EXO RENTREE LITTERAIRE - 2 - Des diamants pour un singe

L'homme, plus tout jeune, tremblait en serrant entre les doigts une photographie chiffonnée. Quiconque se serait trouvé à ses côtés en cet instant précis aurait remarqué les larmes naissantes au coin de ses yeux.
Poussant un profond soupir, il s'assit, ne lâchant pas le portrait de papier, puis s'affaissa dans le fauteuil en fermant les yeux. Sa main libre se glissa lentement sous la table de bureau, les soupirs se firent plus forts. La photographie glissa sur la table, l'homme murmura des mots d'amour destinés à une absente.
Quelques minutes plus tard, après un ultime sursaut, il s'écroula, la tête entre les mains et se mit à sangloter bruyamment.

Champollion observait les gesticulations de son maître d'un regard morne. Enfin maître, façon de parler... le mot était inadapté, car le maître, c'était lui. Champollion premier du nom, chimpanzé de son état, digne représentant de la tribu des Panines.

Il y a quelques années, Champollion vivait dans la savane, à l'abri de tout souci. Quelques femelles veillaient à son bien-être, il n'en demandait pas davantage. Jusqu'au moment où un cortège ressemblant au Nord un jour de Carnaval croisa son chemin ou plutôt son regard. Un dictateur à la couronne rutilante planta ses pupilles dans les siennes, fit un geste à ses hommes qui embarquèrent aussitôt le singe. Direction un palais de cinéma, avec une foultitude de chambres, de femmes, de tigres et de serviteurs chargés de répondre au moindre désir de Moulanga III – Empereur de la République Démocratique et Humaniste d'Afrique Libre.
Le despote avait eu un coup de foudre pour l'animal et était persuadé que l'âme du singe était en réalité celle de ses ancêtres, suivant une tradition bien ancrée dans son pays. Les monarques et autres dirigeants se réincarnaient en animal à leur décès et transféraient à la bête la somme de leurs pouvoirs multipliée par cent. Autant dire que rencontrer son double était chose rare et la légende voulait que lorsque ça arrivait, apprivoiser l'animal revenait à prendre à son tour possession de ses facultés extraordinaires. Gain de puissance que Moulanga III convoitait depuis longtemps, sans pour autant y arriver, malgré l'absorption de multiples breuvages et autres potions destinés à rendre à sa sexualité toute la verdeur qui aurait dû être la sienne. Honorer quinze femmes n'était pas de tout repos et la nature déficiente de sa molle tige n'arrangeait guère les choses. Aussi, la découverte de ce chimpanzé exceptionnel fut-elle perçue comme un signe du destin. Moulanga III surnomma l'animal Fils de Moulanga et organisa dans son pays des festivités qui durèrent sept jours et sept nuits. Massacres et orgies eurent lieu chaque jour, Moulanga aima chacune de ses femmes et ordonna à ses chasseurs de ramener les plus belles reproductrices singes pour Fils de Moulanga.

Le chimpanzé n'avait cure de tout ce cirque, il préférait observer les relations entre Moulanga III et ses sujets. Quelque chose le fascinait dans l'exercice du pouvoir et rien ne l'excitait davantage que de lire la peur dans les yeux d'une vierge qui allait être sacrifiée ou d'un voleur dont l'heure de mourir par l'épée était arrivée.
Moulanga III se rendit rapidement compte des obsessions de son fils adoptif et décida, en remerciement des bienfaits qu'il lui apportait, d'organiser quotidiennement des séances de viol, de torture ou de meurtre. Femmes et enfants ne furent pas épargnés, au contraire. La vision du bourreau égorgeant une gamine faisait monter l'adrénaline dans le corps de Fils de Moulanga qui, progressivement, entreprit de participer à sa façon aux tueries. Plantant les dents dans le cou d'un enfant ou enfonçant son bras entier dans le sexe d'une vierge, il devint au fil du temps un tueur chevronné, réputé pour la sauvagerie de ses attaques ou la cruauté avec laquelle il laissait agoniser ses victimes.
Fier de cet état de fait, Moulanga III encouragea cette vocation, jusqu'au jour où Fils de Moulanga dépeça la favorite de l'empereur, avant de s'attaquer à son meilleur tigre.
Craignant de plus en plus pour sa propre vie, Moulanga III décida de se débarrasser de l'animal mais il redoutait sa vengeance plus que tout et ne voulait pas le froisser en le chassant du palais.

La délivrance se produisit lorsqu'un chef d'Etat occidental vint en visite officielle quelques semaines plus tard dans ce beau pays qu'était la République Démocratique et Humaniste d'Afrique Libre. Afin de s'attirer les sympathies de cet homme à l'accent chuintant, Moulanga III signa de nombreux contrats d'achat de matériel militaire en échange de concessions pétrolières sur son territoire. Histoire de sceller l'amitié entre les deux pays, Moulanga III offrit au président visiteur une somptueuse couronne en diamants, ainsi qu'une montre sertie de pierres précieuses. Le tout ayant une valeur inestimable, le président, V. de son nom, hésita mais finit par accepter devant l'insistance de son hôte, qui joignit à l'ensemble le don d'un chimpanzé, superbe animal au demeurant, formé d'après les dires de l'empereur pour servir de garde du corps.
Le chef d'Etat trouva l'idée amusante et jugeant l'animal inoffensif, il accepta les présents avec le sourire. La soirée d'adieu se termina en libations diverses et récitations de poésie tribale.
Le lendemain, le président, son équipe, ses diamants et son singe prirent l'avion du retour. L'animal fut baptisé Champollion par V. qui l'installa dans une dépendance de sa résidence d'Etat.
Si tout se passa bien au début, l'accalmie fut toutefois de courte durée...

En contemplant le vieil homme abandonné dans son fauteuil, plaisir et regard éteints, Champollion pensa à la situation à venir. Il l'appréhendait tout en l'espérant, car il commençait à s'ennuyer.
Depuis son arrivée dans ces lieux, les occasions de s'amuser avaient été peu nombreuses et cet homme qui lui servait de maître lui donnait beaucoup de soucis.
Eternel amoureux de jeunes et jolies femmes au regard de braise, il n'hésitait pas à mettre le pouvoir en péril, ne serait-ce que pour passer quelques heures avec elles, sans tenir compte des incidents diplomatiques que de telles situations pouvaient engendrer.
Champollion songea à une des dernières conquêtes de l'homme, Silvana, brune ténébreuse descendante d'une longue lignée de la noblesse italienne. Avide de ses chairs, le président ne reculait devant aucun sacrifice, lui offrant les cadeaux destinés à l'origine au profit de la République et non à ses plaisirs personnels. Champollion prit la mouche le jour où V. tendit à l'Italienne un écrin de velours contenant la parure de Moulanga III. Ses racines ancestrales prirent le dessus, son sang ne fit qu'un tour; c'est comme si son pays venait d'être attaqué.
Toutefois, plutôt que s'opposer immédiatement et brutalement à cette donation, Champollion, qui avait eu tout le loisir d'étudier les mœurs européennes, décida d'attendre son heure. La perspective de renouer avec la cruauté le tint en éveil pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que survint le moment propice.
V. avait entraîné singe et la belle Italienne pour une promenade en mer à bord de son luxueux yacht, cadeau d'un riche sultan. Ils étaient seuls, personne n'avait pu les accompagner. Âge et chaleur aidant, le président s'endormit dans la cabine après le déjeuner, laissant sa dulcinée taquiner le soleil depuis la terrasse du bateau. Champollion surgit par surprise et glissa son poing dans la bouche de Silvana pour étouffer ses cris. Utilisant une de ses prises fétiches, il appuya fortement sur le cou de Silvana, comprimant sa respiration, jusqu'à ce qu'elle perde connaissance. Il la jeta ensuite par-dessus bord et rentra s'allonger près de son maître. Lorsque celui-ci se réveilla, il chercha sa douce sur le bateau avant de découvrir son corps, accroché au bateau à cause des cheveux coincés dans l'hélice.
Pour éviter tout scandale, le président récupéra la parure de Moulanga III dans la sacoche de Silvana; Champollion en fut soulagé, malgré la tristesse visible sur le visage de son ami.
Discrètement dépêchée sur les lieux, la police conclut à un accident et aucun journal ne parla jamais de l'affaire.

La déprime née de ce drame fut de courte durée chez le président; rapidement, son cœur fut secoué par d'autres toquades et Natascha remplaça Silvana, puis Inès, puis...
Champollion n'avait que mépris pour ces humains qui se laissaient diriger par leurs instincts. Il avait beau être un animal, l'appel de la chair ne dictait pas sa conduite.
La vision de V., faible chose en proie au désir, le dégoûtait au plus haut point. Il connaissait la suite des aventures, les parades de paon, la séduction baveuse et les roucoulements déplumés.
Toutefois, ce n'était pas tant ce cérémonial si souvent vu qui le dérangeait cette fois mais plutôt l'identité de la nouvelle conquête. Une princesse, une vraie, au sourire angélique et à la conscience démoniaque. Champollion avait vu clair dans son jeu dès les premières heures de sa présence, il savait qu'elle ne se contenterait pas d'un simple froissement de draps. Il commençait même à craindre pour sa place... il lui fallait agir avant qu'il ne soit trop tard mais l'affaire s'annonçait plus compliquée que prévu.

Pendant que le chimpanzé réfléchissait au stratagème à mettre en œuvre, V. sortit de sa torpeur et se leva, se regarda dans le miroir du bureau, grimaça puis sortit de la pièce. Il était temps de se mettre en route. Sans attendre, il ouvrit le petit coffre-fort de sa chambre, y prit quelques papiers qu'il glissa dans une serviette. L'air satisfait, presque goguenard, il enfila son plus beau costume et se dirigea vers la porte d'entrée. Non sans avoir au préalable signifié à Champollion que celui-ci n'était pas le bienvenu ce soir.

Pendant ce temps, Mario Guttierrez planquait toujours dans sa voiture. Il en avait marre, avait froid et faim, venait de raccrocher pour la troisème fois au nez de Fabienne qui lui réclamait de l'argent pour l'appareil dentaire de leur fils dont il ne s'occupait jamais, parce qu'il n'était qu'un mauvais père lui avait-elle dit. Il n'avait pas supporté, tout comme il avait de moins en moins de patience avec ce boulot foireux de surveillance. Il ne savait pas ce qu'il faisait là, ça n'avait pas l'air intéressant du tout.
Au moment où il leva les yeux pour la énième fois vers le troisième étage, Guttierrez aperçut un singe, un chimpanzé lui sembla-t-il, qui tenait un papier dans la main. Vision étrange, le journaliste se frotta les yeux, la scène était toujours là. Ce qui le frappa avant tout fut l'animosité qu'il lut dans le regard de l'animal, une véritable haine. Mais quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'il identifia ce qui se trouvait sur le papier. Une photographie. De femme. Et pas n'importe quelle femme.
Que fabriquait donc ce singe avec sa photo ?!
Alors qu'il s'apprêtait à téléphoner à son rédacteur en chef pour lui faire part de la nouvelle, Guttierrez aperçut le président qui quittait l'immeuble, à foulées rapides. Zut ! Que fallait-il faire? Rester là à observer ce mystérieux singe à l'étage ou suivre V. ? La perspective d'une sacrée remontrance par son patron ne le fit pas hésiter longtemps et c'est tous feux éteints qu'il démarra, avant de s'engager lentement à la poursuite de l'homme d'Etat.
Il ne vit pas Champollion à la fenêtre, déchirant en petits morceaux la photographie qu'il tenait en mains quelques instants plus tôt.