Le prince Vologdine

"Comme il sortait, une silhouette fendait la foule en sens inverse et s’approcha subrepticement d’un Oriental coiffé d’un turban, la peau brune et la barbiche noire.
- Ils tiennent le Faubourg, Excellence.
[...]
- Qui te parle d’un coup de feu ? sourit cruellement le prince. Mes mains suffiront. Ils ne sont que quarante-cinq ; j’ai mes poings, la partie sera égale."

"Dans un appartement vide, il néantisa le nabab, pour émerger en bourgeois sombre, empruntant l’air sérieux mais discret d’un officier de santé."

Ces choses-là me semblaient explicites. Qu'importe, si le tourbillon suscite des relectures et un questionnement sur les enjeux de la période, j'aurai réussi. Dans le cas contraire, si le lecteur lambda est perdu et puisque le connaisseur pourra bien déterrer quelque incohérence historique malgré le soin que j'y ai voulu mettre, alors ce texte s'adresse effectivement à un public intermédiaire qui n'existe pas. Si vous pensez à quelques ajouts indispensables, j'insèrerai des compléments lors de ma reprise globale. Evitez cependant de mourir de joie les jours qui viennent ; il reste quelques aventures.

La noblesse déclinante se retirait du combat chaque année davantage ; elle avait même cessé la défense, préférant laisser se démener le ministère Guizot, finalement officialisé. Les libéraux voulaient l’ouverture du cens ; Guizot refusait. Les libéraux voulaient faire campagne ; Guizot supprimait les libertés de presse et de réunion. Les libéraux contournaient l’interdiction en donnant de vastes banquets sur tout le territoire ; Guizot les interdisait. Les libéraux venaient tout de même, tuant un soldat sous les murs du Ministère des Affaires Extérieures ; Guizot lançait la répression et faisait dix-sept morts. Les libéraux promenaient les cadavres dans une charrette, exhibant l’amas de charognes aux yeux d’un Paris révulsé ; Guizot demandait à faire tirer sur le peuple. Le roi ordonnait qu’on n’abattît plus un seul de ses sujets ; Guizot démissionnait. Molé s’essayait à la tâche, abandonnait bien vite ; Thiers ne répondait même plus, comprenant que la partie était jouée. Le roi abdiqua en faveur de son petit-fils de neuf ans, le comte de Paris, que la duchesse d’Orléans mena courageusement jusqu’à l’Hôtel de ville ; il était tombé aux mains des insurgés quelques heures plus tôt. Alphonse de Lamartine, sur le balcon du bâtiment, à la tête du gouvernement provisoire, signait la mort du romantisme en le confiant au peuple :
- Ensemble, nous allons écrire la plus belle des poésies !
Quelques semaines de cette illusion lyrique, et Lamartine refusait de proclamer la République hors du suffrage universel. Paris grondait de socialisme libertaire ; le reste du pays, la paysannerie crédule qu’on interrogeait, répondait aux urnes par une majorité républicaine modérée, affublée d’un fort parti monarchiste. Paris investissait la Chambre ; on arrêta Raspail, Blanqui, Barbès. Paris investissait la ville ; Cavaignac obtint les plus pouvoirs et, quartier par quartier, barricade après barricade, ensanglanta la capitale de quatre mille cadavres. A Londres, chez la princesse de Lieven, Louis-Philippe eut ce mot dédaigneux :
- L’heureuse République, qui peut faire couler le sang des ouvriers…
Alors qu’on déblayait les rues des monceaux prolétaires, Paris comprit que pour les siècles à venir, elle ne dicterait plus la marche de l’Histoire. De ses morts, on avait rempli le ciel et la terre ; ceux qui restaient, on les déporta vers l’Algérie.



Un cigare chut à terre, sur le pont Lomonossov, où une bottine l’écrasa consciencieusement. Puis, paisiblement, à pas lents, sans fureur, deux hommes remontèrent la perspective Nevski. Ils s’arrêtèrent quelque part entre le palais Stroganov et Notre-Dame-de-Kazan. Le vicomte consulta sa montre sans un mot ; son comparse scrutait silencieusement la profondeur de la perspective Nevski.
- Le voilà, dit-il simplement.
Ils se portèrent à la rencontre de l’arrivant, qui ne ralentit pas. Ils se reconnurent en s’abordant. Le prince avait un peu vieilli.
- C’était donc vous ?
- Moi ?
- Oui, vous.
Le vicomte sourit.
- Je ne vous ai pas quitté d’un pas, en effet. J’ai suivi chacun de vos mouvements le plus fidèlement du monde ; je ne me doutais d’ailleurs pas un seul instant que vous m’emmèneriez jusque dans ces bas quartiers où les seigneurs de votre rang n’ont rien à faire, ironisa Charles d’Andrésy. Mais j’ai dû accompagner le jeune Tocqueville dans son voyage, et vous avez eu les coudées franches quelques mois ; savez-vous qu’il nous bâtit à présent une démocratie sur le modèle américain ?
Le prince s’en moquait.
- Qui donne les ordres ?
- Qui ? s’étrangla le troisième homme. Mais personne, monsieur ! Paris n’existe plus !
- Je suis d’ailleurs au regret de vous dire que monsieur de Visoncourt est décédé ; quant à madame, elle est à Londres avec le roi, mais ni l’un ni l’autre ne survivra longtemps.
- C’est que le monde n’est plus fait pour les gens de notre espèce, sentencia l’autre en cherchant un nouveau cigare.
Il l’alluma.
- Monsieur, j’ai là deux pistolets, et vous en avez deux aussi, n’est-ce pas ? Non ? Cela ne fait rien, le vicomte a les siens. Lesquels voulez-vous ?
Le prince jeta un rapide coup d’œil circulaire.
- Benckendorff a fait bloquer la perspective. Nous ne serons pas dérangés. Par contre, si vous vouliez nous quitter, ces messieurs de la Chancellerie s’y opposeraient. C’est de bonne guerre, n’est-ce pas ? De sorte que si vous m’abattez ainsi que le vicomte, vous serez encore aux prises avec ces gens-là.
Le prince accepta les pistolets d’Andrésy et les vérifia.
- Pas de neige ! Pas de vent ! Pas de hasard ! Cette fois, mon prince, visez la tête ; moi, je n’hésiterai pas.
Le vicomte tenait un louis d’or.
- Face, n’est-ce pas ? demanda-t-il à Vologdine.
Un hochement de tête lui répondit. La pièce scintilla dans les airs ; elle se reçut au creux du gant, le lanceur la plaqua sur le dos de la main gauche.
- Le jeu du sort s’arrête là ; lorsque vous aurez tiré, prince, vous n’aurez plus que quelques instants à vivre. Visez soigneusement.
Pour s’éloigner du Russe, il compta ostensiblement dix pas. Ils s’immobilisèrent. Le silence flotta sur la perspective. Finalement :
- Prince Vologdine, armez votre pistolet.
Le déclic résonna. Le bras se tendit, dans le prolongement de l’œil.
- Monsieur de Saurie, êtes-vous prêt à recevoir le feu du prince Vologdine ?
- J’y suis prêt, répondit-il en présentant le profil le plus effilé possible.
- Prince Vologdine, faites feu.
Les lèvres du prince remuèrent. Il priait en slavon. Puis il pivota, fulgurant, et pressa la détente. Quelqu’un cria ; quelqu’un d’autre répondit. Les genoux du vicomte d’Andrésy heurtèrent le pavé de la perspective Nevski. De toutes parts accouraient les hommes en noir de la Troisième Section.
- Feu ! hurla-t-on en russe.
Une première balle l’atteignit ; monsieur de Saurie avait été prompt. Puis la mitraille se déchaîna. Il fit encore quelques pas, en direction de la Neva ; mais les tirs le fauchèrent. Les hommes de Benckendorff maintinrent le feu bien après qu’il fût effondré. Il entendit encore quelques détonations ; et tout s’éteignit. Sanguinolent, dépecé, transpercé de toutes parts, méconnaissable, abominablement défiguré, rougissant l’axe mythique de Pétersbourg l’impériale, l’imposteur exhala péniblement le dernier soupir romantique.

Une phrase de fin formidable ! Beaucoup de classe pour tout l'ensemble, comme vous nous avez habitués.
Merci de m'avoir fait faire connaissance avec le verbe "sentencier", dont j'ignorais l'existence.

Deux remarques :
"Cavaignac obtint les pleins pouvoirs"
"maintinrent le feu bien après qu’il fut (ou "se fut", peut-être ? En tout cas, "après que" n'est pas suivi du subjonctif) effondré"

Bien d'accord avec socque, est-ce la fin? Pas d'épilogue? Quoi qu'il en soit, bravo.

L'épilogue est contenu dans ces deux derniers passages où meurent les deux dernières entités romantiques. Merci d'avoir suivi jusqu'au bout et d'avoir pris le temps de juger et de relever les fautes.

J'attendais que cela se termine.
Je m'en vais lire tes pavés ; je ne doute pas de me joindre bientôt à ce tonnerre d'applaudissements ! J'ai déjà lu certains passages, et le style me semble, effectivement, ample et affirmé, comme l'histoire, détaillée, érudite.
Je suis impressionné par avance de ta capacité à construire un récit long, qui se tienne, et soutenant la même qualité du début à la fin ; les multiples connaissances historiques que tu sembles allonger ici paraissent assez faramineuses, tout comme tes qualité stylistiques mais également de scénariste, assez grandioses - surtout comparativement à ton âge, cela va de soit.

Je ne doute pas que les multiples éloges de correcteurs et gens de lettres aguerris déjà reçues auparavant feront que celles d'un jeune de quinze ans passeront au-dessus de ta tête, mais qu'importe !
Je tiens absolument à lire ce récit.

cela va de soi*, désolé.

En effet, décoré par Chako du titre de chef de bande, je m'efforce de mériter une appellation aussi honorifique, qu'aucun haut fait, à ma connaissance, n'a encore justifié.
Mes biens chers frères, mes bien chères sœurs, constituerez vous un chœur exalté des voix de sirènes, pour les presque vierges, ou réputées telles, et des basses nobles des pères du même acabit?
En effet, il me semble que nous avons présentement une assez belle occasion de faire œuvre de mécénat, d'une manière somme toute raisonnable, ce qui ne gâte rien.
Vous m'objecterez, pour ceux qui désobstruent leurs canaux déférents en pissant du vinaigre, que ce n'est somme toute que vil favoritisme.
J'y répondrais que c'est distinction, et encouragement.
Je m'explique, avant que lassés, vous ne me cliquiez au diable:
Le prince Vologdine me semble un travail d'autant plus remarquable qu'il émane d'une cervelle presque neuve, et cependant remarquablement meublée.
J'aimerais personnellement que ce document existât sur papier, sous forme de livre.
En auto-édition, compte-tenu du format et sur la base de 200 exemplaires, le coût, à la louche, serait autour de 8 eur.
Je suis prêt à m'engager à acquérir 20 exemplaires du bébé: en vertu de l'adage du cordonnier, j'ai chez moi de nombreux meubles nécessitant d'être calés. Laugh now.
Je serais donc bien aise d'avoir des retours de votre part, l'auteur plus encore évidemment. Il va de soi que la chose ne peut se faire que sur un plébiscite, interne certes, mais déterminé: voudrais-je jouer les mécènes que ma banquière, implacable, voire fustigeante, me rappelerait à de plus prosaïques réalités.
A vous lire, donc. Je poste sur ce fil et sur Conversations, pour étendre, s'il se peut, le lectorat.
Il va de soi que si l'expérience donne satisfaction, rien n'empêchera de la reconduire, au gré des coups de cœur de chacun: nous sommes en plein pragmatisme.

Lecture continue, achevée au prix de quelques petites pauses-yeux nécessaires quand on lit un texte long sur un écran.
Tout d'abord, un grand BRAVO ! Un beau travail d'écriture que vous nous livrez là.
Je ne commenterai pas en détails, mais seulement en général d'après ce que je viens de lire. Plusieurs raisons à cela parmi lesquelles le manque de temps, une quasi ignorance de l'Histoire à laquelle se réfère votre texte, un manque de perspective quant à l'histoire littéraire liée à votre texte. J'ai l'impression, parfois, de faire disparaître cette partie du XIXème siècle de ma petite bibliothèque. Toutefois, d'après mes maigres connaissances avouées, le ton y est et de bien belle façon.
Sur le plan de l'histoire, cela se tient admirablement. Je me suis un peu perdue dans cette galerie de personnages, mais vous faites au mieux afin de ne pas égarer votre lecteur. Le côté politique ( qui a tendance, généralement, à me faire fuir un texte quel qu'il soit ) est très bien rendu. Là encore, bravo ! Mon petit bémol, concernant ces personnages ( et là, on est dans un registre purement personnel ) réside dans mon absence totale d'empathie pour eux : j'aime aimer ou détester des personnages, aussi j'espère que vous ne m'en voudrez pas trop. ^)^
En résumé : un beau travail d'écriture, une histoire bien menée avec tout ce qu'il faut. Félicitations à vous et bonne continuation dans vos projets d'écriture !