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Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans...

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Message  Invité Mer 30 Mar 2011 - 14:14

Dans notre ferme, il fait toujours noir, surtout quand il pleut.
Vers la fin de l’après-midi, papa revient des champs et il attrape la lampe, sur l’étagère au-dessus de la cheminée. Il sort devant la maison, pose la lampe au sol, va chercher, je ne sais où, une boîte en fer où il cache des pierres grises. Il m’a dit souvent de ne jamais y toucher, mais j’en ai pas envie, ça sent trop mauvais quand il les casse avec un marteau, qu’il les met dans la lampe et qu’il jette de l’eau dessus.
Ça fait des bulles, on dirait que ça bout et ça fait une petite fumée qui sent vraiment très mauvais. Pouah !
Il remet la lampe sur la cheminée et l’allume. Une fois j’ai dit : « ça n’éclaire pas beaucoup » et maman m’a répondu : « à la guerre comme à la guerre, fifille ! »

Un soir, après la lampe, maman dit à papa d’un air inquiet : « tu as contrôlé les fusils ? » et papa répond : « ne t’en fais pas, ils dorment en paix. Roger viendra les chercher la nuit prochaine. Là où je les ai mis, ils ne risquent pas de s’envoler.» J’aime bien Roger, il rigole tout le temps, mais depuis qu’il a pris le métier de maquisard il travaille la nuit et moi la nuit je dors, alors je ne le vois plus du tout. Quand je le verrai, il faudra que je pense à lui demander si les fusils dorment comme nous ( peut-être en chien de fusil ?) et s’il en a déjà vus voler. Si je demande à papa, il va se moquer de moi.
Mais aussi, pourquoi il a dit ça lui ?

Un jour, il fait un orage « du tonnerre de Dieu » comme dit papa. Maman et lui, ils courent partout pour faire rentrer le cochon dans sa maison, les volailles dans le poulailler, surtout qu’il y a des poussins, des canetons, tout petits, tout fragiles, et il tombe de gros grêlons.
Les pauvres ! Vite, vite, maman les attrape, les met dans son tablier, serrés contre son ventre, et au lieu de les porter au poulailler elle les aligne autour de la cheminée pour qu’ils sèchent leurs petites plumes. Ils sont si trempés qu’on pourrait les tordre, comme le linge, mais on ne le fait pas de peur de leur faire mal. C’est drôle de les voir se laisser allonger sur le sol. Je crois que les bêtes nous comprennent. Moi je leur parle et petit à petit ils se relèvent, se secouent puis se mettent à trottiner dans la salle…

Des fois, les bêtes, elles sont têtues. On a une chèvre. Elle a eu un petit, et elle le fait téter à ses mamelles.
Il est trop mignon, il tire si fort qu’il n’a pas le temps d’avaler tout le lait, il en dégouline de chaque côté de sa bouche. Peut-être qu’elle a faim, sa maman, parce que nous non plus on n’a pas beaucoup à manger, surtout pas trop des bonnes choses. Elle ne doit pas manger assez, la chèvre, alors elle tète son lait. Elle se plie en deux, elle fait bien attention pour ne pas s’encorner le ventre, et elle boit son lait. Maman, qui sait coudre, lui a fabriqué un soutien-gorge, oui, un sac où elle a enfermé les mamelles, tenu autour de la chèvre par des longues ficelles, mais la coquine arrache le sac avec ses dents et continue à se téter et maman dit : « cette bête est monstrueuse, elle boit le lait de son petit, il ne va jamais grossir. » Il a bien grossi pourtant, et un jour il est passé à la casserole.
Enfin non, rôti dans la cheminée. Ce jour-là je n’ai pas eu faim. J’ai pleuré.

J’ai pleuré aussi le jour où Suzanne, la meilleure amie de maman, est venue nous voir. Ce n’est pas Suzanne qui m’a fait pleurer, mais le canard. Pour faire la fête à Suzanne parcequ’il y a longtemps qu’on ne l’a pas vue, mes parents veulent tuer le canard.
Hé ! Il faut bien le tuer pour le manger !
Maman et son amie lui tiennent solidement les pattes, les ailes contre le corps, sur le tronc d’arbre qui sert à fendre le bois, et papa lui tient le bec serré. Pauvre canard, il ne peut pas se plaindre.
Tout d’un coup, papa lève la hache au-dessus de sa tête, et vlan ! Il lui tranche le cou. Le canard fait un grand saut, maman et Suzanne le lâchent avec de grands cris, et je vois cette pauvre bête partir à toutes jambes, en battant des ailes comme pour s’envoler. Je me jette sur maman, je cache ma figure dans son tablier couvert de sang, je trépigne, je, je, je… je n’en peux plus.
Ce jour-là non plus, je n’ai pas faim.

Un matin, ma grande sœur remonte du village tenant entre ses mains comme une boule de pétanque, mais rouge clair :
« une orange » qu’elle dit. Et maman d’ajouter : « enfin, on va peut-être bientôt recommencer à manger comme avant. » Ma sœur épluche le fruit qui sent si bon, partage les tranches pour que chacun ait la même part, et j’aime beaucoup ce goût que je ne connaissais pas.

J’aime aussi l’odeur de l’orge grillée. Dans la cour, papa fait un petit feu, et il vient placer au-dessus, sur des pieds en fer, une boîte ronde, noire, avec une poignée, qui contient de l’orge. Puis, il attrape la poignée et fait tourner la boîte, et l’odeur du petit feu se mélange à la fumée qui s’échappe de la boîte.
Ensuite, maman coince un moulin en bois entre ses genoux, fait tourner longtemps la poignée, et ça fait du café.

J’entends encore la voix de papa, à la fin du repas, dire à maman : « allez, va, donne-moi donc un peu de lavasse ! »

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Message  Invité Mer 30 Mar 2011 - 14:30

Peut-être même les moins de trente ans... ? En tout cas, le titre est clair, il s'agit de souvenirs, je ne sais pas pourquoi je m'attendais à un récit.
Ah ! cette scène du canard sans tête m'a rappelé le film de Louis Malle, Lacombe Lucien, avec les poules décapitées qui courent partout. C'était il y a longtemps ce film, je n'ai pas oublié.

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Message  Invité Mer 30 Mar 2011 - 19:15

J'ai un peu plus de vingt ans, Embellie, donc ton texte me parle de choses que je connais, et ça m'emplit d'un curieux sentiment nostalgie et soulagement mêlés !
Belle évocation !

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Message  Lizzie Mer 30 Mar 2011 - 19:27

Ton texte me fait penser à un livre dont je garde un souvenir attendri: les Contes du Chat Perché, les aventures de Delphine et Marinette.
C'est gai, nostalgique pourtant et surtout vivant...

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Message  elea Mer 30 Mar 2011 - 20:33

J’ai lu avec plaisir cette plongée dans le passé, c’est frais, raconté avec exactement ce qu’il faut d’enfantin pour se placer au niveau du regard de l’enfant, pour que le ton soit juste. Bien dosé aussi entre tendresse et naïveté. J’ai eu plusieurs fois le sourire aux lèvres et c’est bien agréable.


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Message  Invité Jeu 31 Mar 2011 - 7:39


Merci aux lectrices qui ont bien voulu mettre un mot. Je devais avoir 4 ou 5 ans à cette époque.
Je pense que les plus jeunes n'ont pas eu l'occasion de connaître la lampe à carbure (ou acétylène) à part peut-être dans les régions minières.

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Message  bertrand-môgendre Jeu 31 Mar 2011 - 8:28

L'écriture basée sur la simplicité raconte sobrement tes souvenirs.
Oui des souvenirs qui marquent une enfance. Qu'en était-il de la glace pour garder le beurre au frais avant le marché ? J'ai une version assez étonnante d'un gamin devenu vieux lui aussi.
Dans la ferme où tu étais, fabriquaient-ils aussi fromage et beurre ?
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Message  Invité Jeu 31 Mar 2011 - 9:11

embellie a écrit:
Merci aux lectrices qui ont bien voulu mettre un mot. Je devais avoir 4 ou 5 ans à cette époque.
Je pense que les plus jeunes n'ont pas eu l'occasion de connaître la lampe à carbure (ou acétylène) à part peut-être dans les régions minières.
Coïncidence, embellie : je lisais justement hier un récit où il était aussi question - en mode humoristique - du cérémonial voué au remplissage de cette lampe à carbure.

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Message  CROISIC Jeu 31 Mar 2011 - 11:34

Même les "vieilles" comme moi n'ont pas connu l'avant... fée électricité, c'est dire ! Par contre, le canard qui court sans tête, je l'ai vu, une année où j'avais décidé de faire moi-même mes foies gras et d'aller à la ferme dans le Gers.
Embellie tu connais mon amour des histoires d'enfance, là c'est très réussi.
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Message  Invité Jeu 31 Mar 2011 - 12:14


Tant que je suis "en haut"... Bertrand-môgendre, c'était pendant la guerre, les restrictions. On ne risquait pas de mettre le beurre dans la glace pour le conserver, on n'avait pas de beurre. On avait des tickets de ravitaillement, pour le pain, le lait, et quand on avait épuisé ses tickets, on se serrait la ceinture. Ceux qui avaient de l'argent pouvaient se procurer des denrées au "marché noir".Notre ferme était très modeste, mes parents envoyaient des colis de nourriture à de la famille vivant en ville. Dure période, bienheureux ceux qui ne l'ont pas connue.

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Message  François T Jeu 31 Mar 2011 - 14:21

Au bénéfice de l'âge j'ai pu apprécier la qualité des souvenirs de ma petite soeur, notamment la volaille au cou coupé et aussi l"éclairage au carbure très utilisé au Maroc privé à cette époque de lignes électriques dans le bled . C'est agréable aussi de lire un texte débarrassé de la volonté souvent maladroite d'étonner , de frimer qui finit par fatiguer . Amitié par contemporanéité! Voilà , j'ai frimé.
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Message  midnightrambler Ven 1 Avr 2011 - 0:05

Bonsoir,

Sic transit gloria mundi ... on est loin des ordinateurs, des téléphones portables et des 4x4 qui défoncent l'arrière-pays toulousain ... Très belle évocation de ce que serait le déclin - de ce qui, au demeurant, n'était peut-être pas un empire - et le retour à la lampe à acétylène sur fond d'abandon de l'énergie nucléaire ...
Sic transit gloria mundi ... les moins de vingt ans ... de trente ans et même de quarante ans n'ont pas dû en outre comprendre pourquoi il fallait s'inquiéter de ces fusils couchés, endormis ou non, qui embellissent tant de sagas familiales ...
La référence d'Easter au film Lacombe Lucien est une véritable coïncidence car il n'y a pas qu'à cette époque-là que l'on coupait la tête des canards ou des poules avant de les plumer. Elle confirme le contexte historique - que la formule "à la guerre comme à la guerre" ne pouvait plus résumer puisqu'après l'armistice la France n'était plus en guerre - du texte d'embellie et en accroît l'intensité dramatique si l'on veut bien se rappeler que Pierre Blaise - le milicien Lacombe Lucien dans le film - s'est tué à vingt ans à quelques kilomètres de chez ses parents au volant de la voiture que son cachet lui avait permis d'acheter, dans un accident où plusieurs de ses amis ont péri aussi.

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Message  jeanne75 Ven 1 Avr 2011 - 8:13

J'ai aimé ce texte, sa simplicité, son authenticité. Le début du texte, avec les références aux fusils et aux maquisards, est assez inquiétant. je trouve que cela apporte une ambiance lourde, mystérieuse et j'aurais aimé en savoir plus. je ne sais pas s'il faut y voir de la nostalgie. en tous les cas, moi, je n'envie pas l'époque, et le texte en montre sa rudesse (confirmée par le message d'embellie, un peu plus tard).

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Message  Invité Ven 1 Avr 2011 - 9:31


Grand frère François T, c'est tellement humain de vouloir frimer un peu !
jeanne 75, en savoir plus? Je peux simplement t'expliquer que des résistants prenaient le maquis, se cachaient dans les bois pour faire des embuscades et stopper des convois de soldats allemands. Pour se battre il leur fallait des fusils, donc d'autres résistants restés au village collectaient des fusils de chasse et les leur passaient. Tu as raison de ne pas envier cette époque. Les guerres sont horribles.

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Message  Jano Ven 1 Avr 2011 - 17:26

Un texte comme une photographie d'une époque disparue. C'est toute la magie de l'écriture de permettre ainsi des bonds dans le temps. On peut faire revivre son passé, éviter ainsi qu'il ne disparaisse complètement dans les limbes de l'oubli. Un beau témoignage pour les générations suivantes.
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