Au bout de la nuit

La nuit s’engouffrait dans les ruelles avec des grâces félines, elle grimpait le long des murs gorgés de soleil, sautait de toit en toit, s’entortillait autour des cheminées et vous dégueulait du noir épais comme des geysers de pétrole. La lune blafarde avait renoncé à affronter cette noirceur. Les rares lumières tremblantes qui pointaient au seuil des fenêtres disparaissaient dans le grincement des volets. Mes visiteurs du soir, mes anges mortifères, repus de souvenirs anciens, seraient bientôt là, comme des sentinelles obscures guettant mes défaillances.

La nuit a cette force incomparable d’être là, homogène, compacte comme un diamant brut, présente dans chaque recoin, pour affronter la solitude des hommes et leurs destins dispersés comme autant de vies dérisoires. Il est pourtant des lieux où les êtres tentent d’aller solidairement au bout de la nuit, de prolonger le combat jusqu’aux frémissements de l’aube : les bars.

J’avais échoué là, parmi d’autres rescapés de l’agitation diurne, nos comptoirs des Indes à nous, nos vies à l’ancre, frottant nos souvenirs comme des rafiots pansus au mouillage. La nuit avalait tous les bruits comme un ogre de silence, se goinfrant du bourdonnement de la ville. Pourtant au loin, les voix avinées de quelques fêtards résonnaient, parfois suivies du son métallique de boîtes de conserve percutées d’un pied rageur et malhabile. A la lumière orangée des lampes à huile, les hommes autour de moi parlaient à voix basse, comme au secret de la confession, parfois les paroles s’accompagnaient de mouvements des mains, tel un vol furtif d’étourneaux, puis retombaient mollement sur les tables. Niché dans un coin de la salle, personne n’avait réellement remarqué ma présence. A moins de déchiffrer les mots par le mouvement des lèvres, il m’était impossible de comprendre les conversations, pourtant ma condition d’oublié me conférait le rôle envieux du confesseur suprême, réceptacle de toutes les vibrations de l’âme.

Ultime refuge de la folie humaine, nos rêves planaient comme des fantômes bienveillants. La nuit serait longue à basculer de l’autre côté de l’horizon, mais je saurai l’affronter, après tant de veilles, le corps s’habitue à tutoyer les démons de l’ombre.

J'aime beaucoup ce texte et ce ton, et déplore qu'il ne soit pas plus long. Je reste sur ma faim, en fait et ai envie d'entendre des histoires racontées de cette manière. Se puede?

très beau texte, fort, résonnant de solitude et d'insomnie, dans la nuit où l'homme qui erre se confronte à ses angoisses, à sa propre réalité d'homme seul avec ses souvenirs.....
je me suis promenée sur tes mots ...... merci

A la lumière orangée des lampes à huile, les hommes autour de moi parlaient à voix basse, comme au secret de la confession, parfois les paroles s’accompagnaient de mouvements des mains, tel un vol furtif d’étourneaux, puis retombaient mollement sur les tables.

un point virgule avant parfois m'aurait permis une respiration bienvenue...

mais juste une question de goût et cela n'enlève rien à la poésie mélancolique du texte

Texte prenant, d'où se dégage une atmosphère d'un noctambulisme d'une autre époque. Très poétique.
J'aime la manière dont tu nous restitues les couleurs et les bruits auxquels ton tempérament d'observateur est sensible.
Super, cette phrase : "...les voies avinées de quelques fêtards résonnaient, parfois suivies du son métallique de boîtes de conserve percutées d'un pied rageur et malhabile."
Il est très juste qu'on n'a pas besoin de voir l'action. Au son, on devine si le coup de pied est bien asséné, direct et puissant, furtif, négligeant ou, comme ici, rageur et malhabile. J'aime beaucoup ton texte. Merci.

Une remarque : la nuit serait longue et je saurais l'affronter, ou bien : la nuit sera longue et je saurai l'affronter, me semble-t-il.
Je pense que c'est la première forme qui convient ici (je sors sur la pointe des pieds).

merci d'avoir apprécié et pour vos remarques judicieuses

Embellie toujours un grand plaisir quand tu planes au-dessus de mes écrits

Je retrouve l'atmosphère de tes poèmes et ça me plaît. Des questions sur les grands axes, une lenteur posée et réflexive.

J'adore ce texte, il a une chair ( je ne vois pas comment dire autrement) dense et vivante qui me font beaucoup admirer.

J’adore. Vos descriptions brumeuses m’empâtent dans l’atmosphère du texte. On dirait le début d’un film de Lynch. Suis impatient de lire d’autres écrits obscurs de cette qualité.

Vraiment beaucoup aimé ! Merci.
Mais ça ne m'étonne pas de toi ! Je te connais d'ailleurs sous un autre nom...

elle grimpait le long des murs gorgés de soleil
N'y a-t-il pas une période transitoire entre le plein soleil et la nuit noire?

A part ce petit détail, je dois dire que j'ai beaucoup aimé ce texte, malgré une insistance par moments très présente sur le pouvoir de la nuit qui envahit tout, ce que l'on comprend pourtant dès les premières lignes.
Beaucoup de mystère et de poésie, une sensation d'envoûtement aussi, à l'image de la nuit qui grise les uns et déprime les autres.
C'est un texte qui a belle allure !

Je suis particulièrement sensible à la condition de l'observateur qu'on ne remarque pas mais qui ressortira à l'autre bout de la nuit riche d'indicibles enseignements. Très beau texte Mitsouko, tu parles si bien de l'être.

Le style est beau, noir et haletant, transpire l'isolement et suinte d'une sourde inquiétude.
J'ai été étonné et conquis.

j'ai vu défiler quelques tableaux de Hopper à la lecture de ce texte
très visuelle cette description de la nuit qui envahit tout
beau texte

Le lecteur aussi
à te lire se sent devenir un fantôme bienveillant....
prêt à hanter l'envers du décor les zones d'ombre les bords de précipice

juste un merci pour vos commentaires qui m'encouragent à écrire

je crois bien que les règles interdisent de remercier par mail pour éviter de l'autopromotion....

rien qu'une fois monsieur le bourreau

j' ai bien aimé, le ton est juste, la poésie que tu délivre habitellement est présente mais pas étouffante. Tu aurais pu même en importer d'avantage sans dommage collatéral. une métaphore me parrait hasardeuse car je connais bien les bestioles :

tel un vol furtif d’étourneaux

sinon c'est tout bon, je me prend même à penser à une suite.

mitsouko a écrit:juste un merci pour vos commentaires qui m'encouragent à écrire

Si ça peut t'encourager, ta poésie est une de celles qui me touche le plus profondément, tant sur VE que dans une vision plus globale; je suis très sensible, et tu as l'évidence, de par les commentaires assez unanimes, que je ne suis pas le seul, à la richesse de ce que tu donnes à partager. Encore merci, Mitsouko.

Je me joins aux louanges. La force des personnifications est impressionnante et je suis d'accord quant à la frustrante brièveté du texte !

Je crois que je vais aller lire tes poèmes...

Beau, fort, infiniment trop court ! L’ambiance est installée, et avec quel brio, mais à peine assis dans la salle, les popcorns sur un genou et la tête sur le reposoir que nous voici déjà crachés sur le trottoir par la séance suivante !
Par ailleurs et simplement pour le plaisir de nuire :
« J’avais échoué là (dans un de ces bars, donc), parmi d’autres rescapés de l’agitation diurne, nos comptoirs des Indes à nous (ce qui qualifie les bars en question), nos vies à l’ancre, frottant nos souvenirs comme des rafiots pansus au mouillage. »
Ce qui pose la question de la cohérence interne de la phrase, puisqu’on passe du « là » qui en distingue un à « nos comptoirs » qui en qualifie plusieurs.
Mais qui suis-je pour commenter la poésie, fut-elle habillée de prose ?
Je vais de ce pas voir ce que vous avez mis en ligne, je pressens le délice.

Je me joins également aux louanges.
Propose ta définition du bar au Larousse: Lieu où les êtres tentent d’aller solidairement au bout de la nuit, de prolonger le combat jusqu’aux frémissements de l’aube.
C'est drôlement chouette.
Bravo.

La nuit s’engouffrait dans les ruelles avec des grâces félines, elle grimpait le long des murs gorgés de soleil, sautait de toit en toit, s’entortillait autour des cheminées et vous dégueulait du noir épais comme des geysers de pétrole.

C'est très très beau ça!

Je rejoins l'avis général, beaucoup aimé, je trouve que boc exprime bien le ressenti à la lecture, plein de poésie là-dedans, d'images. Il y a une manière de conter qui fait que forme et fond ne font qu'un, comme s'il y avait un récit à la base, et que finalement, la forme contenait elle aussi son propre récit, dans la description, et que ces deux récits avançaient en parallèle comme ça, indépendants mais d'un même pas, de façon harmonieuse. C'est subtilement mené.
(et pardon si je suis moyennement claire...)

Très très bon. je découvre peu à peu ta plume et j'aime.

Il y a là un début prometteur, et une abondance, une densité, intéressantes. Dans l'art d'élucubrer, d'associer, de virevolter, cela m'évoque assez Brussolo, bien que celui-ci reste assez léger au niveau du style. Là, au contraire, je trouve une capacité à poétiser bien agréable. Le tout un peu court, comme on a du le dire avant moi, mais qualité prime sur quantité...

Ubik.

J'ai aimé vôtre style étoffant et romanesque.