EXO RENTREE LITTERAIRE - 5 - Des diamants pour un singe

La poisse ! Au moment où cette filature prenait un tour intéressant, on lui demandait un papier sur la disparition d’anémones de mer destinées à Océanopolis… Mario aurait préféré aller rendre visite au singe interné à l’hôpital psychiatrique plutôt que de se taper un article sur le vol de cnidaires anthozoaires, dont il se demandait qui cela allait intéresser – à part quelques passionnés de l’IFREMER, non, il ne voyait vraiment pas…
Son arrivée à la gare de Brest se fit sous la pluie, comme il se doit. Dans le train du retour, il avait eu le temps de tourner et retourner l’histoire dans tous les sens : le singe qui avait fait un carnage à la réception et agressé D. se révélait être celui de V. Quant à D., elle se trouvait à ce moment-là en compagnie du président… Tout tournait autour de V, c'était évident. Il allait devoir creuser cette piste...


V. était en mauvaise posture. Il se remettait à peine de cette somptueuse réception qui s’était terminée dans un bain de sang, quand les gars des RG avaient demandé à le rencontrer « pour affaire urgente le concernant. » Il n’aimait pas les RG. À force de surveiller leurs compatriotes, ils se prenaient pour des super héros au-dessus du commun des mortels, et ça l’énervait. « Sed quis custodiet ipsos custodes ?* », murmura-t-il, citant ce brave Juvénal.

Il les reçut dans le bureau présidentiel. Rien de tel pour impressionner un subalterne qu'un bon vieux symbole de pouvoir. Raymond, le chef, était flanqué de ses deux acolytes. V. ne leur proposa pas de siège.

- Alors, mon cher Raymond, qu’y a-t-il de chi important qui vous fache vous déplacher dans mes appartements ?
- La poisse, monsieur le président, la poisse ! Figurez-vous que votre singe a déclenché une polémique dans laquelle vous pourriez bien perdre des plumes, si vous me passez l’expression…
- Champollion ? Mais enfin, che n’est qu’un chinge !
- Le problème, si vous me permettez, c’est que Champollion est votre singe, dit-il en appuyant les syllabes sur « votre », et qu’il a tout de même agressé une dizaine de personnes, dont Lady D ! Du coup, les tabloïds vous accusent, monsieur le président, d’avoir sciemment déclenché ce carnage...
- Voyons mais ch’est inchenché ! Che chinge m’a été offert par Moulanga III il y a des années de chela, et il n’a jamais fait de mal à une mouche…
- Eh bien, il pourrait être à l'origine d'un incident diplomatique entre la France et la Grande Bretagne, monsieur le président... Lady D demande réparation...
V. se mit à bafouiller. Il était devenu écarlate :
- Ladddy dddD ? Réparachion ?
Sa voix trahissait son émoi. Deux secondes plus tard cependant, son visage s'illumina – il avait eu une idée lumineuse :
- Mais voyons, nous réparerons volontiers che qui doit être réparé, Raymond ! Je vais arranger chela dans l’heure ! Et chechez de me déranger pour des broutilles !
- Bien, monsieur le président, comme vous voudrez, monsieur le président.


Quelle poisse ! D. repensa à ce satané singe qui avait bien failli l’avoir. Si cet hurluberlu de V. ne s'était pas interposé, Champollion l'aurait certainement prise, là, sur la table, comme au bon vieux temps de la RDHAL où ils fricotaient dans la savane. Elle frémissait encore en y pensant... Si seulement ce singe était plus fiable, son plan aurait plus de chances d'aboutir... Mais quand Champollion était frustré et n’avait pas sa dose de sexe, il devenait totalement out of control… Quand elle avait payé Moulanga III pour qu’il offre Champollion à V., elle espérait pouvoir manipuler le primate plus aisément, mais celui-ci s’était avéré assez difficile à contrôler, finalement. Elle savait bien que Champollion viendrait la voir, elle, à cette réception, oui, c'était couru d'avance, puisqu’elle le rendait fou ! Et quelle belle soirée ç’avait été ! Entre les massages de V. et les massacres du singe, il y avait de quoi être contentée ! Contre toute attente, elle arrivait à ses fins : Champollion avait déclenché un scandale en faisant soupçonner son maître de l'avoir dressé pour tuer, et V. se trouvait à sa botte princière (il l'était déjà auparavant, il est vrai, mais peut-être pas au point de lui faire ses quatre volontés, surtout pas sur un plan diplomatique...) Maintenant, elle pouvait lui demander tout ce qu'elle désirait. Et, si V. refusait d’accéder à ses désirs, elle allait rendre le singe fou - c'était d'une simplicité enfantine - à tel point qu'une fois sorti de l'hôpital, quand les médecins auraient terminé d’étudier son comportement « anormal pour un singe », ce n'était plus un incident diplomatique qu'il déclencherait, mais carrément une guerre mondiale. Ce singe, tout bestial qu’il était, elle pouvait encore en faire un instrument au service de Sa Majesté !


Quand Mario débarqua dans son appartement brestois, la première chose qu'il fit fut d'écouter les messages laissés sur son répondeur : Fabienne pleurnichait qu'il n'avait pas encore versé la pension et qu’elle n’avait pas pu payer la cantine, la propriétaire réclamait le loyer, et son pote Xal lui demandait des nouvelles… (en réalité, il s’appelait Xalbador, mais Mario préférait le diminutif, le prénom entier lui faisait penser à Albator, le héros de leur enfance, alors que Xal, son pote, n’avait pas grand-chose d’un héros… S'il avait voulu le comparer à un personnage imaginaire, ç'aurait été plutôt un bandit de grand chemin...) « Rappelle-moi, Gutti ! » disait Xal au bout du fil.

Mario se prépara un café et sortit la vieille guimbarde du garage, direction Océanopolis – Océanopopo, comme disait son fils. Sonder l’ambiance. Rencontrer un responsable. L’interviewer. Pondre un papier : « les anémones étaient en fait des gorgones : elles se sont envolées » – trop long pour un titre, se dit Gutti… « Les anémones are gone… » Ah, ouaich ! Ça, c’est top !

- Vous désirez, monsieur ?
- Le Télégramme. Je viens pour l'article sur les anémones.
- Ah, le vol… Oui, par ici, s’il vous plaît !

L'employée le conduisit jusqu'au bureau du responsable de la communication. « C’est le journaliste du Télégramme, Fanch ! »
Fanch fit un exposé bref mais complet à Mario sur les conditions dans lesquelles les fameuses anémones avaient disparu : les polypes, qui venaient d’Amérique du Sud, avaient pris l’avion pour la France cinq jours auparavant. Ils voyageaient dans des aquariums spéciaux et devaient être réceptionnés par un membre du centre océanographique à l’aéroport de Guipavas, mais voilà : à l’arrivée, les aquariums étaient vides.

- Vous voulez dire que la cargaison est bien arrivée, mais sans le contenu attendu ?
- C’est ça, oui…
- Et vous avez une idée de ce qui a pu se passer ?
- Non, aucune… La police enquête sur le contenu des aquariums, mais, pour l’instant, on ne sait rien…
- Il y aurait eu autre chose que des anémones dans les aquariums ?
- C’est ce qu’ils pensent, oui, mais on n’est pas tenu au courant, vous savez… À vrai dire, je sais pas trop ce qu’ils cherchent… Des anémones, c'est beau, mais pas au point de vouloir en avoir une chez soi, enfin, je crois pas... Alors il y avait probablement autre chose, oui...
- Mais comment quelqu’un aurait-il pu dissimuler quelque chose dans des aquariums sans que personne s’en rende compte ? C’est transparent, quand même !
- Vous savez, les anémones ont un orifice central qui peut tout à fait servir de cachette pour des objets de petite taille...
- Vous pensez à quoi ? À de la drogue ?
- C’est à la police de se prononcer là-dessus, mais non, je crois pas qu’un dealer se risquerait à introduire de la drogue dans un organisme vivant qui pourrait très bien la digérer... Car alors, adieu le pactole !

Mario eut du mal à se retenir de rire… Il imaginait les bestioles en plein trip, tentant de voler littéralement dans leur aquarium, déployant leurs tentacules comme des ailes... "Ouah, je voooole !" dit l'anémone... Simone ! Voilà, il avait trouvé son titre : « Simone l’anémone vole et s’envole ! »

Il rentra chez lui et écrivit un article relatant le voyage des anémones de mer qui s'était achevé on ne savait où. Il précisa qu'on soupçonnait les anémones d'avoir servi de cache pour une autre cargaison, sans que rien n'indique la nature de cette cargaison. La police était sur le coup. Basta.

Il appela Xal à Saint Jean. Journaliste à l’Euskal Herriko Kazeta** , il avait été autrefois proche de l’ETA, mais avait décidé de prendre ses distances le jour où une gamine que sa fille connaissait s'était fait tuer dans l'explosion d'une bombe qui devait endommager une liaison ferroviaire. La gamine jouait à proximité des voies. Xal s’était dit que ça aurait pu être sa fille. Il avait raccroché. Toujours est-il qu’il connaissait beaucoup de monde et en savait long sur pas mal d’affaires louches.

- Kaixo*** , Gutti ! Alors, qu’est-ce que tu deviens ? raconte !
- Ah, ah ! Attention, je suis sur un coup d’enfer !
- Quoi ?! Dis vite !
- C’est du lourd ! Tu vas pas me croire : le sieur V., là, tu sais ce qu'il lui arrive ?!
- Avec son singe qui a foutu la zone à la réception du gratin mondain ?
- Euh, oui, comment tu sais ça ?
- Ben, y suffit de lire la presse !
- Ah, mince, moi qui croyais que l'Élysée allait étouffer l'affaire... Faut dire que j’ai pas eu le temps d’éplucher les journaux, aujourd'hui, mon rédac' chef m'a envoyé sur un truc pénible, tu peux pas imaginer !
- Comment ça ? Je croyais que tu étais sur l'histoire du singe ?
- Ben, oui, mais cet empaffé de chef de mes deux a préféré me mettre au vert durant quelques jours, « ça devient trop dangereux », qu'il a dit... Alors me voilà de retour à la case départ...
- Bon, alors, dis-moi, Gutti : sur quoi tu travailles en ce moment ? Non, attends, j'essaie de deviner… Un reportage sur la reproduction des poulpes en mer d'Iroise ?
- Presque ! Un papelard sur la disparition d’anémones de mer entre l’Amérique du Sud et Guipavas… !
- Sérieux ?! C’est bizarre, ça me rappelle quelque chose... Attends, laisse-moi réfléchir deux secondes...
- À quoi ? À la reproduction des poulpes en mer d'Iroise ?!
- Mais non ducon, à ton histoire d’anémones, là ! Ça y est, j’y suis ! C’est signé !
- Quoi ? Qu’est-ce qui est signé ?
- Les anémones ! Enfin, leur disparition… Je me rappelle plus les détails, mais je sais que c’est déjà arrivé, des anémones qui disparaissent… Si tu veux, je fouille un peu dans mon disque dur et je t’envoie ça par mail...
- Je veux bien, mais bon, ça me passionne pas, ce truc, tu sais…
- Ça devrait, pourtant ! Je me souviens qu’il y avait un lien avec Moulanga III, celui qui a refilé la bestiole poilue à V. … Les anémones servaient pour transporter des diamants.
- Ah d’accord ! Sacré Xal ! Tu commences à m’intéresser, toi ! D’ailleurs, ça me fait penser : j'ai retrouvé un article sur la fête donnée le jour où Moulanga a offert son singe à V., et tu sais pas qui était là-bas ?!
- J’imagine que les invités étaient tous des chefs d’État avec qui il avait des accointances…
- Yep, et puis la lady D., aussi…
- Ah, celle-là, ça m’étonnerait pas qu’elle trempe dans des trucs pas nets, pas nets, aussi…
- Nan, Xal, tu rigoles ? Elle est clean de chez clean, la D. !
- Tu déconnes ?! Elle fraye avec Dadie Alladie, le mafieux égyptien !
- Écoute, tu m’envoies tout ce que tu as par mail, ok ?
- No problemo, Gutti, tu sais bien ce qu’on dit : « Laster emaile, bitan emaile**** », alors moi, je fais jamais les choses à moitié !
- Oki, Xal, à plus alors !
- Tchô, à plus !

Le soir même, Mario avait un mail de Xal dans sa boîte :

Salut Gutti !
Je t’envoie comme promis l’extrait de journal sur les anémones disparues (c’est tiré d’un journal béninois).
N’hésite pas si tu as besoin d’autres infos et tiens-moi au courant !
À plus,
Xal


FRATERNITÉ
Disparition des anémones : le mystère est en partie levé

Les anémones qui devaient être livrées au centre de recherches océanologiques du Bénin et qui avaient disparu entre l’Amérique du Sud et leur pays de destination ont été retrouvées. C’est un des invités de Moulanga III, l’empereur de la République Démocratique Humaniste d’Afrique Libre, qui a mis la main sur les Actiniaria alors qu’il séjournait chez l’empereur lors de la fête donnée en l’honneur du règne sans révolution de Son Altesse Moulanga III. Interrogé sur la présence des polypes, Moulanga III a déclaré n’être au courant de rien. Il a en outre allégué que, ses invités étant nombreux, n’importe qui avait pu déposer les anémones dans la piscine pour le faire accuser du vol.
Le plus troublant est que les experts océanographes béninois chargés d’examiner les anémones pour voir si elles n’avaient pas souffert de leur périple ont retrouvé un minuscule diamant de 0,05 carat dissimulé dans une des cavités creuses, cavités qui auraient donc servi à transporter des diamants. On ne sait cependant pas à qui ceux-ci étaient destinés. Les anémones n’ont donc pas entièrement livré leur secret.

Mario se dit que, décidément, cette histoire n’avait pas fini de le passionner. Il appela son rédac’ chef mais se garda bien de lui parler des révélations de Xal. Il serait bien assez tôt… Il lui fallait d’abord creuser ce mystère pour être en mesure de faire la lumière sur toute l’affaire et être le seul à en récolter les fruits. Il connaissait bien son chef : s’il lui en parlait, l’autre allait mettre un collaborateur plus zélé sur le coup, et surtout quelqu’un qui n’irait pas réclamer son dû le jour où le journal livrerait toute l’affaire et où le rédacteur en chef prétendrait être le seul et l’unique à l’origine de ces révélations.
Mario ne lui relata donc que sa visite à Océanopolis.

« L’affaire est entre les mains de la police, maintenant !
- Bon, cette histoire de singe fait beaucoup de remous, il vaut mieux remettre quelqu’un sur le coup. Vous allez me reprendre cette filature, Guttierez, dès demain matin vous sautez dans le TGV pour Paris ! »
Mario ne se fit pas prier. Il se leva aux aurores pour attraper le premier train en partance pour la capitale.


V. se saisit du téléphone et, tout guilleret, demanda à ce qu’on lui passe le palais de D. à Londres. Il était content : il avait trouvé comment satisfaire la belle et effacer les dégâts que Champollion avait occasionnés.

- Hello, miss D. ?
- Hey, mister V. How are you ?!
- Fine, fine, thank you ! Euh… Je vous appelle à propos de mon chinge, vous chavez, je vais le faire euthanasier…
- Oh, noooo ! No, mister president, je ne veux pas que vous fassiez du mal à un être si… innocent… Surtout pas !
- Oh, je penchais que chela vous agréerait pourtant de chavoir le primate qui vous a agrechée déchédé... Mais, euh, chi chela n'est pas votre désir...
- No, no, mon désir, mister president, je peux vous l’exposer, si vous voulez, à notre prochaine rencontre, disons, le prochain week-end, vous voulez ?
- Tout à fait, tout à fait ! Le week-end prochain, ch'est parfait !


Bon, le tout est d’être ferme, se dit D. après avoir raccroché. Mais je sens que ça ne sera pas trop difficile de convaincre ce vieux vicelard de V. d’accepter le deal : je lui offre mes faveurs, et en échange il fournit des armes à mon Dadie. Si V. refuse, finies les faveurs, et je lâche le singe, tout feu tout flammes, après l’avoir bien allumé mais non point rassasié, dans une de ces cérémonies barbantes où toute la haute se gargarise. Après ça il aura bien du mal à justifier les agissements de son primate, le vieux V. ...