ANONYME : Les anges tombent des rideaux (Yali)

[Anonyme]

Les anges tombent des rideaux




« C’est fini ! » Deux mots qui claquent, deux mot droits dans leur bottes, tout prêt qu’ils sont à chier dans les miennes.
« C’est fini ! » elle dit.
Plus loin, le ciel s’azure, s’étale nuancier, vire dans les tons orangés. Paraît que la tempête approche, que d’ici demain, ça va barder. J’ai l’avance météo comme d’autres sur salaire, c’est pas si grave, j’ai l’habitude, j’ai déjà emballé mes affaires. J’ai le beau fixe à rincer l’âme, et de bottes, jamais ne porte.
Elle se nomme Khalid, et Khalid me surnomme « Incognito ».

Elle m’avait balancé un seau d’eau en pleine gueule tandis que léthargique, je cuvais ma cuite entre les bras coussins d’une banquette moleskine. J’avais ouvert les yeux, n’avait pas reconnu le bouge dans lequel je m’étais écroulé. Ça ne m’avait pas inquiété. De ça aussi j’ai l’habitude. Avec difficulté j’avais articulé un « Je suis là pour personne » ou quelque chose d’approchant. Elle s’était fendu d’un « Ça te regarde Incognito, mais tu bouges de ma banquette, je ferme. »
Au second seau d’eau, je me rendormais d’un sommeil liquide.
Au troisième, je rêvais être Poséidon en personne, j’avais le trident hyperactif et je ne comptais plus les ondines, les sirènes gémissantes… Même Lorelei semblait ne pas s’en remettre.
Au quatrième, Khalid abandonnait la partie dans un haussement d’épaules, jolies les épaules, presque autant que celles de Lorelei. Et moi je pensais : « Bien la première fois que je me fais payer en liquide pour faire l’amour à une déesse ».
Lorsque je suis saoul, j’ai du génie, même si, je suis le seul à en convenir.
« C’est fini ! » elle répète.
Après ça, j’avais bu de l’eau, elle me paraissait étrangement salée.
— C’est pas de l’eau mais du café, elle avait dit
— Ah, j’avais constaté. Constaté aussi que les aiguilles horlogères et bistrotières trottinaient, avançaient vers un futur qui m’échappait au moins autant que m’échappait la prochaine heure, faut dire, préciser que cette heure-là ou une autre, à venir ou pas, je savais pas quoi en faire.
Le café salé, je l’avais bu comme on boit la tasse et, reposant ladite tasse m’était venue sous caboche une tripotée de vers salins, maritimes sexués, comme des envies de beauté :
« Un bateau ça dépend comment
On l'arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années-lumière et j'en laisse
Je suis le fantôme Jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baisers
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre »
— C’est de toi ?
« Ô parfum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j'allais géométrisant
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans les draps d'aube fine
Je voyais un vitrail de plus
Et toi fille verte mon spleen »
— Si c’était de moi, je serais pas là, n’est-ce pas ?
Elle avait souri.
Lorsque Khalid sourit, moi je comprends la mathématique bleue.
« Et je voyais ce qu'on pressent
Quand on pressent l'entrevoyure
Entre les persiennes du sang
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue
Dans cette mer jamais étale
D'où nous remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles* »
— Sinon, faire la vaisselle, tu sais ?
J’avais rétorqué qu’autant qu’il me semblait, j’avais pas de dette dans ce bistrot-ci, pas encore, mais qu’il me restait un peu de blé, si jamais j’avais oublié de payer un verre ou deux…
— Non, j’ai juste envie d’une vaisselle à quatre mains.
Je savais d’expérience que du lit à la cuvette il n’y avait qu’un pas, Khalid m’apprit que l’inverse existait aussi, celle de la vaisselle nous conduisit tout droit sous les draps, et l’on recommença encore et encore.

— Fini, fini, fini, fini.
Curieux cette passion qu’ont les filles pour le tir groupé. Au premier « Fini » j’avais compris, pas la peine d’en faire un paquet, de l’emballer d’un ruban d’orties, de me le resservir encore et encore.
Je me pose pas la question de ce que j’ai pu faire ou ne pas faire pour qu’on en arrive-là, la musique je la connais. Cet air d’usure si souvent consommé : on se découvre, on s’ouvre. On se vit : on se referme pour finalement ne plus se balader sur les quais du canal Saint-Martin, pour finalement, sans y prêter trop attention, se lâcher la main sur les mêmes quais que l’on ne fréquente plus. Puis un matin, on oublie d’embrasser l’autre, simple baiser déposé sur une joue, et le « Bonjour toi » qui va avec, on le passe à la trappe. Et tant qu’on y est, on oublie de faire l’amour. L’amour, c’est comme un quai, moins on l’arpente moins on a envie d’en sentir le pavé sous ses pieds godassés.
Mais je m’égare.
Pour elle j’avais arrêté de boire et, soir après soir, s’appuyaient de l’autre côté du comptoir autant de paumés, autant de verres que je servais pour autant de mal-être, autant de ballons pour respirer un peu, Ç’aurait pu être moi, c’était eux.
J’avais…
C’était eux, je les enviais un peu.
— Fini !
— J’ai compris Khalid.
Curieux cette gêne qu’éprouvent les filles dés lors qu’on discute pas ou plus, qu’on accepte et puis basta. Dans le fond, je crois qu’elles aimeraient que l’on soit battant jusqu’au dernier carat, ou violent, qu’on les baffe, qu’on se casse en claquant la porte comme pour cautionner une situation, accuser récépissé, et s’éteindre dans un petit jour dépourvu d’espoir, juste pour qu’elle raconte plus tard sans remord aucun :
Elle : j’ai jamais aimé comme ça tu sais.
Lui : et Incognito ?
Elle : c’était pas pareil, oublie ça.
Lui : il me semblait bien pourtant que…
Elle : non !
Lui : ah.
Moi, Incognito, accroché tel un ange sur le tissu des rideaux et observant la scène : Je sais plus combien de fois Khalid, j’ai senti ta chair s’échapper de ton âme, ou l’inverse lorsque tu jouissais dans mes bras, et, me semble bien à moi, que ça ressemblait pas à ça.
Elle : ta gueule !
Lui : pardon ?
Elle : rien, j’aime pas les souvenirs.
Lui : j’ai rien dit.
Moi : pardon aussi
— Fini !
Un sac sur l’épaule, deux. Quelques billets enroulés sous élastique et dans la poche, je déserte les lieux fissa.
— Fini !

Fermer la porte là-dessus, s’asseoir à même le trottoir, penser un peu, ne pas voir venir, se rouler une clope, l’allumer, respirer, aspirer les volutes avant qu’elles ne s’échappent, s’en mettre plein les poumons, se dire « vivre à quoi bon », caler un peu là et maintenant, y réfléchir, écraser sa clope sous sa godasse, se lever, charger ses sacs, marcher, prendre conscience de son poids sur le pavé, de celui d’une vie lacérant les épaules : fringues itinérantes, se dire « On naît nu, le reste c’est de l’habillage. » En rire, non pas vraiment mais en sourire, avoir soif, rentrer dans le premier bistrot croisé, un peu plus loin, y résider quelques heures, un peu plus si ça marche :
— Dégage, je ferme.
— Tu t’appelles comment ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?
— J’ai envie d’une vaisselle à quatre mains.
Sourire.
Un.
Puis un autre.
Deux.
Séduire :
— Ça t’arrive souvent ?
— D’avoir les pognes dans la vaisselle ?
— Entre autre.
— Non, généralement je suis un ange, je m’accroche au rideaux des autres.
— C’est un boulot ça ?
— À plein temps, tu peux me croire.
Sentir sa nuque parce que vaisselle-proche-collés, voir une mèche de cheveux se perdre dans le décolleté d’un débardeur, deviner le reste, l’imaginer, embrasser ce petit bout de peau, là : petit coin de lumière derrière l’oreille, s’y perdre en un instant d’arômes et, dés lors savoir que toutes histoires commencent, s’éteint par un « C’est fini »
Et aller au lit.


* La mémoire et la mer : Léo Ferré

[Invité]

Il y a un profiler dans les Véliens. A moins que cela soit un psychopathe...
:-)))

[Kilis]

Beau .

[Kilis]

Beau .

— Kilis, c'est trop court pour un commentaire !
— Ah oui ? Alors, un autre mot ?
— Oui.
— OK, j'ai trouvé: Encore !

[Invité]

Ouais, les tentatives de diversions sont ratées :-) c'est très chouette et quasiment signé.

[Invité]

« On naît nu, le reste c’est de l’habillage. »

ce passage me reste , souriant, dans un coin de la tête.

[Numériplume]

J'aime beaucoup l'ambiance et le ton qui rendent la bouche pâteuse en lisant ce texte.
Trés bon les dialogues, c'est cru, mais sa collent parfaitement au cadre de l'histoire.
Par contre le sujet qui est l'anonymat, reste un peu trop en second plan.

[Charles]

emporté, totalement emporté … alors que dire de plus … ah si, évidemment, que je t'ai reconnu ;-) (Moleskine, caboche, Ferré et bistrot )

[Sahkti]

DE LA PART DE MENTOR:

Ah quel plaisir ce moment de lecture ! Un régal de suivre ces dialogues et lire dans la pensée du narrateur. Je ne parle pas de la contrainte : un tel auteur ne saurait en tenir compte à moins de la détourner, ou même, ici, de l’ignorer avec dédain. ;-)
Bravo Yali.

[Sahkti]

Un peu confus par moments, mais juste un peu. Un peu long aussi, mais juste un peu. Parce que malgré ça, c'est un texte agréable à lire, qui dégage beaucoup de choses, en particulier de l'humanité et de la sensibilité, sous des airs un peu bourrus.
Ce que j'ai aimé, c'est le côté présent, réel, "existant" des personnages. L'auteur leur donne beaucoup de personnalité, de profondeur.

[Kash Prex]

Je suis d'accord sur le petit côté confus, sur certains passages. Mais le texte est très bien mené, et l'état d'esprit de cet Incognito est plus vrai que nature. On sent que l'auteur s'est mis dans la peau du personnage et c'est vraiment réussi. De très belles idées en gardant un ton simple. =)

[Krystelle]

Je connais mal l'oeuvre de Ferré et en lisant les premières lignes du poème, je me suis demandée s'il était de toi. Je me suis dit que ça aurait pu. C'est pas rien comme compliment !
Un bon texte, lu avec un grand plaisir.

[Yali]

Les pensées du narrateurs sont saisissables, quasi palpables. C’est un peu tricher tout de même que de balancer une série des plus beaux vers de Ferré pour influencer les lecteurs. Malgré ça, je dois bien avouer que j’affectionne particulièrement le style, aller mon gars, disons que dans quelques dix millions de signes ce devrait être ça, si toutefois t’es pas mort dans un bistrot.

[ninananere]

Quelques petits passages que j'ai du relire pour être bien sûr de bien suivre.
Sinon, emballée.
Et quelques doutes encore sur l'auteur (sans E).

[Zou]

Comme Krys, j'ai pensé que les paroles de Ferré étaient de l'auteur. Belle osmose.
Evidemment ce texte me parle comme tous ceux qu'on peut lire avec le coeur et pas seulement avec la tête. Juste peut être quelques longueurs.

[Loupbleu]

Très bon texte il y a du style (marqué et reconnaissable, le style !), de l'humour pour ne rien gacher.
Sur le détail : je suis un peu réservé sur le passage de l'ange au rideau, l'impression que ça vient un peu trop abruptement, et dans un sens l'idée me semble inférieure à celle de la vaisselle à quatre mains.
Cei dt, ça reste très bon.

[Lifewithwords]

voila un texte qui déménage ! il dénote des autres vraiment ! C'est superbement bien écrit, ça vit, c'est beau. C'est recherché sans être lourd, on accroche à l'histoire, on sent les personnages, vraiment super !!

C'est vrai que les vers de Léo Ferré influencent peut-être et "trompent" le lecteur, mais on peut noter qu'ils sont remarquablement bien choisis :-))

[Lyra will]

Bon, ma main à couper que c'est Yali ;0)
Ben oui, une fille, un bistrot, Léo, le style, et "sous caboche"

Beaucoup aimé ce texte, de belles trouvailles, style agréable et personnel, c'est imagé, j'aime bien la comparaison des quais et de l'amour
Bref, ça me plait!

[bertrand-môgendre]

Une histoire dans laquelle j'ai bu le bouillon.

[Gobu]

Du beau travail. Un texte fort et dense, au ton désabusé, truffé de trouvailles de style et de bonheurs d'expression, et imbibé de vapeurs d'alcool et de brumes de nicotine, ce qui n'est pas pour me déplaire. On en redemande...

[claire]

Ca démarre sur une phrase-baffe qui me fait faire un mouvement de recul et presque de rejet; au milieu d'expressions, belles, parfois poétiques, le texte avance à coups de poing, de vérités et d'effets séducteurs. Une écriture vive, dans la maîtrise qui aime jouer avec la langue, avec les mots. Les vers de Ferré sont en effet beaux, toujours surprenants. Une écriture d'homme qui renvoie (à) des images de relations homme-femme que je trouve un peu clichés, homme fort, langage viril. J'aime des trucs et j'aime pas plus que cela dans l'ensemble.

[verspomme]

Du vécu?? En tous cas, un super texte riche et fort en tout !! J'ai adoré !!

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