stores que j’ai vus avaient des anneaux en matière plastique.
─ Le plastique est cassant. Pas de danger avec le laiton.
─ Et on peut faire ce modèle dans n’importe quel tissu ?
─ Oui, bien sûr.
─ Parce que du tissu j’en ai, c’est un coton imprimé, mais ce qui me manque c’est les tiges, les anneaux, ces cordes spéciales, enfin tous les accessoires…
─ Pas de problème, madame. Je viens chez vous prendre les mesures, vous me confiez votre tissu et je réalise votre store.
─ Oh ! J’ai déjà cousu vous savez ! J’ai vu comment c’était fait, et si vous me vendez…
─ Non, madame. Je n’ai aucun stock en fournitures. J’achète pour chaque commande les éléments nécessaires.
─ Ha ? Et où çà se vend ?

Je prends le temps d’inspirer profondément, et je réponds sèchement :

─ Uniquement chez nos fournisseurs pour Professionnels où la clientèle particulière n’a pas accès.
─ Oh, là, là !

Enervée, décidément dégoûtée par sa fragrance, je me fais violence et me dirige vers la sortie. Lui tendant son parapluie, je clos l’entretien :

─ Comprenez, madame. Si toutes les femmes venaient, comme vous, me demander des fournitures, examiner mes modèles et les réaliser ensuite pour elles, pour leurs familles, pour leurs amies, je n’aurais plus qu’à rester chez moi !
Vous m’avez fait perdre assez de temps. Désolée, j’ai du travail.

La fouineuse me lance un regard tranchant, prend un air pincé, sort du magasin sans un mot.
Je rends la parole à Ferrat et remets de l’ordre dans mes collections. La porte reste ouverte.

Ouf ! Il est opportun d’aérer quelquefois !


Embellie

D'habitude je n'aime vraiment pas les tranches de vies. Connaitre la vie du facteur, du vendeur de Kebab ou du voisin d'en face ce n'est pas vraiment mon truc. Mais, là, l'histoire coule bien et la femme est tellement bien retranscrite que j'avais envie que le narrateur l'expulse de chez elle le plus vite possible.

Ah embellie, je crois que ce qui revient souvent dans les coms c'est que la relation de scènes vécues ne serait pas de la littérature; peut-être me trompé-je, mais il me semble que ton sens de l'honnêteté artisanale -tu comprends, évidemment, ce que je veux dire, les parties cachées doivent être aussi soignées que les visibles, etc...- fait que tu ne t'autorises pas à distancier légèrement. Personnellement ça ne me gêne pas du tout. Mais on pourrait très bien imaginer une autre recueil tout aussi vrai, dont tout soit inspiré de faits sinon vécus, du moins plausibles, et qui soit plus prétexte à écriture que relation brute.
Quoi qu'il en soit, ton histoire est d'une évidente authenticité: ce genre de "clients" existe, bien sûr. Encore que les gentils qui viennent demander conseil en étant clairs dans leur démarche ne m'ont jamais gêné, personnellement.

Joli petit moment privé ici.
J'aime beaucoup ce mélange.
D'abord l'intimité de l'atelier, les perles musicales qui s'entendent agréablement et tout ce calme et cette apesanteur ruinés par l'importune.
Bien rendu.

Merci embellie.

Et le titre est très bon aussi ! ;-)

Je lis toujours tes textes avec plaisir, car qu’ils soient ou non romancés, ils ont une valeur de témoignage importante. C’est fou le nombre de métiers et de commerces qui disparaît ces dernières années (je viens de me rendre compte que dans ma ville il n’y a plus qu’une seule droguerie alors que dans mon enfance il y en avait dans chaque quartier). Je trouve donc intéressant d’en garder une trace surtout quand elle est aussi bien contée que par toi.
J’ai juste une réserve sur la dernière ligne

Ouf ! Il est opportun d’aérer quelquefois !

Qui, je trouve, déforce ton texte en étant trop appuyée. Avec

La porte reste ouverte

c’était suffisamment clair pour moi.

moi je me mets à la place de la "cliente", ça ferait longtemps que je lui aurais fait ravaler sa mauvaise humeur !
:-)))

trêve de plaisantitude, j'aime toujours autant ces tranches de vie qui sentent si fort et bon le vécu
mais oui, je sais, rien n'est moins sûr
;-)

Mais oui, Mentor, c'est bien du "vécu".
D'ailleurs, je vais bientôt être obligée de cesser de poster, car je ne suis guère imaginative, et j'ai pratiquement épuisé tout mon stock d'anecdotes.

Le travail est toujours soigné. La plume précise surligne l'ébauche, esquive l'inutile.
La part de rêve ou d'imaginaire pourrait peut-être se révéler au moment où tu traces l'esquisse de ton histoire. Lancer une question ou deux à propos de l'intrusion de l'étrangère dans ton univers où tous les objets sont répertoriés, les accessoires utilisés, les instruments rangés à leur bonne place.
Tenterais-tu de raconter un jour ce qui n'est pas arrivé à cette cliente ? Bon je te taquine parce que je trouve dommage que tu écrives

...je vais bientôt être obligée de cesser de poster...

J'aurais bien introduit une ou deux paroles de "L'embellie" pour appuyer le propos, à la fin.
Moins aimé cette anecdote qui me semble un peu trop brute dans sa relation, une fois passée l'introduction ; tout comme le ton de l'artisane, sonne trop sec et un brin suffisant à mes oreilles. Félicitations cependant sur la façon dont, d'emblée, tu laisses deviner qu'on aura affaire à une emm.....euse : "Son parapluie, tenu entre le pouce et l’index, bras tendu, est tout dégoulinant. Elle tourne sur elle-même, piétine dans sa flaque,". Bien observé et bien rendu.

J'ai eu du plaisir à te lire. C'est une tranche de vie, qui se lit avec délice. On a envie, de faire sortir cette femme au plus vite de la boutique !

J'ai trouvé lé début quelque peu laborieux dans cette manière d'évoquer la musique. Les notes ne s'entendent pas et paraissent même par moments désaccordées, tant les précisions finissent par alourdir l'ensemble musical, dommage. Tout ne me paraît pas utile, je crois que ça vaudrait la peine d'alléger et d'opter pour le suggestif, afin que la mélodie s'installe l'air de rien dans l'oreille du lecteur, sans devoir tout asséner de la sorte.

Histoire vécue ou non, j'ai trouvé que l'artisane manquait cette fois quelque peu de patience avec cette dame, elle s'emportait rapidement. A moins qu'il ne manque une dimension, celle de la tension croissante, de l'agacement qui s'installe face à une touche-à-tout qui n'achètera de toutes façons rien, bref ces éléments qui permettraient au lecteur de vivre en même temps que la narratrice cet emportement. Sur ce point, je me dis que tu pourrais dévantage développer cet aspect.

Moins emballée cette fois que par d'autres de tes textes, même si je continue à apprécier tes anecdotes.