Clair-obscur

... Un mardi soir, j’ai honte de l’avouer, je me cachai au coin d’Elisabethstrasse et Emilienstrasse. Là, je pus observer Inge qui sortait du cours. Je restai tapi dans mon recoin d’ombre. Pourtant, la voir passer suffit à me bouleverser. Mon cœur battait à tout rompre. Je la suivis, d’assez loin. Elle ne se retourna pas et tout me laisse croire que ma filature passa inaperçue. J’étais rongé par l’envie de la rejoindre. Mais rien que d’y penser, des vertiges me submergeaient, une boule montait dans ma gorge, je devais me cramponner aux grilles des jardins pour ne pas tituber. Un cri s’étranglait, qui ne demandait qu’à sortir. Je voulais l’appeler, la supplier de m’accorder confiance. Courir, la rattraper, me jeter à ses pieds. Mais non, mes lèvres restaient sèches et soudées, mes jambes gourdes. Quelle torture que de la savoir libre d’aller et venir, m’ayant chassé de son esprit ! Elle pouvait vivre sans moi, en toute indifférence. Je n’étais donc rien à ses yeux.

Je ne racontai pas cette aventure à Franz, ni à personne.

Plusieurs fois je renouvelai ce chemin de pénitence. Je retournais le fer dans la plaie. Je suppose que c’était mieux que de ne pas la voir du tout. Pendant des semaines, furtif comme un chat de gouttière, j’espionnais de loin celle que j’aimais, tenaillé par l’envie de l’aborder, rongé par la crainte d’être vertement éconduit. Persuadé que l’histoire était bien finie, mais incapable de m’y résoudre complètement.

Au camp, nous avions de nouvelles responsabilités : en ce mois de février 1924, Stefan décida de nous confier une section. Franz et moi avions fait nos preuves, nous étions maintenant des grands garçons et notre fiabilité, notre engagement, constituaient des garanties sûres. Peut-être aussi, la notoriété de mon père y était-elle pour quelque chose.
En tant que chef de groupe, je reçus donc la distinction symbolique qui établissait nettement ma supériorité hiérarchique : un sifflet que je portais au cou, avec un cordon rouge. On me remit également un uniforme neuf. C’était, je crois, le troisième que j’utilisais depuis que j’étais entré chez eux. J’avais, en quelques années, beaucoup gagné en taille.
Outre les exercices et notre spécialité, le camouflage, nous avions pour mission de dégrossir les pimpfen, les jeunes recrues. Les nouveaux arrivants nous étaient livrés, à charge pour nous de leur apprendre à marcher au pas, s’équiper du masque à gaz, etc. Tout ce qui constituait les exercices de défense passive n’avait plus aucun secret pour nous.
Franz fut très sensible à cette promotion. Pour lui, orphelin d’origine modeste, ce tout petit début de reconnaissance était un événement. Le soir où on nous distingua du reste de la troupe, après la cérémonie il m’emmena dans la bicoque abandonnée, sortit de sous le matelas une flasque de kirsch, et me déclara qu’on ne repartirait que lorsqu’elle serait vide. C’était mon ami, je l’aimais et j’acceptais toutes les lubies qui pouvaient lui passer par la tête. Je me prêtai donc de bonne grâce à cette célébration secrète.

Nous étions comme deux frères. Ma vie n’avait pas de secrets pour lui. Seule exception, ma torture du mardi soir ; c’était l’unique sortie privée que je m’autorisais. Un jardin secret hérissé d’épines venimeuses. Le poison de l’amour non partagé faisait battre mes veines d’un sang mauvais. A l’affût, je guettais ma proie. Innocente, Inge marchait d’un pas léger, la tête sans doute remplie de trilles, d’arpèges. Et moi je soupirais derrière elle, embusqué tel un rat de cave, incapable de supporter la lumière du soleil. Elle brillait, radieuse, sereine; je m’enfonçais dans une vie terne à laquelle seul Franz savait donner du relief. Je ne me laissais pas distancer ; pourtant, j’étais hors course, depuis longtemps.
Je redoutais le moment où, un soir, un amoureux viendrait l’attendre, non pas dissimulé par un mur de briques, mais en évidence, sur le trottoir, avec aux mains un petit bouquet.
Peut-être qu’il me faudrait en passer par là ? Je maudissais d’avance le tourtereau ; toutefois j’espérais confusément, dans une part obscure de moi-même, le moment où il apparaitrait. Ainsi, il m’obligerait à renoncer pour de bon à mes bienheureux tourments. Oui, sans doute qu’un rival me forcerait à tourner enfin la page.

A d’autres moments, il me prenait l’envie de la tuer, peu importe par quel moyen. La priver de cette vie dont elle m’excluait. Me venger de ce mal qui m’étouffait, même si, au fond, elle n’y était pour rien. Comme aurait dit Franz, il n’y avait pas de pourquoi. C’était ainsi : en la supprimant, je l’empêcherais de connaître un jour l’amour aux bras d’un autre. Elle resterait mienne.
Je brodais régulièrement sur cet aspect plus dur, plus féroce de mes rêveries ; mais à chaque fois, ça tournait court : à cette époque, je n’aurais eu le cran d’assassiner personne.

( ... )

... Je profite du fait que je poste ce 27ème extrait ( eh oui, déjà ), pour vous indiquer le lien vers mes créations graphiques et notamment la dernière, VS 46, dédiée à Christian Vander. Paix à tous.

http://vulcania-submarine.deviantart.com/

... en me relisant, je trouve des maladresses vers la fin. Je rectifie donc, dans la foulée...

... Je redoutais le soir où un amoureux viendrait l’attendre, non pas dissimulé par un mur de briques, mais en évidence, sur le trottoir, avec aux mains un petit bouquet.
Peut-être qu’il me faudrait en passer par là ? Je maudissais d’avance le tourtereau ; toutefois j’espérais confusément, dans une part obscure de moi-même, l’instant où il apparaitrait. Ainsi, il m’obligerait à renoncer pour de bon à mes bienheureux tourments. Oui, sans doute qu’un rival me forcerait à tourner enfin la page.
A d’autres moments, il me prenait l’envie de la tuer, peu importe par quel moyen. La priver de cette vie dont elle m’excluait. Me venger de ce mal qui m’étouffait, même si, au fond, elle n’y était pour rien. Comme aurait dit Franz, il n’y avait pas de pourquoi. C’était ainsi : en la supprimant, je l’empêcherais de connaître un jour l’amour aux bras d’un autre. Elle resterait mienne.


... Sorry. Je ferai mieux la prochaine fois.

Ubik.

Un grand plaisir, de vous relire, ubikmagic ! J'espère que votre projet se développe...

Une remarque :
« Elle brillait, radieuse, sereine; je m’enfonçais » : typographie, une espace avant le point-virgule

Oui, contente aussi ; cette lecture est un véritable régal. J'admire particulièrement la finesse de l'analyse psychologique du personnage.

J'ai lu l'extrait, apprécié l'ambiance générale, constaté que c'était très bien écrit, très fluide, compris que le personnage principal était intéressant et complexe... J'ai aussitôt pensé au roi des Aulnes, ce qui est bien sûr un compliment... Hélas, faute d'avoir lu les autres passages, je suis perdu.

Est-ce que vous pourriez, la prochaine fois, nous mettre entre guillemets, un petit synopsis, histoire d'aider un peu les nouveaux lecteurs ? Merci.

Content de ton retour, ubikmagic ! Comme d'habitude, une écriture fine, de très bonne facture. J'ai aimé.

Superbe ça coule comme si ça allait de soi !
Tu manquais ubik ces derniers temps !

vincent M. a écrit:J'ai lu l'extrait, apprécié l'ambiance générale, constaté que c'était très bien écrit, très fluide, compris que le personnage principal était intéressant et complexe... J'ai aussitôt pensé au roi des Aulnes, ce qui est bien sûr un compliment... Hélas, faute d'avoir lu les autres passages, je suis perdu.

Est-ce que vous pourriez, la prochaine fois, nous mettre entre guillemets, un petit synopsis, histoire d'aider un peu les nouveaux lecteurs ? Merci.

Une fois n'est pas coutume et étant donné la demande particulière qui m'est adressée, je vais faire mieux qu'un synopsis. Je vais indiquer tous les textes qui ont été postés et leur date. Ainsi, je pense qu'il sera plus facile de se faire une opinion, car un net mouvement d'ensemble se dégage.

1 ) Violon, rosiers et obus de 140. Dimanche 13 décembre 2009.

2 ) Un Noël 1928. Vendredi 18 décembre 2009.

3 ) Art dégénéré. Samedi 26 décembre 2009.

4 ) Une studieuse rencontre. Lundi 4 janvier 2010.

5 ) Le scrutateur d’angle. Lundi 11 janvier 2010.

6 ) Ist das Kunst ? Lundi 18 janvier 2010.

7 ) Ténèbres. Lundi 26 janvier 2010.

8 ) La fine équipe. Lundi 1 février 2010.

9 ) Deutschland über alles. Dimanche 7 février 2010.

10 ) Les maîtres du monde. Dimanche 14 février 2010.

11 ) Premiers émois érotiques. Lundi 22 février 2010.

12 ) En miettes. Lundi 1 Mars 2010.

13 ) La meute. Lundi 15 Mars 2010.

14 ) Manœuvres. Lundi 22 Mars 2010.

15 ) La femme ivre. Dimanche 28 Mars 2010.

16 ) Lames affûtées. Lundi 4 Avril 2010.

17 ) Krieg Kunst. Lundi 11 Avril 2010.

18 ) Le pacte. Lundi 19 Avril 2010.

19 ) Figés pour l’éternité. Lundi 26 avril 2010 .

20 ) Cas d’école. Lundi 3 mai 2010.

21 ) Cérémonies. Dimanche 9 mai 2010.

22 ) Fanfaronnades. Mardi 18 mai 2010.

23 ) A la rue. Lundi 24 mai

24 ) Départs. Lundi 31 mai 2010.

25 ) Fièvres. Lundi 7 juin 2010.

26 ) Fêtes désabusées. Lundi 28 septembre 2010.

27 ) Clair-obscur. Lundi 25 octobre 2010.

... tous ces textes, on peut les retrouver en lançant une recherche sur mon pseudo. C'est un puzzle assez complet pour qu'on aie une idée globale de l'insensée entreprise dans laquelle je me suis jeté, inconscient que je suis.

Au plaisir,

Ubik.

Oups. Me voici dans une situation délicate, ubikmagic. J'ai promis sur un autre forum de lire attentivement... 2 romans ! Et sur celui-ci en MP, de jeter un oeil à un autre...

Mais je ne désespère pas... Je garde votre index en mémoire. Un jour ? j'espère car ça m'a l'air intéressant

Il me semble avoir déjà lu ce passage, dans sa version précédente. Nous avions eu, je crois, un échange intéressant à propos du personnage de Inge. Je suppose que tu as conservé sa « judéité », ce qui te semblait, et me semble aussi, très important.
Tu rends bien ici le désarroi de Wolfgang à l’idée de n’être rien pour Inge, de ne pas exister pour elle. Il existe dans son groupe, au sein duquel il est reconnu et apprécié ; là les signes et marques de reconnaissance se multiplient, les nouvelles responsabilités, le sifflet au cou avec le cordon rouge, les nouveaux costumes. Mais le prix à payer pour être tout d’un côté, c’est de n’être rien de l’autre.
Si lui n’est rien pour elle, elle est « trop » pour lui, non pas dans le sens auquel on emploie cet adverbe aujourd’hui, mais dans le sens où elle excède la logique : il déteste les juifs, or elle est juive, donc il devrait la détester ; mais voilà, il l’aime. Le voilà pris dans l’irrationnel des sentiments qui ne se commandent pas ; pris dans un nœud de paradoxes. Le « trop » est aussi l’individuel, le singulier qui existe au-delà des grandes catégories dans lesquelles sont classées, noyées et niées les individualités : « le juif », « l’aryen », etc. qui font l’univers et le fonctionnement mental des nazis. Une individualité résiste à prendre sa place dans la masse indifférenciée des catégories de classement, et rien ne va plus !

Comment délier ce nœud, comment sortir de l’aporie ? Impossible de renoncer au monde que lui ont ouvert Franz et son père sans renoncer à celui de Inge ; impossible de rentrer dans celui de Inge sans renoncer à l’autre. Une double contrainte le pousse vers l’un et vers l’autre. On est un peu dans ce que certains psychologues appellent le « double bind ». Nœud d’autant plus serré que Wolfgang place la jeune fille dans l’impossibilité de s’intéresser à lui.
D’où l’issue par le désir de meurtre, pour échapper à la tension forte, le tiraillement, que provoque en lui la contradiction dans laquelle il est pris ; désir de supprimer le « trop », et ramener la situation à ce qui devrait lui suffire, la réussite de son entreprise, de son engagement dans les groupes de jeunes nazis.
Ainsi, est-ce par amour, ou plutôt par impossibilité d’être aimé par Inge, qu’il rêve de se venger et de la tuer. Wolfgang semble dire, comme pour justifier et faire comprendre son devenir d’assassin, que c’est par dépit amoureux qu’il est devenu celui qui a contribué à la Shoah. Que ce dépit, du moins, a été l’un des ressorts de son comportement et de son devenir. « A cette époque, je n’aurais eu le cran d’assassiner personne. » écrit-il, le sous-entendu est clair : plus tard, j’aurai le cran de tuer, et je tuerai ces juifs détestables, d’autant plus détestables qu’ils ne m’aiment pas, qu’ils ne m’acceptent pas.

Ce rapport à Inge semble, en effet, constituer un aspect important de la psychologie de Wolfgang, et ce passage, parmi d’autres sans doute, l’évoque très bien.
Tous mes encouragements, Ubik, pour la suite de ton travail.

On peut également retrouver ces textes directement via le catalogue:
http://rollotomasi.free.fr/VE_cat/liste_textes.php3?auteur=808

J'ai apprécié dans cette partie le déchirement intérieur du personnage, cette proximité entre amour et haine, qui donne à la fois envie de tuer et d'aimer. Cela est rendu avec pas mal de justesse, sans fioritures.

J'ai adoré. Peut-être parce que je viens moi-même de passer par une rupture et que je me reconnais dans plusieurs de vos phrases. Mais c'est bien écrit, le niveau de langue n'est pas trop élevé pour que pas mal n'importe qui puisse comprendre, et en plus on peut se reconnaître dans le personnage principal.