Début de quelque chose
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Début de quelque chose
Nous sommes en l’an 2009 De cette ère grégorienne, et Béranger exerçait depuis trois ans déjà la profession de maître de conférence, dont il n’osait alors encore se représenter toute la vanité. Debout sur une estrade, la concentration accrue qu’il mettait à transformer ses bribes de pensées en discours l’empêchait de mesurer à sa juste valeur l’indifférence des fades étudiants, masse amorphe s’agitant mollement au dessus de feuilles quadrillées. Le bourdonnement rassurant du timbre de sa voix emplissait aujourd’hui encore la salle d’une chaleur suffisante, il ne se passa rien que cette déperdition habituelle de presque tout le sens qu’elles pouvaient contenir, dans l’air alentour. C’était se disait-il à se pâmer de rire ces professeurs militant pour conserver la transmission de ce flot de verbiage que personne n’écoute, et cet ego de se croire nécessaire à des gens qui ne se reconnaissent que si peu dans cette vaste métaphore grégaire qu’est la littérature, cultivant de mauvais gré le lexique florissant d’une convention tacite. N’aurait-il pas mieux valu cultiver en silence, pour soi ces théories frissonnantes et splendides qui ne savent conserver leur beauté qu’à l’état latent ? Prises de notes sur feuilles quadrillées. Il faudrait pourtant donner un peu d’éloquence à cette explication, car c’est bien là que tout s’inverse, que l’histoire tout entière bascule ; à partir de cet épisode de la nue, qu’il nous est si difficile d’interpréter – car s’il se fut agi d’une évocation d’un acte sexuel, comment le narrateur pourrait-il prétendre que l’honneur de sa dame est resté sauf ? Après cet épisode, donc, s’amorce un renversement, une lente dégradation, une sorte de déchéance de la relation, de la confiance, peut-être de l’image idéale de la dame. Mais que comprendre de ce renversement ? Le comportement de la dame a-t-il réellement changé, ou n’est-ce qu’une façon différente de le percevoir ? Le narrateur donne-t-il seulement des preuves de cette trahison ? En avait-il donné de la fidélité passée ? Est-ce vraiment Fortune qui se joue des mortels, ou serait-il trop osé, trop moderne, enfin, commettrais-je un anachronisme en affirmant que ce qui s’exprime, ce n’est pas autre chose que deux facettes de la même histoire, vécue de deux façons opposées ? Car enfin n’est-ce pas à dessein que l’auteur, jouant ironiquement des significations multiples du titre de son œuvre, nous maintient dans la confusion la plus grande ? Je vous le demande, je vous prends à témoin que dire le vrai n’est dans cette œuvre que dire ce qu’on croit vrai.
A se pâmer de rire. Corps annulé par une âme sordide. Où avait-il lu ceci, qui sonnait un peu faux dans sa mémoire, comme si la signification qui s’attachait à cette affirmation excédait largement ce qu’elle semblait vouloir dire ? Peut-être est-ce de cette simple interrogation que naquit tout le mal, qui, dès lors, ne cessa, jusqu’à son aboutissement le plus ultime, de tourmenter Béranger. Par quelle paresse n’extrayait-il pas cette masse de souvenirs, accrochée à ces mots ? Il préférait sans doute poursuivre jusqu’à la pause son cours sans se préoccuper outre mesure de la phrase qui lui était tout à coup revenue en mémoire. Il avait sans doute dû la lire quelque part, ou l’entendre, elle n’était pourtant pas exceptionnelle, cette petite phrase. Le verbe de l’Empereur. Fête anonyme et rêves dérisoires, sus jetés en un tas très confus de trop vaines pensées. Se concentrer sur le dit véritable avant que de perdre totalement le fil de ce cours.
A pas mesurés dans les rues de Paris Monsieur Béranger KX croyait abolir la distance qui séparait alors son lieu de travail de son domicile, sans savoir qu’en réalité il avait entrepris une course folle, divagante et sans but ; et ses pensées filaient au rythme de ses pas. Fête illusoire et lendemain limpide, corps annulé et âme trop sordide. Corps simulé par une amante exquise. Etre paré de merveilleux fétides. O Béranger, être engendré par ses pensées massives.
Opini-âtrement. Ce fut le terme qu’il se répéta finalement pour effacer les autres. Et il marchait toujours à ce rythme sizain. Opini âtrement. L’adverbe s’étale sur la moitié d’un alexandrin à cause de cette diérèse exsangue. Le temps est rendu si pesant à qui connait cette diérèse, et à qui cette opini âtreté est fichée dans l’esprit indissolublement. Ah cette modernité, enfin, tout cela est bien mort. Nous n’en pouvons mais, tout ceci sonne un peu désuet. C’est pour cela que Béranger avait choisi, ou se justifiait ce soir là de l’avoir fait, la littérature médiévale plutôt que la modernité post romantique. Bah, choix de fortune, de toute façon cela faisait bien longtemps qu’il avait appris à parler sans faire attention à ses propres paroles, il importait peu que ce fut de Baudelaire ou d’un anonyme présumé auteur. Opini âtrement.
A se pâmer de rire. Corps annulé par une âme sordide. Où avait-il lu ceci, qui sonnait un peu faux dans sa mémoire, comme si la signification qui s’attachait à cette affirmation excédait largement ce qu’elle semblait vouloir dire ? Peut-être est-ce de cette simple interrogation que naquit tout le mal, qui, dès lors, ne cessa, jusqu’à son aboutissement le plus ultime, de tourmenter Béranger. Par quelle paresse n’extrayait-il pas cette masse de souvenirs, accrochée à ces mots ? Il préférait sans doute poursuivre jusqu’à la pause son cours sans se préoccuper outre mesure de la phrase qui lui était tout à coup revenue en mémoire. Il avait sans doute dû la lire quelque part, ou l’entendre, elle n’était pourtant pas exceptionnelle, cette petite phrase. Le verbe de l’Empereur. Fête anonyme et rêves dérisoires, sus jetés en un tas très confus de trop vaines pensées. Se concentrer sur le dit véritable avant que de perdre totalement le fil de ce cours.
A pas mesurés dans les rues de Paris Monsieur Béranger KX croyait abolir la distance qui séparait alors son lieu de travail de son domicile, sans savoir qu’en réalité il avait entrepris une course folle, divagante et sans but ; et ses pensées filaient au rythme de ses pas. Fête illusoire et lendemain limpide, corps annulé et âme trop sordide. Corps simulé par une amante exquise. Etre paré de merveilleux fétides. O Béranger, être engendré par ses pensées massives.
Opini-âtrement. Ce fut le terme qu’il se répéta finalement pour effacer les autres. Et il marchait toujours à ce rythme sizain. Opini âtrement. L’adverbe s’étale sur la moitié d’un alexandrin à cause de cette diérèse exsangue. Le temps est rendu si pesant à qui connait cette diérèse, et à qui cette opini âtreté est fichée dans l’esprit indissolublement. Ah cette modernité, enfin, tout cela est bien mort. Nous n’en pouvons mais, tout ceci sonne un peu désuet. C’est pour cela que Béranger avait choisi, ou se justifiait ce soir là de l’avoir fait, la littérature médiévale plutôt que la modernité post romantique. Bah, choix de fortune, de toute façon cela faisait bien longtemps qu’il avait appris à parler sans faire attention à ses propres paroles, il importait peu que ce fut de Baudelaire ou d’un anonyme présumé auteur. Opini âtrement.
Philomène- Nombre de messages : 114
Age : 43
Date d'inscription : 12/12/2009
Re: Début de quelque chose
Il faudrait un vrai titre s'il te plait
question de catalogage pour le site
merci
et puis peut-être faire un tour par ici ? Le fil des présentations (clique !)
tu connais bien Claire d'Orée ? ;-)
.
question de catalogage pour le site
merci
et puis peut-être faire un tour par ici ? Le fil des présentations (clique !)
tu connais bien Claire d'Orée ? ;-)
.
Re: Début de quelque chose
lu
et pas encore compris vraiment de quoi ça parle
m'en vais attendre d'autres avis
:-(
et pas encore compris vraiment de quoi ça parle
m'en vais attendre d'autres avis
:-(
Re: Début de quelque chose
C'est là que j'ai un peu l'impression d'un texte en vitrine où l'on attend du lecteur qu'il vienne admirer un talent d'écriture. Et si je suis toute prête à reconnaître une écriture maîtrisée, je dois avouer que, et alors même que je perçois un ton intéressant, la densité du texte et ses digressions interminables n'ont pas accroché mon attention, pas pour le moment en tout cas.
Invité- Invité
Re: Début de quelque chose
Assez d'accord avec Easter(Island). J'attends la suite pour voir si la narration se dirige quelque part...
Bienvenue sur Vos Écrits, à vous lire bientôt !
Mes remarques :
« Le bourdonnement rassurant du timbre de sa voix emplissait aujourd’hui encore la salle d’une chaleur suffisante, il ne se passa rien que cette déperdition habituelle de presque tout le sens qu’elles (je ne vois pas trop à qui ou quoi fait référence « elles » : les bribes de pensée ?) pouvaient contenir »
« car s’il se fût agi d’une évocation d’un acte sexuel »
« ou se justifiait ce soir-là de l’avoir fait »
« il importait peu que ce fût de Baudelaire »
Bienvenue sur Vos Écrits, à vous lire bientôt !
Mes remarques :
« Le bourdonnement rassurant du timbre de sa voix emplissait aujourd’hui encore la salle d’une chaleur suffisante, il ne se passa rien que cette déperdition habituelle de presque tout le sens qu’elles (je ne vois pas trop à qui ou quoi fait référence « elles » : les bribes de pensée ?) pouvaient contenir »
« car s’il se fût agi d’une évocation d’un acte sexuel »
« ou se justifiait ce soir-là de l’avoir fait »
« il importait peu que ce fût de Baudelaire »
Invité- Invité
suite
Ainsi geignant, le personnage avait subrepticement repris le chemin de chez lui. La nuit était tombée, et les rayons de lune lui donnaient une réconfortante pâleur. Une vague impression d’avoir dédaigné quelque chose d’important s’attachait au promeneur nocturne, à présent qu’il n’y avait plus de litanie réconfortante attachée à ses pas. Et cette sorte de remord qui lui serrait la gorge n’était pas naturelle. Sans doute approchait-il de quelque vacuité de son esprit. Alors qu’il avait vécu tant d’années tranquilles, mécaniques et stériles, il sentit se devoir arracher quelque peu à cette morosité rassurante, ce qui l’irrita.
C’est alors qu’il vit, au croisement de deux rues, une silhouette qui lui sembla étrangement familière. Et il se mit à suivre à grandes enjambées cette ombre dont l’ample manteau noir balayait le pavé.
Combien de temps dura cette poursuite ? Béranger avait la certitude de l’importance de sa démarche. C’est précisément cette ombre qu’il fallait ne pas laisser s’enfuir avant de l’avoir vue. être engendré par ses pensées massives. Une excitation démesurée lui nouait l’estomac. L’impression d’un nom, encore trop vague pour être prononcé, s’attachait aux pas sonores de l’ombre qui filait, contournait hâtivement les rares passants, sans même sembler les voir. Et Béranger concevait une forme d’admiration mêlée d’énervement pour l’attitude méprisante qu’il attribuait à ce corps poursuivi.
Puis l’ombre s’engouffra dans un café obscur où grouillaient des êtres humains maladifs et serviles. Pris d’une incommensurable peur intransitive, Béranger la suivit. Lorsqu’elle se retourna, d’un éclair, la lumière des néons éclaira son visage et toutes les autres images qui étaient agglutinées à la sienne se déversèrent devant les yeux de Béranger, opiniâtrement, en une interminable fraction de seconde éternelle.
Madame Hahn
Béranger après cette reconnaissance avait fait son visage aussi impassible que possible afin de ne pas attirer l’attention de Madame Hahn. Il s’était installé à une table retirée et avait attendu qu’elle eût fini de boire. Le vin faisait sur la table des reflets psychédéliques se mêlant aux doigts fins et irréguliers de l’ancien professeur. Il n’osait lever les yeux jusqu’à son visage de peur de rencontrer son regard et de ne pouvoir le soutenir. La fatigue cependant atténuait un peu ce serrement de gorge qui l’empêchait de boire, comme Madame Hahn buvait.
Et lorsqu’elle sortit, éperdument il la suivit de peur de la voir disparaitre. Madame Hahn marchait d’un pas leste, faisant voler derrière elle les pans d’un large manteau dont les bords se fondaient dans la nuit. Béranger rasait les façades pour ne pas être vu. Suivre Madame Hahn était une action digne du plus grand intérêt, l’excitation que lui procurait cette course lui nouait la gorge à la manière d’un sanglot étouffé. Les rues à demi sombres lui parurent si belles, si familières qu’il pensa, confusément, trouver un sens à ce périple nocturne, comme si une partie de son existence avait nécessairement tendu à ce qu’il était maintenant en train d’effectuer au péril de sa propre conscience : savoir où résidait Madame Hahn. Les trottoirs défilaient et les rues se faisaient de plus en plus obscures. Les lampadaires, plus rares, étiraient longuement l’ombre de Madame Hahn. Béranger avec délice suivit ces ombres gigantesques, doubles, rétractiles, jusqu’à ce qu’elle s’engouffre dans un immeuble dont il nota l’adresse. Il était si rassurant de penser que Madame Hahn habitait justement dans un lieu prévu à cet effet et si précisément situé dans une rue donnée, au numéro 23.
Rose
Il se réveilla brusquement, et le lit vide lui parut flou, incongru dans cette chambre inapte à le contenir ce matin-là. Il faudrait s’extraire rapidement de cette couche infernale, moite et tiède jusqu’à l’insupportable. Mais il restait là, impuissant et stérile, incapable de prendre une décision quelconque. Inextricables conjectures. Se lever signifierait vouloir savoir ce que faisait Rose, et l’idée qu’elle soit déjà en train de travailler, fière devant l’ordinateur, l’emplissait d’une sorte de dégoût. Jalousait-il Rose ? Se sentait-il par son attitude rabaissé, lui ne faisant rien, sentait-il l’amer reproche de ne pouvoir comme elle s’adonner à la rassurante sensation du travail accompli ? Non, mépris de ces personnes qui se contentent de ce qu’on leur demande de faire. Vouloir toujours vaguement une chose plus grande, indicible et latente, mais qui serait, enfin, une œuvre magnifique et grandiose. Tout ce temps à penser dans le vague n’était pas perdu, moins perdu en tout cas que celui de Rose qui ne pensait pas acharnée à une besogne sordide qu’elle croyait nécessaire et vitale. Mieux valait rester somnolent penser à Madame Hahn. L’aventure de la veille, toute floutée qu’elle était, n’en était pas moins excitante et curieuse. Que faisait Madame Hahn dans les rues de Paris ? A quelle fête illusoire, pèlerinage sordide, triste festin, se rendait encor Madame Hahn ? Ah ce temps perdu si loin de Madame Hahn, ce temps employé à se détruire sans cesse, s’abrutir en vaines aventures sociales si loin de ce désir ardent, qui devait pourtant ressurgir, tel un monstre somnolent. Au temps de Madame Hahn, tout était permis encore et l’avenir semblait comme une vaste revanche, un accomplissement génial de ce que l’adolescence n’avait pas pu être, entravée de frustrations et de jalousies sans nom. Et maintenant que l’avenir était là, il était un peu fade, il y sentait un goût de renoncement, d’apathie morbide qui l’incitait à rester au lit pendant que Rose, elle, travaillait (et Madame Hahn, sans doute, travaillait-elle aussi). Ah, Madame Hahn, maintenant que tout est accompli, que vos fades élèves sont devenus les miens, il me prend quelquefois une envie de disparaître comme vous disparûtes, ce jour où nous vous attendions avec tant d’impatience. Et Béranger éprouvait une vague excitation à songer à cet épisode dans le lit dont Rose était absente, comme une vengeance, mesquine mais jouissive. Il se pelotonna sous l’édredon, délicieusement stupide. Il se trouva à cet instant infiniment supérieur au monde qui l’entourait. Souvenir de Madame Hahn. Ce sentiment honteux de s’être dévoyé. D’avoir sa vraie place dans cet état latent du souvenir plutôt que dans l’accomplissement de soi dont on parle sans cesse. Et Rose, ce modèle d’équilibre si loin de tout désir, façonnée d’équilibre, nourrie de plats si équilibrés, de diététique parfaite et de cette sorte de ridicule qui s’attache aux personnes trop saines d’esprit et de corps, refusant à tout prix la beauté du morbide. Sans doute Madame Hahn savait-elle apprécier cette autre chose qui nageait en semi surface de sa conscience et que Béranger pourtant ne pouvait définir. Énervé par une inspiration stérile, il se leva pourtant et s’engouffra dans une rassurante banalité qui ne l’anesthésia pourtant pas entièrement.
C’est alors qu’il vit, au croisement de deux rues, une silhouette qui lui sembla étrangement familière. Et il se mit à suivre à grandes enjambées cette ombre dont l’ample manteau noir balayait le pavé.
Combien de temps dura cette poursuite ? Béranger avait la certitude de l’importance de sa démarche. C’est précisément cette ombre qu’il fallait ne pas laisser s’enfuir avant de l’avoir vue. être engendré par ses pensées massives. Une excitation démesurée lui nouait l’estomac. L’impression d’un nom, encore trop vague pour être prononcé, s’attachait aux pas sonores de l’ombre qui filait, contournait hâtivement les rares passants, sans même sembler les voir. Et Béranger concevait une forme d’admiration mêlée d’énervement pour l’attitude méprisante qu’il attribuait à ce corps poursuivi.
Puis l’ombre s’engouffra dans un café obscur où grouillaient des êtres humains maladifs et serviles. Pris d’une incommensurable peur intransitive, Béranger la suivit. Lorsqu’elle se retourna, d’un éclair, la lumière des néons éclaira son visage et toutes les autres images qui étaient agglutinées à la sienne se déversèrent devant les yeux de Béranger, opiniâtrement, en une interminable fraction de seconde éternelle.
Madame Hahn
Béranger après cette reconnaissance avait fait son visage aussi impassible que possible afin de ne pas attirer l’attention de Madame Hahn. Il s’était installé à une table retirée et avait attendu qu’elle eût fini de boire. Le vin faisait sur la table des reflets psychédéliques se mêlant aux doigts fins et irréguliers de l’ancien professeur. Il n’osait lever les yeux jusqu’à son visage de peur de rencontrer son regard et de ne pouvoir le soutenir. La fatigue cependant atténuait un peu ce serrement de gorge qui l’empêchait de boire, comme Madame Hahn buvait.
Et lorsqu’elle sortit, éperdument il la suivit de peur de la voir disparaitre. Madame Hahn marchait d’un pas leste, faisant voler derrière elle les pans d’un large manteau dont les bords se fondaient dans la nuit. Béranger rasait les façades pour ne pas être vu. Suivre Madame Hahn était une action digne du plus grand intérêt, l’excitation que lui procurait cette course lui nouait la gorge à la manière d’un sanglot étouffé. Les rues à demi sombres lui parurent si belles, si familières qu’il pensa, confusément, trouver un sens à ce périple nocturne, comme si une partie de son existence avait nécessairement tendu à ce qu’il était maintenant en train d’effectuer au péril de sa propre conscience : savoir où résidait Madame Hahn. Les trottoirs défilaient et les rues se faisaient de plus en plus obscures. Les lampadaires, plus rares, étiraient longuement l’ombre de Madame Hahn. Béranger avec délice suivit ces ombres gigantesques, doubles, rétractiles, jusqu’à ce qu’elle s’engouffre dans un immeuble dont il nota l’adresse. Il était si rassurant de penser que Madame Hahn habitait justement dans un lieu prévu à cet effet et si précisément situé dans une rue donnée, au numéro 23.
Rose
Il se réveilla brusquement, et le lit vide lui parut flou, incongru dans cette chambre inapte à le contenir ce matin-là. Il faudrait s’extraire rapidement de cette couche infernale, moite et tiède jusqu’à l’insupportable. Mais il restait là, impuissant et stérile, incapable de prendre une décision quelconque. Inextricables conjectures. Se lever signifierait vouloir savoir ce que faisait Rose, et l’idée qu’elle soit déjà en train de travailler, fière devant l’ordinateur, l’emplissait d’une sorte de dégoût. Jalousait-il Rose ? Se sentait-il par son attitude rabaissé, lui ne faisant rien, sentait-il l’amer reproche de ne pouvoir comme elle s’adonner à la rassurante sensation du travail accompli ? Non, mépris de ces personnes qui se contentent de ce qu’on leur demande de faire. Vouloir toujours vaguement une chose plus grande, indicible et latente, mais qui serait, enfin, une œuvre magnifique et grandiose. Tout ce temps à penser dans le vague n’était pas perdu, moins perdu en tout cas que celui de Rose qui ne pensait pas acharnée à une besogne sordide qu’elle croyait nécessaire et vitale. Mieux valait rester somnolent penser à Madame Hahn. L’aventure de la veille, toute floutée qu’elle était, n’en était pas moins excitante et curieuse. Que faisait Madame Hahn dans les rues de Paris ? A quelle fête illusoire, pèlerinage sordide, triste festin, se rendait encor Madame Hahn ? Ah ce temps perdu si loin de Madame Hahn, ce temps employé à se détruire sans cesse, s’abrutir en vaines aventures sociales si loin de ce désir ardent, qui devait pourtant ressurgir, tel un monstre somnolent. Au temps de Madame Hahn, tout était permis encore et l’avenir semblait comme une vaste revanche, un accomplissement génial de ce que l’adolescence n’avait pas pu être, entravée de frustrations et de jalousies sans nom. Et maintenant que l’avenir était là, il était un peu fade, il y sentait un goût de renoncement, d’apathie morbide qui l’incitait à rester au lit pendant que Rose, elle, travaillait (et Madame Hahn, sans doute, travaillait-elle aussi). Ah, Madame Hahn, maintenant que tout est accompli, que vos fades élèves sont devenus les miens, il me prend quelquefois une envie de disparaître comme vous disparûtes, ce jour où nous vous attendions avec tant d’impatience. Et Béranger éprouvait une vague excitation à songer à cet épisode dans le lit dont Rose était absente, comme une vengeance, mesquine mais jouissive. Il se pelotonna sous l’édredon, délicieusement stupide. Il se trouva à cet instant infiniment supérieur au monde qui l’entourait. Souvenir de Madame Hahn. Ce sentiment honteux de s’être dévoyé. D’avoir sa vraie place dans cet état latent du souvenir plutôt que dans l’accomplissement de soi dont on parle sans cesse. Et Rose, ce modèle d’équilibre si loin de tout désir, façonnée d’équilibre, nourrie de plats si équilibrés, de diététique parfaite et de cette sorte de ridicule qui s’attache aux personnes trop saines d’esprit et de corps, refusant à tout prix la beauté du morbide. Sans doute Madame Hahn savait-elle apprécier cette autre chose qui nageait en semi surface de sa conscience et que Béranger pourtant ne pouvait définir. Énervé par une inspiration stérile, il se leva pourtant et s’engouffra dans une rassurante banalité qui ne l’anesthésia pourtant pas entièrement.
Philomène- Nombre de messages : 114
Age : 43
Date d'inscription : 12/12/2009
Re: Début de quelque chose
J'aime bien cette ambiance malsaine en sourdine, la manière dont vous me donnez envie d'en apprendre davantage sur ces personnages...
Mes remarques :
« Et cette sorte de remords »
« Pris d’une incommensurable peur intransitive » : qu’est-ce que c’est, une peur intransitive ? Je croyais l’expression réservée aux relations mathématiques…
« de peur de la voir disparaître »
« toute floutée qu’elle était, n’en était pas moins » : la répétition se voit, je trouve, surtout dans un texte à l’écriture aussi soignée
« Et maintenant que l’avenir était là, il était un peu fade » : même remarque ; on pense certes à une répétition volontaire, mais sur un verbe aussi peu intéressant que être, eh bien, je ne vois pas trop l’intérêt…
« il se leva pourtant et s’engouffra dans une rassurante banalité qui ne l’anesthésia pourtant pas entièrement » : idem, je trouve la répétition dommageable
Mes remarques :
« Et cette sorte de remords »
« Pris d’une incommensurable peur intransitive » : qu’est-ce que c’est, une peur intransitive ? Je croyais l’expression réservée aux relations mathématiques…
« de peur de la voir disparaître »
« toute floutée qu’elle était, n’en était pas moins » : la répétition se voit, je trouve, surtout dans un texte à l’écriture aussi soignée
« Et maintenant que l’avenir était là, il était un peu fade » : même remarque ; on pense certes à une répétition volontaire, mais sur un verbe aussi peu intéressant que être, eh bien, je ne vois pas trop l’intérêt…
« il se leva pourtant et s’engouffra dans une rassurante banalité qui ne l’anesthésia pourtant pas entièrement » : idem, je trouve la répétition dommageable
Invité- Invité
Re: Début de quelque chose
Une préparation méticuleuse devait précéder l'entrée en cours de Béranger, et bien qu'il sût de plus en plus sûrement que personne ne prêtait attention à lui outre mesure, dans cet amphithéâtre, il s'y adonnait de plus en plus longuement, parce qu'il voulait marquer avec plus de vigueur son appartenance à cette race déchue des intellectuels, forme de d'aristocratie de la pensée, qui, selon Baudelaire lui-même, s'asphyxiait peu à peu depuis déjà un siècle dans les nébuleuses de la fadeur générale. Ainsi la coquetterie de Béranger lui semblait posséder une valeur toute morale. Quel soucis de plaire aurait-il eu, lui qui ne rencontrait que des étudiants morbides et à qui n'avaient, d'ailleurs, d'étudiants que la carte permettant de voyager moins cher, puisque toute forme de savoir _ et a fortiori de savoir inutile_ les plongeait dans une profonde dysphorie. Rose elle-même, qui pourtant travaillait tant et s'usait en des tâches contrites, éphémères et utiles, n'aurait pu relever cette masse amorphe d'assis. Souvent Béranger, au détour d'une phrase bien pesée, avait plissé les yeux pour tenter d'apercevoir quelque chose dans ce tas de bêtes dépravées; mais il n'avait rien vu, rien que l'agitation frénétique de ces bics qui salissaient des feuilles de papier, hagards et éperdus. Et le crible de leur esprit malade était si distordu que jamais Béranger n'avait pu reconnaître une seule de ses idées dans les écrits censés en rendre compte. Cette douleur aigüe de la stérilité, de l'impossible germination d'une pensée dans l'esprit d'un élève le hantait quelque fois et l'envahissait d'une amère tristesse qui l'obligeait à se rétracter sur lui-même, et à vivre sans y penser, et à lancer des phrases mornes, au petit bonheur, durant ces longues heures de monologue. Ce jour là, paré et apprêté jusqu'à la perfection, il entra et pensa être Madame Hahn, dont il avait revêtu pour l'occasion la couleur noire. L'amertume du narrateur dans la seconde partie du livre faisait trembler sa voix, imperceptiblement, car la dame, commanditaire du livre, n'était plus fiable, et la parole perdait de son efficace.
En cercles concentriques et à grandes enjambées, Béranger se rapprochait de ce qui était devenu le centre de son univers. Les rues de Paris, depuis qu’il cherchait à atteindre sans pouvoir s’y rendre de façon directe, le 23 rue d’E., devenaient un peu plus floues et chancelantes. Amas niché dans des incertitudes. Cette rue, précisément dans laquelle il s’était engagé semblait ne plus finir, s’étirait si longuement que c’en était tout à fait insupportable. Qu’aurait fait Rose en un cas similaire ? Sans doute aurait-elle tracé une ligne droite vers ce centre qui semblait s’enfuir. Qu’aurait fait Madame Hahn ? Sans doute se serait-elle enfuie, dégoûtée de l’humain. Et Béranger qui se sentait forgé de diverses matières ne savait quelle décision prendre devant la rue interminable qu’il gravissait toujours. Ame annulée.
Puis la rue se multiplia en infinis méandres, aux noms étranges. A une rue en succédait une autre, qui semblait à son tour pouvoir déboucher sur la rue dans laquelle habitait Madame Hahn, qu’il avait vue ce soir où il la poursuivait. Mais ce n’était jamais le cas, malgré la certitude chaque fois renouvelée, les lampadaires qui s’espaçaient progressivement, et Béranger se demanda après de longues heures de marche s’il s’était rapproché, et à quel point, de la rue de Madame Hahn. Il se demanda si, dans le cas où il s’en serait rapproché, il arriverait à sonner au numéro 23, si quelqu’un répondrait, et qui ce pourrait être. Madame Hahn, âme annulée par ces pensées livides. Etre enchanté par une parole avide. C’est alors que l’image du jeune professeur qu’était Madame Hahn au temps où Béranger étudiait les lettres médiévales lui procura une sorte de frisson, qui pouvait s’apparenter à de la honte. Il ne fut tout à coup plus certain de vouloir retrouver Madame Hahn. Que risquait-il à la revoir ? L’idée lui vint que c’était tout l’inverse, que c’était d’être vu qu’il craignait. Etre vu de Madame Hahn, le danger que représentait cette action passive grandissait à mesure qu’il marchait, au point qu’il espéra s’être éloigné de cette rue E, pour ne pas rencontrer Madame Hahn sortant de chez elle, par hasard. Sa peur grimpait en pic, au point qu’il trouvât plus prudent de se réfugier dans un bistro fumant. Il s’attabla dans un coin retiré et contempla longuement la peine-ombre embrumée de tabac, scrupuleusement, en ayant soin d’avoir l’air de jouer avec le reflet de son vin sur la table.
Finalement, sans doute aurait-il mieux valu rester dans l’appartement rassurant de Rose plutôt que de sortir à la recherche de quelque chose de si effrayant que ce regard. Rose avait peut-être raison après tout d’adorer ce confort. Pire encore, peut-être lui-même, croyant échapper à cet asservissement d’esprit, croyant atteindre à cette sorte d’aristocratie où trônait Madame Hahn, à cette liberté que laissait le statut de professeur au milieu de ces humains affairés au travail, s’y affaissait-il de la façon la plus ridicule qui soit ? Sans doute serait-il sage et méritoire de s’adonner à son métier sans digression de pensée ; et si les recherches et conférences du groupe des médiévistes de la Sorbonne ou de l’école pratique n’étaient pas passionnantes, alors il fallait soigner ses cours jusqu’à la manie, les perfectionner pour absorber les élèves comme Madame Hahn l’avait, lui, jadis, absorbé. Il était si facile d’accuser les étudiants de sa propre indifférence. Il fallait travailler jusqu’à la lassitude, assister aux conférences qui touchaient les sujets de ses cours, lire les publications de ses pairs, écrire un article génial. Ainsi le jour où il recroiserait Madame Hahn, il pourrait l’entretenir de sa réussite et du fruit de son enseignement. L’ivresse qui envahissait Béranger et l’emplissait de doux frissonnements ne lui semblait pas uniquement causée par le vin dont il se resservait au fil de ses pensées, mais par la limpidité des perspectives qui s’ouvraient soudainement à lui. Tout était pourtant diaphane, à se demander pourquoi chercher ailleurs la signification de son existence.
Dès le lendemain il avait tenté de reprendre ses cours pour les documenter davantage. Il voulait s’occuper de rendre à la perfection les diverses hypothèses que pouvait soulever l’interprétation du Livre du voir dit. Mais ce fut pour se rendre rapidement compte que ses pensées s’étiolaient en des perspectives si diverses qu’il faudrait approfondir plusieurs vingtaines de ramifications, qui chacune demandait des recherches spécifiques, longues et complexes, dans différents secteurs de la recherche médiévale. La seule pensée de ce travail titanesque lui donna le vertige. Quant à réduire le champ d’investigation, il fallait décider d’une voie, sur des critères déterminants pour être certain qu’il s’agisse de la plus importante. Mais lesdites voies n’étant qu’à l’état d’ébauche, comment ce choix était-il seulement envisageable ? Qui était-il pour avoir simplement le droit de penser opérer le bon choix ? Comment savoir si dans le même temps quelqu’un n’en faisait pas un meilleur ? Tant d’érudits déjà étudiaient ce livre… dont il avait d’ailleurs critiqué tout le temps de sa thèse la vanité des propos myopes, croyant être le premier à avoir sur l’œuvre un point de vue global, grâce au croisement de plusieurs disciplines. Une honte similaire à celle qui l’avait saisi lorsqu’il avait craint d’être vu par Madame Hahn, la veille au soir, lui serra la gorge. Il n’avait rien, certainement, à dire de mieux sur l’œuvre adorée, qui échappait aux recherches modernes comme l’ombre de Madame Hahn échappait successivement à la lumière de chaque réverbère de sa rue, au fil de ses déambulations nocturnes. Pourquoi vouloir étudier un livre, si ce n’est par ambition malsaine. Il fallait mettre en mots ce rêve bizarre, brumeux, qui occupait son esprit. Il fallait choisir au hasard, avec désinvolture, l’objet de ses cours, pour ne plus y songer, et l’indifférence semblait appliquer à la pensée un philtre synthétique qui permettait l’illusion d’une quelconque construction, que venait briser le moindre effort de maîtrise rationnelle. En être réduit à une telle impuissance lui arracha des larmes de dépit. S’adonner au travail ne lui était donc plus possible, il se su condamné à cette éternelle indifférence qui devrait lui tenir lieu de vie.
Il faut errer dans la vie et construire son existence à l’instar des promenades nocturnes qui n’ont pour but que de se délasser aux rares rayons de lune de la chaleur malsaine accumulée au contact des hommes. Il faut ne penser à rien au moment de reprendre les paroles interrompues au dernier cours, et goûter ce que cette existence peut avoir de sublime dans sa désinvolture. Former des phrases sur un sujet connu sans se soucier de cette répugnante chaîne de la communication. Former encore des phrases, encore, jusqu’à n’en plus pouvoir. Ordre estimé d’un passé trop sordide. A point nommé d’une écriture lascive. Etant donné l’egocentre massif, fuir du plus loin l’hécatombe naïve, à point nommé de ces mots impressifs. A Madame Hahn, ordonnément hybride. L’habitude est si belle, si intense et fade seulement à qui ne sait pas s’adonner entièrement à des pensées éparses. Béranger aimait tant ce trajet mécanique qui le transportait malgré lui de chez Rose à l’université, il adulait cette habitude merveilleuse que son corps avait prise de se mouvoir sagement sur cette trajectoire. Il faut, certes, que notre ère soit très maladive pour produire massivement ces critiques de l’habitude ; le ridicule s’attache à qui refuse l’habitude artificiellement pour se croire un être d’exception, à qui se maudit pour se donner l’impression d’être artiste. Préfabriqués pour humaines chétives. Et par habitude, sur un ton lascif et en regardant dans le vide, Monsieur Béranger KX énonça ce jour là, après avoir méticuleusement préparé son apparence physique, des approximations fort belles sur un roman dont la composition, belle et savante, devait sans aucun doute une grande part au hasard; il se demanda qui parmi la foule amassée dans l'amphithéâtre avait pu goûter les subtils artifices de son discours, ou même comprendre cette nécessité de l'approximation dans la recherche littéraire. Quelle ridiculité, tout de même, ridiculité de se trouver précisément là pour rien, et si apprêté...
La rue s'étendait enfin, aux lampadaires consciencieusement espacés, devant Béranger. Il passa rapidement devant le numéro 24, sans néanmoins éprouver ce trac qu'il avait espéré, presque indifférent. Les rideaux du rez de chaussée étaient entrouverts, mais Béranger ne cru pas qu'il put s'agir de l'appartement de Madame Hahn. Il attendit sous une pluie fine que quelqu'un entre dans l'immeuble pour s'engouffrer derrière lui. Mais bientôt il se sentit ridicule et lassé; il fit demi tour et rentra chez Rose, qui l'attendait.
Et puis ce fut un autre soir encore. Béranger était sorti rafraichir sa torpeur à l'air frais de la ville. Il déambulait dans les rues semi désertes, et sans y penser se rapprochait de la rue d'E. Et c'est alors qu'au croisement de deux rues, il vit en face de lui surgir Madame Hahn. Et cette femme qui à ce moment lui parut ne rien avoir à faire parmi les fades humains alentours, tant son manteau se fondait dans la nuit, tant sa peau blanche et son visage irrégulier reflétaient étrangement les rares rayons de lune, s'arrêta net et plissa à demi les paupières. Perchée sur ses talons, elle observait longuement Béranger, qui tentait de faire son visage impassible pour ne pas laisser deviner à l'ancien professeur l'intérêt qu'il prenait à cette confrontation. Et brusquement, le monde devint signifiant, signifiant jusqu'à l'insupportable, car l'espacement entre les points lumineux semblaient un message destiné à d'obscurs initiés, et qui auraient pu éclairer Béranger sur Madame Hahn, Ame annulée par un corps trop solide. Mais Madame Hahn, de sa voix qui n'avait pas changé, prononça des syllabes que Béranger finit par associer à son nom. Et un sourire éclaira son visage. Ainsi nommé, Béranger ne put que suivre Madame Hahn jusqu'au bistro où elle l'invita. Intimidé par les reflets psychédéliques du vin rouge sur la table, il tenait précautionneusement les yeux fixés plus bas que le regard de Madame Hahn. Son ancien professeur l'interrogea sur sa vie et Béranger répondit avec application, comme s'il se fût agit d'un ultime examen.
Cela n'avait rien d'étonnant que Madame Hahn semblât anticiper les réponses de Béranger et tout savoir sur lui; car enfin, elle se tenait sans doute au courant des avancées de la recherche et des dernières thèses doctorales. Et bien que Béranger sût qu'elle n'avait écrit aucun livre après sa propre thèse, il n'était pas impossibles qu'elle poursuivît ses recherches de littérature médiévale. Et peut-être même n'avait-elle rien anticipé, que l'impression n'était que le reflet de l'appréhension qu'avait Béranger de répondre, ainsi interrogé; il était si étrange toutefois qu'elle ait pu mettre un nom sur ce visage. Béranger se souvenait, pensif, le lendemain matin, avoir avidement écouté Madame Hahn parler de la parole dans le Livre du voir dit, bien que son interprétation s'étiolât dans des brumes vaporeuses; Madame Hahn appartenait à la caste triste et quelque peu sublime des faux chercheurs, de ces êtres qui ne sont là que pour errer dans le monde, inutiles et indispensables maîtres dont le souvenir diaphane fait vivre quelques disciples inconnus et épars. Mais les velléités créatives qui tourmentaient Béranger après cette entrevue étaient immédiatement étouffées par l'exemple même de l'ancien professeur, dont la vie semblait crier la vanité de toute production écrite ou recherche sérieuse; elle qui se contentait de cette érudition secrète, éparpillée avec désinvolture au cours d'une conversation. Nul doute que la beauté essentielle de son discours devait résider, secrète, au fond de ses pensées.
Envahi d'un élan de vigueur, Béranger ce jour-là s'éparpilla en diverses recherches. Le pesant silence de cet endroit suranné, aux orgueilleux bibliothécaires, l'étonnait chaque fois. Cet îlot vétuste habité d'étudiants vêtus selon les critères de la mode extérieure était un peu ridicule et touchant; comme Madame Hahn qui arpentait les rues vêtue de son long manteau noir. Sans doute fallait-il cette peine-ombre pour que les livres s'animent, ou tentent vainement d'infuser cette jeunesse déchue d'enfants matérialistes, progéniture tarée d'analystes de l'âme ou de révoltés amateurs. L'ingratitude se lisait dans la façon brutale qu'ils avaient de feuilleter les livres, prêts aux plus basses et familières remarques, hermétiques à toute transcendance, ne respectant que ce qui les pouvait immédiatement séduire. Siècle démocratique, amoureux de ces beautés faciles dont parlait Alexis de Tocqueville, qui se livrent d'elles-même, et dont on puisse jouir sur l'heure. Tout cela rêvait de faire sa thèse sur des sujets actuels, un auteur maghrébin et vivant. Ou bien ne rêvait pas, subissait mollement l'obligation d'écrire quelque chose, ou même de faire semblant, se laissant bercer par la douce fuite du temps, attendant le moment décent pour partir en ayant l'impression d'avoir côtoyé le travail, de s'empreindre mollement des livres de la bibliothèque . Et Béranger, comme envahi de spasmes qui remuaient l'ensemble de son être, lisait frénétiquement Jacqueline Cerquiglini et notant à la hâte les phrases du livre qu'il trouvait jolies, dans un petit carnet. Il se sentit l'âme à entreprendre un travail titanesque et splendide pour rattraper toutes ces années de langueur, lire tous les livres qu'il lui fallait pour entreprendre une bibliographie descente sur son sujet, et écrire un ouvrage qui révolutionnerait l'étude de Guillaume de Machaut.
Il sortit à la fermeture, et l'air frais de la ville eut tôt fait de lui rappeler que sa vie ne serait pas suffisante à établir cette bibliographie, qu'il ne lirait jamais assez de livres, que le souci de documentation outrancière, de scientisme en toutes choses et de spécialisation de cette époque malsaine était tout à fait ridicule. Ou peut-être était-ce lui qui était ridicule de vouloir se soustraire de la sorte à toute tentative de recherche canonique. Qu'importe, il se sentait si las. Qu'il eût été pourtant sublime et délectable d'écrire quelques pensées sur ce livre sans souci de bibliographie exhaustive ou de relevé harassant. Il est bien commode et bien triste de savoir que cette recherche frénétique de la parfaite objectivité tue à petit feu l'analyse littéraire qui ne devenait qu'une vaste et pénible description. Écrire ce livre dont on parle dans Là bas, sur Gilles de Rais. Ou devenir ce narrateur qui insère dans un ordre défiant toute logique des poèmes dans son récit en prose commandé par la Dame... Écrire une œuvre littéraire, mieux valait ne pas même y songer; à l'époque où vivait Béranger, seule la littérature pour adolescentes trouvait grâce aux yeux du public (histoires de hérissons et de lutte des classes, fadeurs sur le luxe et caricatures faciles, zeugmes pseudo savants sur d'obèses écrivains assassins et culte de la phrase plate qui ne prend pas la tête). Dans cette ère d'aplatissement général, mieux valait se tenir à distance, mesuré et cynique, indifférent à l'art et aux études poussives. L'ironie avant tout, comme principe vital. Culte de Madame Hahn. Mânes oubliées dans une cave hostile.
Ainsi devisant avec lui-même, Béranger était monté chez Rose, qui l'attendait encore; s'il avait su, à la manière de ces peintres refusés, observer le réel, il aurait pu voir une imperceptible maigreur qui métamorphosait diffusément le corps de sa compagne; mais absorbé par ses pensées et son égocentrisme morbide, Béranger ne voyait plus en Rose que la rancœur qu'il ressentait contre son asservissement au travail et l'ascétisme ridicule qu'elle lui faisait subir, ne manifestant, à l'égal de ces stoïciens grecs, ni désir, ni plaisir, ni manque et ni regret. Et Béranger se sentait reproché d'être un homme. Il sentait croître sa faiblesse à mesure qu'il imaginait la force de Rose grandir, grandeur spirituelle de cette abnégation devant la vie. Cette froideur exquise qui l'avait séduit puis troublé lui provoquait maintenant une forme de répugnance où se mêlait rejet et jalousie, admiration et dégoût.
En cercles concentriques et à grandes enjambées, Béranger se rapprochait de ce qui était devenu le centre de son univers. Les rues de Paris, depuis qu’il cherchait à atteindre sans pouvoir s’y rendre de façon directe, le 23 rue d’E., devenaient un peu plus floues et chancelantes. Amas niché dans des incertitudes. Cette rue, précisément dans laquelle il s’était engagé semblait ne plus finir, s’étirait si longuement que c’en était tout à fait insupportable. Qu’aurait fait Rose en un cas similaire ? Sans doute aurait-elle tracé une ligne droite vers ce centre qui semblait s’enfuir. Qu’aurait fait Madame Hahn ? Sans doute se serait-elle enfuie, dégoûtée de l’humain. Et Béranger qui se sentait forgé de diverses matières ne savait quelle décision prendre devant la rue interminable qu’il gravissait toujours. Ame annulée.
Puis la rue se multiplia en infinis méandres, aux noms étranges. A une rue en succédait une autre, qui semblait à son tour pouvoir déboucher sur la rue dans laquelle habitait Madame Hahn, qu’il avait vue ce soir où il la poursuivait. Mais ce n’était jamais le cas, malgré la certitude chaque fois renouvelée, les lampadaires qui s’espaçaient progressivement, et Béranger se demanda après de longues heures de marche s’il s’était rapproché, et à quel point, de la rue de Madame Hahn. Il se demanda si, dans le cas où il s’en serait rapproché, il arriverait à sonner au numéro 23, si quelqu’un répondrait, et qui ce pourrait être. Madame Hahn, âme annulée par ces pensées livides. Etre enchanté par une parole avide. C’est alors que l’image du jeune professeur qu’était Madame Hahn au temps où Béranger étudiait les lettres médiévales lui procura une sorte de frisson, qui pouvait s’apparenter à de la honte. Il ne fut tout à coup plus certain de vouloir retrouver Madame Hahn. Que risquait-il à la revoir ? L’idée lui vint que c’était tout l’inverse, que c’était d’être vu qu’il craignait. Etre vu de Madame Hahn, le danger que représentait cette action passive grandissait à mesure qu’il marchait, au point qu’il espéra s’être éloigné de cette rue E, pour ne pas rencontrer Madame Hahn sortant de chez elle, par hasard. Sa peur grimpait en pic, au point qu’il trouvât plus prudent de se réfugier dans un bistro fumant. Il s’attabla dans un coin retiré et contempla longuement la peine-ombre embrumée de tabac, scrupuleusement, en ayant soin d’avoir l’air de jouer avec le reflet de son vin sur la table.
Finalement, sans doute aurait-il mieux valu rester dans l’appartement rassurant de Rose plutôt que de sortir à la recherche de quelque chose de si effrayant que ce regard. Rose avait peut-être raison après tout d’adorer ce confort. Pire encore, peut-être lui-même, croyant échapper à cet asservissement d’esprit, croyant atteindre à cette sorte d’aristocratie où trônait Madame Hahn, à cette liberté que laissait le statut de professeur au milieu de ces humains affairés au travail, s’y affaissait-il de la façon la plus ridicule qui soit ? Sans doute serait-il sage et méritoire de s’adonner à son métier sans digression de pensée ; et si les recherches et conférences du groupe des médiévistes de la Sorbonne ou de l’école pratique n’étaient pas passionnantes, alors il fallait soigner ses cours jusqu’à la manie, les perfectionner pour absorber les élèves comme Madame Hahn l’avait, lui, jadis, absorbé. Il était si facile d’accuser les étudiants de sa propre indifférence. Il fallait travailler jusqu’à la lassitude, assister aux conférences qui touchaient les sujets de ses cours, lire les publications de ses pairs, écrire un article génial. Ainsi le jour où il recroiserait Madame Hahn, il pourrait l’entretenir de sa réussite et du fruit de son enseignement. L’ivresse qui envahissait Béranger et l’emplissait de doux frissonnements ne lui semblait pas uniquement causée par le vin dont il se resservait au fil de ses pensées, mais par la limpidité des perspectives qui s’ouvraient soudainement à lui. Tout était pourtant diaphane, à se demander pourquoi chercher ailleurs la signification de son existence.
Dès le lendemain il avait tenté de reprendre ses cours pour les documenter davantage. Il voulait s’occuper de rendre à la perfection les diverses hypothèses que pouvait soulever l’interprétation du Livre du voir dit. Mais ce fut pour se rendre rapidement compte que ses pensées s’étiolaient en des perspectives si diverses qu’il faudrait approfondir plusieurs vingtaines de ramifications, qui chacune demandait des recherches spécifiques, longues et complexes, dans différents secteurs de la recherche médiévale. La seule pensée de ce travail titanesque lui donna le vertige. Quant à réduire le champ d’investigation, il fallait décider d’une voie, sur des critères déterminants pour être certain qu’il s’agisse de la plus importante. Mais lesdites voies n’étant qu’à l’état d’ébauche, comment ce choix était-il seulement envisageable ? Qui était-il pour avoir simplement le droit de penser opérer le bon choix ? Comment savoir si dans le même temps quelqu’un n’en faisait pas un meilleur ? Tant d’érudits déjà étudiaient ce livre… dont il avait d’ailleurs critiqué tout le temps de sa thèse la vanité des propos myopes, croyant être le premier à avoir sur l’œuvre un point de vue global, grâce au croisement de plusieurs disciplines. Une honte similaire à celle qui l’avait saisi lorsqu’il avait craint d’être vu par Madame Hahn, la veille au soir, lui serra la gorge. Il n’avait rien, certainement, à dire de mieux sur l’œuvre adorée, qui échappait aux recherches modernes comme l’ombre de Madame Hahn échappait successivement à la lumière de chaque réverbère de sa rue, au fil de ses déambulations nocturnes. Pourquoi vouloir étudier un livre, si ce n’est par ambition malsaine. Il fallait mettre en mots ce rêve bizarre, brumeux, qui occupait son esprit. Il fallait choisir au hasard, avec désinvolture, l’objet de ses cours, pour ne plus y songer, et l’indifférence semblait appliquer à la pensée un philtre synthétique qui permettait l’illusion d’une quelconque construction, que venait briser le moindre effort de maîtrise rationnelle. En être réduit à une telle impuissance lui arracha des larmes de dépit. S’adonner au travail ne lui était donc plus possible, il se su condamné à cette éternelle indifférence qui devrait lui tenir lieu de vie.
Il faut errer dans la vie et construire son existence à l’instar des promenades nocturnes qui n’ont pour but que de se délasser aux rares rayons de lune de la chaleur malsaine accumulée au contact des hommes. Il faut ne penser à rien au moment de reprendre les paroles interrompues au dernier cours, et goûter ce que cette existence peut avoir de sublime dans sa désinvolture. Former des phrases sur un sujet connu sans se soucier de cette répugnante chaîne de la communication. Former encore des phrases, encore, jusqu’à n’en plus pouvoir. Ordre estimé d’un passé trop sordide. A point nommé d’une écriture lascive. Etant donné l’egocentre massif, fuir du plus loin l’hécatombe naïve, à point nommé de ces mots impressifs. A Madame Hahn, ordonnément hybride. L’habitude est si belle, si intense et fade seulement à qui ne sait pas s’adonner entièrement à des pensées éparses. Béranger aimait tant ce trajet mécanique qui le transportait malgré lui de chez Rose à l’université, il adulait cette habitude merveilleuse que son corps avait prise de se mouvoir sagement sur cette trajectoire. Il faut, certes, que notre ère soit très maladive pour produire massivement ces critiques de l’habitude ; le ridicule s’attache à qui refuse l’habitude artificiellement pour se croire un être d’exception, à qui se maudit pour se donner l’impression d’être artiste. Préfabriqués pour humaines chétives. Et par habitude, sur un ton lascif et en regardant dans le vide, Monsieur Béranger KX énonça ce jour là, après avoir méticuleusement préparé son apparence physique, des approximations fort belles sur un roman dont la composition, belle et savante, devait sans aucun doute une grande part au hasard; il se demanda qui parmi la foule amassée dans l'amphithéâtre avait pu goûter les subtils artifices de son discours, ou même comprendre cette nécessité de l'approximation dans la recherche littéraire. Quelle ridiculité, tout de même, ridiculité de se trouver précisément là pour rien, et si apprêté...
La rue s'étendait enfin, aux lampadaires consciencieusement espacés, devant Béranger. Il passa rapidement devant le numéro 24, sans néanmoins éprouver ce trac qu'il avait espéré, presque indifférent. Les rideaux du rez de chaussée étaient entrouverts, mais Béranger ne cru pas qu'il put s'agir de l'appartement de Madame Hahn. Il attendit sous une pluie fine que quelqu'un entre dans l'immeuble pour s'engouffrer derrière lui. Mais bientôt il se sentit ridicule et lassé; il fit demi tour et rentra chez Rose, qui l'attendait.
Et puis ce fut un autre soir encore. Béranger était sorti rafraichir sa torpeur à l'air frais de la ville. Il déambulait dans les rues semi désertes, et sans y penser se rapprochait de la rue d'E. Et c'est alors qu'au croisement de deux rues, il vit en face de lui surgir Madame Hahn. Et cette femme qui à ce moment lui parut ne rien avoir à faire parmi les fades humains alentours, tant son manteau se fondait dans la nuit, tant sa peau blanche et son visage irrégulier reflétaient étrangement les rares rayons de lune, s'arrêta net et plissa à demi les paupières. Perchée sur ses talons, elle observait longuement Béranger, qui tentait de faire son visage impassible pour ne pas laisser deviner à l'ancien professeur l'intérêt qu'il prenait à cette confrontation. Et brusquement, le monde devint signifiant, signifiant jusqu'à l'insupportable, car l'espacement entre les points lumineux semblaient un message destiné à d'obscurs initiés, et qui auraient pu éclairer Béranger sur Madame Hahn, Ame annulée par un corps trop solide. Mais Madame Hahn, de sa voix qui n'avait pas changé, prononça des syllabes que Béranger finit par associer à son nom. Et un sourire éclaira son visage. Ainsi nommé, Béranger ne put que suivre Madame Hahn jusqu'au bistro où elle l'invita. Intimidé par les reflets psychédéliques du vin rouge sur la table, il tenait précautionneusement les yeux fixés plus bas que le regard de Madame Hahn. Son ancien professeur l'interrogea sur sa vie et Béranger répondit avec application, comme s'il se fût agit d'un ultime examen.
Cela n'avait rien d'étonnant que Madame Hahn semblât anticiper les réponses de Béranger et tout savoir sur lui; car enfin, elle se tenait sans doute au courant des avancées de la recherche et des dernières thèses doctorales. Et bien que Béranger sût qu'elle n'avait écrit aucun livre après sa propre thèse, il n'était pas impossibles qu'elle poursuivît ses recherches de littérature médiévale. Et peut-être même n'avait-elle rien anticipé, que l'impression n'était que le reflet de l'appréhension qu'avait Béranger de répondre, ainsi interrogé; il était si étrange toutefois qu'elle ait pu mettre un nom sur ce visage. Béranger se souvenait, pensif, le lendemain matin, avoir avidement écouté Madame Hahn parler de la parole dans le Livre du voir dit, bien que son interprétation s'étiolât dans des brumes vaporeuses; Madame Hahn appartenait à la caste triste et quelque peu sublime des faux chercheurs, de ces êtres qui ne sont là que pour errer dans le monde, inutiles et indispensables maîtres dont le souvenir diaphane fait vivre quelques disciples inconnus et épars. Mais les velléités créatives qui tourmentaient Béranger après cette entrevue étaient immédiatement étouffées par l'exemple même de l'ancien professeur, dont la vie semblait crier la vanité de toute production écrite ou recherche sérieuse; elle qui se contentait de cette érudition secrète, éparpillée avec désinvolture au cours d'une conversation. Nul doute que la beauté essentielle de son discours devait résider, secrète, au fond de ses pensées.
Envahi d'un élan de vigueur, Béranger ce jour-là s'éparpilla en diverses recherches. Le pesant silence de cet endroit suranné, aux orgueilleux bibliothécaires, l'étonnait chaque fois. Cet îlot vétuste habité d'étudiants vêtus selon les critères de la mode extérieure était un peu ridicule et touchant; comme Madame Hahn qui arpentait les rues vêtue de son long manteau noir. Sans doute fallait-il cette peine-ombre pour que les livres s'animent, ou tentent vainement d'infuser cette jeunesse déchue d'enfants matérialistes, progéniture tarée d'analystes de l'âme ou de révoltés amateurs. L'ingratitude se lisait dans la façon brutale qu'ils avaient de feuilleter les livres, prêts aux plus basses et familières remarques, hermétiques à toute transcendance, ne respectant que ce qui les pouvait immédiatement séduire. Siècle démocratique, amoureux de ces beautés faciles dont parlait Alexis de Tocqueville, qui se livrent d'elles-même, et dont on puisse jouir sur l'heure. Tout cela rêvait de faire sa thèse sur des sujets actuels, un auteur maghrébin et vivant. Ou bien ne rêvait pas, subissait mollement l'obligation d'écrire quelque chose, ou même de faire semblant, se laissant bercer par la douce fuite du temps, attendant le moment décent pour partir en ayant l'impression d'avoir côtoyé le travail, de s'empreindre mollement des livres de la bibliothèque . Et Béranger, comme envahi de spasmes qui remuaient l'ensemble de son être, lisait frénétiquement Jacqueline Cerquiglini et notant à la hâte les phrases du livre qu'il trouvait jolies, dans un petit carnet. Il se sentit l'âme à entreprendre un travail titanesque et splendide pour rattraper toutes ces années de langueur, lire tous les livres qu'il lui fallait pour entreprendre une bibliographie descente sur son sujet, et écrire un ouvrage qui révolutionnerait l'étude de Guillaume de Machaut.
Il sortit à la fermeture, et l'air frais de la ville eut tôt fait de lui rappeler que sa vie ne serait pas suffisante à établir cette bibliographie, qu'il ne lirait jamais assez de livres, que le souci de documentation outrancière, de scientisme en toutes choses et de spécialisation de cette époque malsaine était tout à fait ridicule. Ou peut-être était-ce lui qui était ridicule de vouloir se soustraire de la sorte à toute tentative de recherche canonique. Qu'importe, il se sentait si las. Qu'il eût été pourtant sublime et délectable d'écrire quelques pensées sur ce livre sans souci de bibliographie exhaustive ou de relevé harassant. Il est bien commode et bien triste de savoir que cette recherche frénétique de la parfaite objectivité tue à petit feu l'analyse littéraire qui ne devenait qu'une vaste et pénible description. Écrire ce livre dont on parle dans Là bas, sur Gilles de Rais. Ou devenir ce narrateur qui insère dans un ordre défiant toute logique des poèmes dans son récit en prose commandé par la Dame... Écrire une œuvre littéraire, mieux valait ne pas même y songer; à l'époque où vivait Béranger, seule la littérature pour adolescentes trouvait grâce aux yeux du public (histoires de hérissons et de lutte des classes, fadeurs sur le luxe et caricatures faciles, zeugmes pseudo savants sur d'obèses écrivains assassins et culte de la phrase plate qui ne prend pas la tête). Dans cette ère d'aplatissement général, mieux valait se tenir à distance, mesuré et cynique, indifférent à l'art et aux études poussives. L'ironie avant tout, comme principe vital. Culte de Madame Hahn. Mânes oubliées dans une cave hostile.
Ainsi devisant avec lui-même, Béranger était monté chez Rose, qui l'attendait encore; s'il avait su, à la manière de ces peintres refusés, observer le réel, il aurait pu voir une imperceptible maigreur qui métamorphosait diffusément le corps de sa compagne; mais absorbé par ses pensées et son égocentrisme morbide, Béranger ne voyait plus en Rose que la rancœur qu'il ressentait contre son asservissement au travail et l'ascétisme ridicule qu'elle lui faisait subir, ne manifestant, à l'égal de ces stoïciens grecs, ni désir, ni plaisir, ni manque et ni regret. Et Béranger se sentait reproché d'être un homme. Il sentait croître sa faiblesse à mesure qu'il imaginait la force de Rose grandir, grandeur spirituelle de cette abnégation devant la vie. Cette froideur exquise qui l'avait séduit puis troublé lui provoquait maintenant une forme de répugnance où se mêlait rejet et jalousie, admiration et dégoût.
Philomène- Nombre de messages : 114
Age : 43
Date d'inscription : 12/12/2009
Re: Début de quelque chose
après j'arrête, sinon ce ne sera plus un "début"
Philomène- Nombre de messages : 114
Age : 43
Date d'inscription : 12/12/2009
Re: Début de quelque chose
j'ai lu scrupuleusement, consciencieusement, chaque mot de ces trois textes... et j'en demanderais incessamment la suite... si un certain doute ne m'assaillait, non pas pour des raisons morales, au grand dam des lois en vigueur ici, mais parce que j'aurai peur d'en découvrir une terrible vérité sur moi-même !
oui, je rapprocherai ce texte de celui de roudorack, sur les difficultés de l'enseignement, ou plutôt sur la fuite de sens que sa pratique engendre
une petite remarque de grammaire (qui a du sens, et qui fait peut-être lapsus), concernant le "corps simulé par une amante", qui devrait être "stimulé" -- mais d'un point de vue kantien, les autres corps sont peut-être conditions de possibilité du nôtre, en ce sens (en particulier, le corps sexuel, ou le corps amoureux)
j'ai adoré les déambulations nocturnes, dont j'ai été adepte, étudiant, à Dijon, dans ses rues pavées et justement moyenâgeuses
il y a quelque chose de très beau dans ce croisement des désirs ; dans l'émulation réciproque de ces deux professeurs très différents (Mme H et Béranger) mais je ne vois pas bien qui est "l'ancien professeur" -- je devrais sans doute te relire !
en bref, le style me fait penser à Huysmans (d'ailleurs tu évoques Là-bas) mais aussi Proust
le narrateur fait un jeu de mots marrant "peine-ombre", c'est très joli, comme le paysage est miroir de l'âme, l'ombre évoquerait le manque, la souffrance, mais aussi le désir
enfin, j'adore et espère lire le livre entier, un jour !
oui, je rapprocherai ce texte de celui de roudorack, sur les difficultés de l'enseignement, ou plutôt sur la fuite de sens que sa pratique engendre
une petite remarque de grammaire (qui a du sens, et qui fait peut-être lapsus), concernant le "corps simulé par une amante", qui devrait être "stimulé" -- mais d'un point de vue kantien, les autres corps sont peut-être conditions de possibilité du nôtre, en ce sens (en particulier, le corps sexuel, ou le corps amoureux)
j'ai adoré les déambulations nocturnes, dont j'ai été adepte, étudiant, à Dijon, dans ses rues pavées et justement moyenâgeuses
il y a quelque chose de très beau dans ce croisement des désirs ; dans l'émulation réciproque de ces deux professeurs très différents (Mme H et Béranger) mais je ne vois pas bien qui est "l'ancien professeur" -- je devrais sans doute te relire !
en bref, le style me fait penser à Huysmans (d'ailleurs tu évoques Là-bas) mais aussi Proust
le narrateur fait un jeu de mots marrant "peine-ombre", c'est très joli, comme le paysage est miroir de l'âme, l'ombre évoquerait le manque, la souffrance, mais aussi le désir
enfin, j'adore et espère lire le livre entier, un jour !
Celeron02- Nombre de messages : 713
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Date d'inscription : 19/12/2009
Re: Début de quelque chose
C'est vraiment intéressant, j'ai cru retrouver l'ambiance de l'excellent Festins secrets, de Pierre Jourde, en moins rigoureux, en moins implacable. Je pense que vous n'évitez pas toujours l'écueil de la verbosité, mais je suis partante pour la suite !
Mes remarques :
"lui qui ne rencontrait que des étudiants morbides et à qui n'avaient, d'ailleurs, d'étudiants" : "et qui n'avaient, d'ailleurs, d'étudiants... ?" ; par ailleurs, la suite de relatives imbriquées introduites par "qui" me paraît lourde
"Cette douleur aiguë de la stérilité"
"au point qu’il trouva (et non "trouvât", l'indicatif s'impose ici et non le subjonctif) plus prudent"
" il se sut condamné à cette éternelle indifférence"
"énonça ce jour-là"
"Il passa rapidement devant le numéro 24" : c'était pas le 23, un peu plus haut ?
"Béranger ne crut pas qu'il pût (ou "puisse", mais je pense qu'il faut un subjonctif ici) s'agir de l'appartement de Madame Hahn"
"Béranger était sorti rafraîchir sa torpeur"
"Il déambulait dans les rues semi désertes, et sans y penser se rapprochait de la rue d'E. Et c'est alors qu'au croisement de deux rues" : la répétition se voit, je trouve
" l'espacement entre les points lumineux semblait (et non "semblaient") un message destiné à d'obscurs initiés, et qui aurait (et non "auraient") pu éclairer Béranger"
" il n'était pas impossible (et non "impossibles")"
"Et peut-être même n'avait-elle rien anticipé, que l'impression n'était que le reflet de l'appréhension qu'avait Béranger de répondre" : je trouve ce bout de phrase lourd
"pour entreprendre une bibliographie descente (décente, non ?) sur son sujet"
"zeugmes pseudo-savants"
Mes remarques :
"lui qui ne rencontrait que des étudiants morbides et à qui n'avaient, d'ailleurs, d'étudiants" : "et qui n'avaient, d'ailleurs, d'étudiants... ?" ; par ailleurs, la suite de relatives imbriquées introduites par "qui" me paraît lourde
"Cette douleur aiguë de la stérilité"
"au point qu’il trouva (et non "trouvât", l'indicatif s'impose ici et non le subjonctif) plus prudent"
" il se sut condamné à cette éternelle indifférence"
"énonça ce jour-là"
"Il passa rapidement devant le numéro 24" : c'était pas le 23, un peu plus haut ?
"Béranger ne crut pas qu'il pût (ou "puisse", mais je pense qu'il faut un subjonctif ici) s'agir de l'appartement de Madame Hahn"
"Béranger était sorti rafraîchir sa torpeur"
"Il déambulait dans les rues semi désertes, et sans y penser se rapprochait de la rue d'E. Et c'est alors qu'au croisement de deux rues" : la répétition se voit, je trouve
" l'espacement entre les points lumineux semblait (et non "semblaient") un message destiné à d'obscurs initiés, et qui aurait (et non "auraient") pu éclairer Béranger"
" il n'était pas impossible (et non "impossibles")"
"Et peut-être même n'avait-elle rien anticipé, que l'impression n'était que le reflet de l'appréhension qu'avait Béranger de répondre" : je trouve ce bout de phrase lourd
"pour entreprendre une bibliographie descente (décente, non ?) sur son sujet"
"zeugmes pseudo-savants"
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