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Projet d'édition 1 - Pia

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Message  Krystelle Sam 21 Mar 2009 - 12:58

Ce qui suit a été rédigé en respectant un cahier des charges (18 pages de contraintes) initialement conçu pour Loupbleu par un ami à lui.
Téléchargement de l'intégralité du fichier en pdf : ICI


Chapitre 1



Les belles filles attirent le soleil
Ma grand-mère



Ma grand-mère disait toujours : les belles filles attirent le soleil. Sans doute parce que l’espèce humaine est ainsi faite qu’elle ne peut admettre l’idée que le destin, et la météo, s’en prennent à la grâce personnifiée. Ce qui est beau l’est forcément in extenso. Et sans ombre possible au tableau.
Ou peut-être que cela signifie simplement que chaque fille a le droit à son rayon de soleil, un peu comme tout le monde mérite son quart d’heure de célébrité ? Peut-être alors qu’il faut voir dans cet apophtegme l’espoir fragile que toutes les jeunes femmes portent en elles une possibilité esthétique ? Peut-être donc que la beauté est à la portée de tout un chacun, de toute une chacune du moins ?
Je me demande si ma grand-mère aurait pu soutenir sa théorie, quelle qu’elle soit, si elle avait eu l’occasion de rencontrer Pia.
Pia, n’était pas à proprement parler une jolie fille, pour le commun des mortels du moins. Entendez-moi bien, elle n’avait pas ce qu’on appelle communément un physique ingrat, loin de là, mais les balafres de la vie et les stigmates des narcotiques s’étaient incrustés dans chacun des pores de sa peau tout comme ils s’étaient immiscés dans les fêlures de son âme. J’aurais pu écrire ici comment elle en est arrivée là, son histoire, ses déboires, ses casseroles. Sauf que je ne connais rien de la vie de Pia. Ou presque rien. Elle n’avait pas trente ans lorsque nous nous sommes rencontrées, chez elle, c’est à dire sur le périph. Ou plutôt : juste à côté. Elle avait planté sa tente pas loin de la porte d’Italie parce que le nom la faisait voyager. Elle rêvait de visiter Rome un jour et était persuadée que si tous les chemins y menaient, le meilleur moyen d’y aller, c’était encore de partir dans la bonne direction. Porte d’Italie, c’était donc l’endroit idéal. Elle avait installé une tente jaune sur un petit terre-plein, entouré de deux arbustes rachitiques; quatre grosses pierres la maintenaient au sol. Je n’aurais jamais imaginé qu’un si petit espace puisse contenir autant de choses, qui, disposées à même le sol formaient un amas insolite de tout et n’importe quoi : boules à neige, chapeaux, pipes à crack, plumes d’oiseaux, cartes postales... Lors de ma première visite, elle m’avait offert un dessous de plat représentant une toile de Goya et un livre sur l’amour paraphile qu’elle avait extrait de son inextricable fourre-tout, comme si elle connaissait exactement l’emplacement de chaque objet. J’ignorais alors ce qu’était la paraphilie mais j’avais été touchée par son geste ; je la connaissais mal, suffisamment néanmoins pour savoir que rares étaient ceux qui avaient la chance d’être invités chez elle.
Pia parlait peu, voire certains jours pas du tout, elle avait toujours l’air de se foutre de tout mais lorsqu’elle rencontrait quelque chose, ou quelqu’un qui éveillait un tant soit peu son intérêt, tout son être se tendait vers l’objet de son attention et plein de petites ridules se formaient autour de ses yeux. Ça faisait comme des soleils au coin de son regard. J’ai su bien plus tard qu’elle était myope, qu’elle voyait la vie façon macroscopie, et que tout ce qui était petit lui échappait complètement.
Paradoxalement, elle s’était fait tatouer, en haut de la nuque, une inscription minuscule presque indéchiffrable à l’œil nu. Juste quelques mots que l’on apercevait, sans toutefois réussir à les lire avec certitude, lorsqu’elle s’enroulait les cheveux autour d’un crayon pour former un chignon improvisé : Mort aux vaches, aux rats ; émoi émoi émoi.
Souvent, je me suis dit qu’elle aurait pu faire partie de ces jolies filles, celles dont parlait ma grand-mère, et qu’il s’en était fallu de peu. C’est vrai que son mode de vie ne se prêtait pas à une hygiène de vie correcte, mais j’ai souvent eu l’impression que Pia s’efforçait surtout de ne ressembler à rien, de se fondre dans le décor jusqu’à presque disparaître complètement. Elle estimait qu’elle n’avait pas besoin de prendre soin d’elle, que ce genre de foutaises, c’était pour les autres.
La crasse et la poussière recouvraient chaque parcelle de son chez-elle pourtant, chaque fois que je rentrais sous la tente, elle insistait pour que j’enlève mes chaussures. Ce n’était pas une question de convenance, juste sa manière à elle de rappeler d’où nous venons, de la terre, et que nous serons tous amenés à y retourner, quoiqu’il arrive.
Pia ne parlait pas beaucoup et lorsqu’elle le faisait, elle s’appliquait à noyer le poisson. Je le lui avais fait remarquer un jour, et elle avait encore répondu par une pirouette :
— Toi, pour tuer un poisson, tu le noies ?
Une des rares fois où elle s’était confiée, elle m’avait parlé de sa rencontre avec un marabout africain lors d’un bref séjour parmi le peuple Ndebele. Nous partagions une infusion à base de chanvre, allongées à plat ventre sur le tapis en mousse qui faisait office de lit, et elle m’avait raconté que le vieux sorcier avait interrogé les astres avant de prédire à Pia une fin violente et prématurée. Depuis, elle imaginait parfois la manière dont elle périrait. Elle espérait que ce soit rapide et qu’aucun de ses membres ne se détache du reste de son corps. Elle voulait mourir en entier. Et un jeudi, si c’était possible. Ça m’avait rappelé ma grand-tante Suzanne : elle avait avalé toute une boîte de barbituriques alors qu’elle était déjà mourante. Elle voulait choisir son heure et faire un dernier pied-de-nez au destin.
Ainsi, Pia s’était faite à l’idée qu’elle ne vivrait pas de vieux jours et tenait bien moins à sa propre vie qu’aux objets, aussi farfelus soient-ils, qui l’entouraient. Lorsque qu’en s’apprêtant à regagner sa tente un midi nous avions aperçu trois intrus qui rôdaient autour de chez elle, elle s’était armée d’une pierre et l'avait jetée sur l’un deux en lançant un cri aigu et perçant. Déstabilisés par l’assaut, les types étaient partis en courant. Ils étaient revenus le lendemain, accompagnés d’agents de sécurité, avaient décliné leur identité et précisé qu’ils travaillaient pour la ville.
L’après-midi même, Pia démontait sa tente et quelques jours après, elle commettait son quatrième meurtre.


Dernière édition par Krystelle le Mer 9 Déc 2009 - 14:12, édité 3 fois

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Message  Krystelle Sam 21 Mar 2009 - 12:59


Chapitre 2


Seul l'amour a de l'importance dans le délire sans queue ni tête de notre existence.
Gilles Archambault



Parmi tous ses crimes, celui-ci était sans doute le plus barbare. Je me souviens avoir lu, bien plus tard dans les rapports de police, des détails à glacer le sang qui m’avaient échappés lorsque j’étais sur les lieux du meurtre. J’avais été troublée par le sang. Partout, du sang. Des litres, répartis par flaques, jusque de l’autre côté du trottoir. La rue entière était rouge plasma.
J’aimais Pia, d’une façon qui allait bien au-delà de ce que j’étais en mesure d’admettre au moment où elle a tué pour la quatrième et dernière fois. Elle voulait que je m’assure qu’il était bien mort, j’y suis allée sans hésiter. Mais une fois sur place, j’ai vidé mes tripes dans le caniveau. J’étais certaine de ne pas pouvoir rester mais, elle me l’avait demandé et je n’avais aucune raison de ne pas faire ça pour elle.
Pendant deux longues heures, j’ai observé la cérémonie post-mortem, j’ai vu la peur dans les yeux du macchabé — un homme d’une quarantaine d’année — j’ai vu sa gorge tranchée d’une oreille à l’autre, j’ai vu la foule s’agglutiner, j’ai vu des uniformes, des dizaines d’uniformes, j’ai vu du sang, du sang, et encore du sang.
J’ai vu aussi les ambulanciers amener le corps et avec lui, le membre mutilé que Pia avait déposé sur le bitume, juste à côté de la tête sectionnée. J’ai su quelque temps après de quelle partie de son anatomie il s’agissait et je me souviens avoir serré fort mes cuisses l’une contre l’autre dans une contraction mécanique et spontanée.
J’ai noté dans un petit carnet tout ce que j’avais vu, entendu, tandis que j’observais les allées et venues des policiers dans le secteur délimité par le ruban bariolé derrière lequel je me trouvais. Il y avait des clés, un bracelet en argent et des tessons de verre par terre. J’ai pensé aux séries télévisées, aux empreintes, à l’ADN et j’ai eu peur pour Pia.
Je lui ai demandé, plus tard, si elle avait fait gaffe aux traces qu’elle avait pu laisser. Elle a juste souri, comme si j’étais incapable de comprendre. Je crois en vérité qu’elle s’en fichait qu’on relève quoique ce soit sur le bracelet ou les tessons, je crois aussi qu’elle était persuadée, et peut-être qu’elle n’avait pas tort, qu’elle et ses empreintes n’existaient pas aux yeux du monde.
Je ne connaissais pas Pia lorsqu’elle avait commis les meurtres précédents et je n’avais jamais posé aucune question à leur sujet. Je savais qu’elle avait ses raisons et qu’il y avait dans tout cela quelque chose qui me dépassait largement, quelque chose que personne ne pourrait jamais comprendre à moins d’être passé par là où Pia était passée.
Elle n’en avait parlé qu’une seule fois, et encore, à demi-mots. Elle m’avait expliqué que ça n’avait rien à voir avec l’instinct de survie, parce que vivre elle s’en fichait plutôt pas mal, mais que c’était une question « d’intégrité ». Pia était obsédée par ça, les choses devaient être entières, intactes, ou n’être plus. Elle n’avait pas 15 ans lorsqu’un type, avait, un jour dans le train, brutalement plongé une main impudique au creux de son intimité. Elle avait alors contenu tout ce qu’elle ressentait à ce moment là, l’avait suivi jusque chez lui, épié pendant des semaines avant de le tuer peu ou prou de la même manière qu’elle avait exécuté les suivants. Elle avait ainsi tenté de retrouver un peu de ce qu’elle était. J’ai toujours pensé que cette raison-là avait été la seule et l’unique qui l’avait poussée à donner la mort à quatre reprises. Le crime et sa préparation étaient toujours les mêmes, tout était minutieusement préparé, calculé en avance afin que tout puisse se dérouler sans encombre, jusqu’au bout. C’était tout ce qui comptait pour Pia. Je l’ai déjà dit, elle se moquait des traces, des indices et du reste. Peu importait ce qui arriverait par la suite, l’essentiel, c’était que le mal soit réparé.
Elle ne s’était pas étendue davantage sur son premier crime mais avait longuement décrit la scène qui en avait découlé. Il faisait à peine jour et l’herbe était encore humide. Le décor semblait nu et elle était restée quelques instants à regarder le corps mutilé de sa victime. Puis elle s’était allongée à ses côtés et avait attendu un moment sans trop savoir quoi au juste. Peut-être que cette petite boule de haine dans le creux de ses entrailles disparaisse enfin. Les yeux en l’air, fixés vers le ciel, elle était restée là, accrochée au sol, à regarder les nuages se rassembler en bouquets et se charger de milliers de particules d’eau. D’un coup, ils s’étaient mis à chialer de tout leur soul et une boue épaisse s’était progressivement formée autour d’eux. Une limace était venue se nicher dans la paume de l’homme qui gisait à ses côtés et cette image lui avait subitement donné la nausée.
J’ai proposé à Pia de venir chez moi, le soir qui a suivi son dernier meurtre. Je ne voulais pas qu’elle reste seule, je voulais encore moins que la police ne la retrouve pour l’emmener. On a regardé un soap stupide avec Janet Wood puis on s’est endormies ; mains serrées, sans rêves, sans rien.
Elle s’est finalement installée dans mon appartement et on a passé plusieurs jours à ne rien faire, si ce n’est fumer les restes d’un sachet d’herbe.
Au début, je n’ai pas voulu voir que quelque chose commençait à clocher chez Pia. Elle s’enfermait de plus en plus dans son mutisme. Je croyais qu’elle accusait le coup, qu’il lui fallait simplement du temps. Alors, je restais auprès d’elle, j’écoutais ses silences, je me promenais dans ses non-dits et j’attendais, patiente, que la vie reprenne son cours. Elle s’est remise à parler quelques semaines plus tard, mais la nuit seulement et tenait des propos incohérents. Elle évoquait la lutte des classes, la fin des temps et la recette du baba au rhum, successivement et dans une logique qui m’échappait totalement.

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Message  Krystelle Sam 21 Mar 2009 - 13:01

Chapitre 3


L'espérance est la plus grande de nos folies.
Alfred de Vigny


Elle avait perdu une poignée de kilos en quelques jours. Je voyais sa peau se creuser entre les os de son visage, de ses côtes et de ses omoplates. Je redoublais d’efforts et n’aurais jamais pensé être capable d’une telle créativité en matière culinaire. J’essayais de lui proposer des repas variés et un peu plus attrayants et moins chimiques que ce qu’on avait l’habitude de manger. J’avais même tenté de cuisiner, un soir, de la panse de brebis farcie après avoir ouvert une page au hasard d’un gros livre de cuisine que j’avais hérité d’un vieil oncle écossais. Le résultat de la recette avait été catastrophique : la panse avait éclaté dans le four et une odeur effroyable s’était répandue dans mon appartement. Pia et moi avions alors partagé un de nos derniers fous rires.
Elle ne sortait plus, restait à l’intérieur pour fixer le vide et proférer ses inepties. Elle avait passé une nuit entière à refaire la guerre de Troie, à m’expliquer que rien ne serait arrivé si Hélène n’avait pas été si belle. Et elle avait répété, jusqu’au petit matin : « belle Hélène, belle Hélène, belle Hélène…»
Un jour, elle s’est levée brutalement pour parcourir d’un pas excité, et de long en large, le petit couloir qui séparait la chambre du salon. Je lui ai demandé ce qu’elle faisait, elle a juste dit :
— Je me promène, principalement, je me promène.
Mais la plupart du temps, elle ne répondait rien, ou à côté. C’est comme si tout ce qui l’entourait avait cessé d’exister, moi y compris. Et les choses n’ont fait qu’empirer.
Plus je la regardais, plus je sentais croître un sentiment de colère et de vulnérabilité. J’aurais voulu poser ma tête au creux de sa douleur, lui dire que tout irait bien, bientôt, l’emmener à Rome ou ailleurs, loin de cette chienne de vie et de la merde qu’on fumait tous les jours.
Sauf que j’étais incapable de tout ça, c’est elle qui nous avait amené précisément là où nous étions, c’est elle qui nous avait porté vers cette histoire, notre histoire, celle-là même qui était devenue tout ce que nous avions au monde. Et maintenant qu’elle n’était plus que l’ombre d’elle même, maintenant qu’elle était en proie à un spleen et une démence qui nous dépassaient totalement, je ne me raccrochais à rien d’autre qu’à des recettes de cuisine écossaise et l’espoir fragile que tout finirait par s’arranger.
Et puis, il y a eu cette journée. Un jeudi. Je l’ai trouvée dans ma baignoire, les jambes pliées et serrées, assise dans un bain de sang. J’ai vu la lame de rasoir et je n’ai pas compris tout de suite. Son corps semblait intact, tout son corps, sauf l’intime, et quand j’ai posé doucement ma main sur sa cuisse, j’ai vu la chair mutilée et je me suis mise à hurler. Sa douleur me tordait les tripes, tandis qu’elle semblait totalement vide, fermée, presque inexpressive.
Je me suis approchée de son oreille et j’ai murmuré tous les mots qui me venaient. D’un coup, elle a posé sa main sur la mienne, l’a serrée comme pour s’y accrocher. Elle a parlé de désintégration, de guerre et de chardon. Je lui ai dit qu’il fallait que je l’emmène, maintenant, ou plus tard. Elle a répondu :
— Des deux, je me fous des deux
J’ai allumé un joint et en cherchant le cendrier, dans le noir, je me suis rendue compte que la nuit était déjà tombée. J’ai regardé mon ombre dans le miroir, il m’a semblé qu’elle ne me ressemblait pas.

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Message  Krystelle Sam 21 Mar 2009 - 13:02

Chapitre 4


Cogito ergo poum
Moi


Quand je repense à cette période de nos vies, je me dis que je n’ai rien fait de ce que j’aurais dû faire pour Pia. Je n’aurais pas dû l’emmener chez moi, comme je n’aurais pas dû les laisser l’emmener là-bas, loin de ses livres et de ses boules à neige, mais surtout : entre quatre murs.
Je lui ai coupé une aile, à Pia, et ils ont sectionné l’autre.
Quelques jours après son départ, je suis allée noyer mes remords dans un bar piteux de la proche banlieue. Je me souviens avoir englouti une enfilade de vodkas. Mon compagnon de beuverie se faisait appeler Peio et tout ce que je sais de lui je l’ai appris autour du zinc : il était d’origine basque et avait un goût prononcé pour la philosophie de comptoir. Alors qu’il m’exposait une analyse toute personnelle du Contrat Social, il m’avait dit qu’il ne s’était jamais entendu aussi bien qu’avec personne et que c’était bien là la clé de la réussite du mariage qu’il n’avait jamais eu. J’avais souri.
De fil en aiguille, on en était venu à discuter de la vie, de la fatalité et de ses vacheries. Je me souviens lui avoir parlé de Pia, de mon frère et d’autres choses. J’avais conclu par une phrase du genre :
— Tu vois Peio, y a des destins sur les lèvres desquels on aimerait pouvoir poser un doigt, juste comme pour dire « Tais-toi ».
Il avait noté ça dans son calepin et m’avait donné rendez-vous un soir prochain. Je n’ai jamais revu Peio mais j’ai souvent repensé à la discussion que nous avions eue.
Elle avait fait remonter un flot de souvenirs : celui, encore à vif, de Pia évidemment mais aussi la disparition de mon jeune frère, des années plus tôt. « Disparition », c’est le terme que nous avions fini par adopter, moi et le reste de la famille, pour parler de la mort de Jo. Le mot avait un côté plus léger, presque magique, il laissait penser qu’il s’était évaporé, volatilisé, comme ça, d’un coup, paf ! Il nous laissait aussi l’espoir d’un retour, d’une résurrection. Dans notre imaginaire à tous, Jo était devenu une sorte de messie, celui qui reviendrait bientôt et qui sauverait nos âmes inconsolables, désespérées, et tellement pathétiques, des affres dans lesquelles nous nous étions tous noyés.
Ainsi, comme tout le monde, j’ai longtemps attendu Jo. Et puis, j’ai fini par l’oublier. Comme pour essayer de vivre.
Je me souviens aujourd’hui de notre chat Pudding. Je me souviens des effluves de basilic qui émanaient parfois de la cuisine. Je me souviens de ce tronc de chêne coupé au fond du jardin. Je me souviens de tout un tas de choses. Mais je ne me souviens pas de Jo avant sa mort. Rien, niet, nada, zéro. Effacé, gommé de ma mémoire. Quand je pense à lui, je le revois juste tel que je l’ai imaginé le jour de l’enterrement : allongé, les jambes écartées, enfoui sous des tonnes de terre et enduit d’un liquide poisseux. Les yeux fermés sur un visage invisible.
Et sinon, tout ce qu’il me reste de Jo, c’est la douleur de son absence.
La discussion avec Peio m’avait ainsi replongé dans une série de souvenirs, mon frère mais aussi mon père et l’alcool. On appelait ça « sa maladie ». Personne ne lui en a jamais voulu d’avoir sombré, sauf moi peut-être, parce que j’ai toujours eu en tête cette phrase de L’Odyssée : « Peu d’enfants sont pareils à leur père, la plupart sont pires ».
Je repensais exactement à ça, ce soir-là après le départ de Peio, quand, je me suis écroulée.
En me relevant, j’ai décidé deux choses : arrêter la vodka, sortir Pia de là. Je me suis enfermée quelques instants dans les toilettes du bar avec ma trousse à maquillage. Je voulais me refaire une beauté pour remuer toute la merde de cette putain de vie.
Avant de sortir, j’ai cherché mon reflet dans la glace.
Je ne l’ai pas trouvé.

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Message  Krystelle Sam 21 Mar 2009 - 13:04

Chapitre 5


Les plus jolies choses du monde ne sont que des ombres.
Charles Dickens


Il gigotait sans cesse et parlait d’une façon gutturale qui me rappelait un peu les jeux de sonorités de la nouvelle poésie, en pire. Il a évoqué une longue liste d’atrocités et bizarreries qu’il croisait dans le métier et ne m’a rien épargné, pas même les délires d’un meurtrier scatophage qui sévissait dans la région. Ça l’amusait.
Je voulais en finir, et partir au plus vite. Il s’est finalement décidé à se taire et a grignoté quelques fruits secs avant de me demander de le suivre.
Une femme, la veuve m’a-t-on dit, attendait dans le couloir. Elle paraissait bien plus vieille que feu son mari, mais le souvenir que j’en gardais était assez flou, abîmé par l’horreur. Elle avait de tous petits yeux verts et portait une longue jupe gris taupe. Une écharpe en poil de je ne sais quel animal était nouée autour de son cou. Elle avait l’air harassée et je me suis dit que peut-être, l’image du corps mutilé de l’homme qu’elle avait épousé venait la hanter, la nuit. J’ignore pourquoi ils l’avaient fait venir. Peut-être qu’ils cherchaient à m’intimider, me tester ou quelque chose comme ça. Ou peut-être pas.
Ils avaient un suspect et des empreintes sur les tessons. J’avais vu un homme sur les lieux du crime, c’est du moins ce que j’avais dit. Tout ce qu’on me demandait, c’était de désigner quelqu’un du doigt, signer en bas d’une feuille, faire mes condoléances à la veuve et partir loin avant qu’ils ne se rendent compte que j’avais menti. C’est exactement ce que j’ai fait.
Pour le reste je n’avais pas vraiment de plan. J’avais imaginé la suite comme le scénario d’un roadmovie à la hollywoodienne. Je l’aurais enlevée de la maison de fous où elle se trouvait, on serait parties au petit jour, on aurait roulé pendant des kilomètres pour finir quelque part, n’importe où...
Y avait comme une petite voix, près de mon oreille qui me chuchotait « ça va aller ». Et je m’y accrochais comme je pouvais.
Ça va aller.
Quand je suis arrivée, elle avait un sourire figé sur les lèvres et le regard vide. Je me suis assise à ses côtés, sur le petit lit de sa chambre d’hôpital. Je lui ai raconté d’où je venais, ce que j’avais fait. Pour elle. Pour nous. Je lui ai aussi dit qu’il fallait qu’on parte. Qu’ils finiraient par savoir...
Ça va aller.
Je lui ai demandé si elle pouvait marcher. Elle n’a rien dit. J’ai essayé de la soulever un peu, en l’attrapant par la taille. On s’est écroulées toutes les deux et elle s’est mise à rire. J’ai attendu qu’une infirmière passe dans le coin, une de celles qu’on voit dans les séries télévisées : l’air affable et toute disposée à se rendre utile au nom de la haute idée qu’elle se fait du métier. Je lui ai demandé m’aider à la mettre dans un fauteuil, j’ai dit qu’elle avait besoin d’air.
Ça va aller.
Nous avons parcouru une cinquantaine de mètres, dans le parc, entre les grilles, l’infirmière à nos côtés. Je me suis rendue compte qu’on ne sortirait pas de là, à moins d’être solidement armées. Sauf que j’avais pas l’étoffe d’une héroïne de John Ford ou Ridley Scot. Je me suis mise à crier toute la rage de cette putain de journée jusqu’à ce que, la gorge en feu, je m’accroupisse pour laisser ma voix s’éteindre.
Ça va aller, ça va aller, ça va aller.
J’ai vu un rayon de soleil mourir sur la joue de Pia. Je me suis dit qu’elle n’avait jamais été aussi belle que ce jour là.
En baissant la tête, j’ai cherché mon ombre, au sol. Je ne l’ai pas trouvée.
Je me suis demandée si on pouvait vraiment la perdre, ne jamais la retrouver. Est-ce que l’on pourrait vivre ainsi ? À moitié ?
Ma grand-mère disait toujours : « les belles filles attirent le soleil ». Et tout un tas d’autres trucs dans le genre. Mais, elle n’a jamais rien dit sur les filles sans ombre.

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Message  Invité Sam 21 Mar 2009 - 17:50

Eh ben ! C'est magnifique, Krystelle, extrêmement fort et émouvant. Je suppose qu'à un moment il fallait parler d'apophtegme et de paraphilie, ce sont les seules choses un peu décalées que j'ai remarquées, pas très bien intégrées dans le texte. Grand bravo !

Deux remarques :
"qu’on relève quoi que ce soit sur le bracelet" (et non "quoique", qui est une conjonction de subordination synonyme de "bien que")
"J’ignore pourquoi ils l’avaient fait venir." (et non "faite venir", parce que le complément d'objet direct de "faire", ici, est l'infinitif "venir" et non le pronom "l'")

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Message  Kilis Dim 22 Mar 2009 - 19:37

Je suis sortie de ma retraite pour te lire vu que j' avais déjà lu et apprécié la première partie.
Alors, te dire: je suis franchement séduite pour ne pas dire époustouflée.
A quand un recueil de nouvelles sous ta plume ?
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Message  Invité Dim 22 Mar 2009 - 20:21

18 pages de contraintes !! ça laisse rêveur...
Félicitations Krystelle. Les chapitres s'enchaînent parfaitement ; l'écriture est fluide, le texte se déroule tout seul ; les personnages principaux sont vraiment attachants (ils sont à mon avis le point fort de ce travail) et le récit, ma foi... émouvant.

Note : chapitre 2, je crois : un macchabée

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Message  ptipimous Lun 23 Mar 2009 - 17:47

C'est superbe, rien à jeter. Jamais ennuyeux, précis, direct et malgré tout suffisant pour emmener le lecteur dans cet étrange voyage.
Comme je viens d'arriver, je n'ai pas encore très bien compris le fonctionnement du forum. Il me semble qu'il y avait des contraintes ? A part les deux mots un peu "savants", elles ne se font pas sentir du tout.
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Message  Yaäne Jeu 26 Mar 2009 - 22:14

Très beau texte, vraiment.
Je me disais qu'après le premier chapitre, j'irais me coucher et finalement j'ai tout lu d'un coup parce qu'on est vraiment "pris dedans".
Il y a des moments vraiments forts, d'autres un peu moins mais l'idée des filles sans ombre est interessant.
Bref, voilà un tas de remarques qui sont tout sauf constructives mais enfin, juste pour dire que je ne suis pas déçue du tout de la lecture !
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Message  Roz-gingembre Ven 27 Mar 2009 - 7:05

Ce texte est très fort, très bien mené avec une chute complètement inattendue. Le(s) personnage(s) très bien campés avec une aisance pour dire ce que d'autres ont appelé "la banalisation du mal".
Et alors de savoir qu'il y avait 18 pages de contraintes me laisse sans voix.
Félicitations
Un vrai talent d'écrivain, certes.
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Message  Arielle Ven 27 Mar 2009 - 9:25

Superbe ! Je n'ai pas d'autre mot.
La progression de l'identification de la narratrice avec personnage de l'héroïne est d'un réalisme époustouflant et l'écriture d'une élégance et d'une limpidité déconcertantes (sans parler des contraintes ! )

Arielle

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Message  Lucy Ven 27 Mar 2009 - 20:35

Bon, je l'avais mis de côté sur ma petite clé et je viens ( seulement ) de le lire.

Félicitations pour ce gros travail d'écriture ! Tout d'abord.

Bien aimé cette histoire, et le petit coucou à ton personnage récurrent : Jo. Ces personnages de laissés pour compte, que tu décris si bien.

On en redemande, Krystelle ! ^^
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Message  Krystelle Mer 9 Déc 2009 - 14:13

Dans le cadre du projet d'édition, je remonte ce texte pour ne pas le poster une seconde fois.

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Message  Rebecca Mer 9 Déc 2009 - 18:58

T'as bien fait car en outre, ça m'a permis de le lire .
Je veux rien savoir ( c pas vrai j'aimerai savoir tout) des contraintes... ce texte est agréable à lire, fluide, étonnant parfois, il accroche bien. Top!
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Message  Invité Mer 9 Déc 2009 - 20:27

C'est simplement époustouflant !

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Message  lemon a Jeu 10 Déc 2009 - 23:51

Impeccable, y a rien à dire.
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