Les lapins

- Il est passé où encore?
- C'est pas vrai, à chaque fois il disparaît quand on s'en va!
Chacun se tenait debout dans le couloir, encombré d'un sac ou d'un enfant, prêt à clore d'une embrassade la rituelle visite du samedi.
C'était généralement ce moment-là que mon grand-père choisissait pour s'éclipser. Peut-être aimait-il qu'on le cherche, qu'on l'attende... Ou alors peut-être n'aimait-il tout simplement pas voir ses enfants partir.
- Il est aux lapins, je vais lui dire au revoir!

Je traversais le couloir froid qui reliait la maison à la cour, sans m'attarder à cause des toiles d'araignées qui embrumaient le plafond.
La vieille cour bancale offrait différents pôles d'attraction. A droite, une échelle menait à une espèce de grenier destiné à conserver la paille, et à gauche une grande trappe dissimulait les escaliers peu engageants d'une cave obscure.
De temps en temps j'allais coller mon nez à la vitre d'une espèce d'appentis aux poutres duquel étaient accroché tout un assortiment d'outils, à lames, à dents, pointus, tranchants... je songais alors avec un petit frisson d'effroi que mon grand-père y suspendait aussi parfois un cadavre de lapin à dépiauter.
Il se souciait toujours d'adoucir les derniers instants des ses lapins condamnés au civet.
Avant l'éxécution, il sortait la victime insouciante de sa cage en lui parlant, l'appelait par son prénom, la caressait, et lui offrait un dernier bon repas de luzerne du verger.
Cela ne se faisait pas de gaieté de coeur, mais il fallait ainsi sacrifier les plus vieux pour permettre aux lapines d'assouvir leurs pulsions maternelles. Lorsque l'une d'entre elles commençait à s'arracher sur le ventre de petites touffes de poils pour les disposer en nid dans un coin de paille, mon grand-père lui choisissait avec soin un fiancé.
Pour éviter les crises de lubricité au sein des clapiers, les mâles et les femelles étaient logés dans deux parties distinctes de la cour. Mon grand-père m'avait enseigné qu'il fallait les laisser tranquillement faire connaissance. Mais le moment venu, l'heureux élu était déposé dans l'alcôve grillagée pour une brève et fébrile entrevue à laquelle on avait à peine le temps de tourner le dos.

Quelque temps plus tard il venait me prendre par la main ;
- Viens voir mes lapinous!
Et je découvrais des espèces de souris à longues oreilles, entassées en un dôme duveteux à l'angle de la cage qu'il ouvrait précautionneusement.
J'aimais fourrager doucement dans le tas de lapereaux, sous le regard nerveux de leur mère que je rassurais d'une caresse sur le museau.
J'aimais cette odeur tiède et douceâtre d'animal endormi, de foin, de crottes et de granulés.
"Aller aux lapins", dans le jargon familial, signifiait aller les nourrir.
En plein hiver, je trouvais mon grand-père tout fumant de froid, vaguement éclairé d'une lampe-torche, distribuant à chacun sa portion.
Je le rejoignais, le regardais un peu faire puis, impatientée par l'air glacé, j'écourtais ce rendez-vous qu'il semblait me donner chaque samedi soir, dans la cour.

Dans la veine des textes précédents, un portrait juste et des souvenirs bien rendus, un récit plaisant à lire mais qui me laisse de nouveau cette impression d'être une pièce isolée du puzzle, en attente d'un tout consistant et qui s'inscrirait dans un projet plus vaste.

A noter, une répétition rapprochée :
"A droite, une échelle menait à une espèce de grenier destiné à conserver la paille, et à gauche une grande trappe dissimulait les escaliers peu engageants d'une cave obscure.
De temps en temps j'allais coller mon nez à la vitre d'une espèce d'appentis "

Alex: J'ai bien pris note de tes remarques sur le A majuscule avec accent, le tiret cadratin, les guillemets... Mais je n'y arrive pas avec mon ordinateur!
Sinon "un appentis aux poutres duquel était accroché...", "duquel" renvoie à "appentis", non? C'est vrai que la tournure est un peu alambiquée peut-être, mais il me semble que c'est correct quand même...
Pour le reste oui oui oui arghhh!!

Easter: Le "projet plus vaste" est encore... très modeste. Pour l'instant j'écris des textes qui, comme tu le dis, s'inscrivent dans la même veine, et que j'aimerais compléter par d'autres qui y feraient écho. ça me désole un peu de donner cette impression d'inachevé...
La répétition "d'espèce", je l'ai vue, bizarrement, en me relisant après avoir posté. Trop tard donc aaarrghhh!!!

Bonsoir,

"Il est aux lapins !"
Je crois que je n'avais jamais lu cette courte phrase, mais je l'ai tellement entendue dans la bouche de ma grand-mère maternelle en réponse à ma question d'enfant : "Où est Papy ? "
Le tout est une photo imprimée dans ma mémoire à laquelle je peux ajouter quelques détails : le coup de gourdin derrière les grandes oreilles, les gouttes de sang qui tombaient du nez du lapin sacrifié suspendu par les pattes arrière et les peaux retournées sur une branche en forme de "Y" avant d'être vendues pour quelques francs à un chiffonnier ...
Le début des années 60 dans le Laonnois ...

Amicalement,
midnightrambler

Une jolie petite vignette qui fait résonner des échos dans bien des mémoires !
Je suis moins calée qu'Alex ou Easter, mais je pense que ton " duquel" est parfaitement correct !

Non Alex, "duquel" est bien correct. L'assortiment d'outils est accroché "aux" poutres (soit !) de l'appentis ; "duquel" remplace "de l'appentis", et donc : "une espèce d'appentis aux poutres duquel (= de l'appentis) étaient accroché tout un assortiment d'outils"

De rien, Alex :-)
Je viens au passage de voir "étaient accroché" ; "était accroché, pour "tout un attirail", singulier.

Ça, je l'avais bien vu :-)

Je n’ai pas de souvenirs de lapins, et même si ceux-là sont bien narrés, je ne suis pas entrée dedans. Il y a un côté "vie des lapins" qui ne m'intéresse pas plus que ça.

En revanche j’ai aimé le tout début, avec ce grand-père qui s’éclipse à chaque départ. Je crois que j’aurai préféré un texte encore plus centré sur lui.

C’est agréable de te lire, à la fois pour l’écriture et pour l’aspect nostalgie d’enfance.

Délicieux, chaud, calin, enfin, c'est ce que j'ai ressenti...
J'y retourne!

midnightrambler a écrit:"Il est aux lapins !"
Je crois que je n'avais jamais lu cette courte phrase, mais je l'ai tellement entendue dans la bouche de ma grand-mère maternelle en réponse à ma question d'enfant : "Où est Papy ? "
Le tout est une photo imprimée dans ma mémoire à laquelle je peux ajouter quelques détails : le coup de gourdin derrière les grandes oreilles, les gouttes de sang qui tombaient du nez du lapin sacrifié suspendu par les pattes arrière et les peaux retournées sur une branche en forme de "Y" avant d'être vendues pour quelques francs à un chiffonnier ...
Le début des années 60 dans le Laonnois ...

Amicalement,
midnightrambler

Tout pareil, y compris les années 60....

C'était magnifique !! J'ai vraiment adoré !! Ton écriture est légère et les mots que tu choisis sont agréables ; tes phrases sont toutes utiles, mignonnes et bien agencées... et surtout le thème est magnifique !! originale, émouvant, personnel, mignon, profond et en même temps positif (loin de tous ces thèmes lourds et glauques de mal être) ! Et justement le côté "vie des lapins" est instructif, j'ai adoré apprendre sur les moeurs des lapins comme de leur élevage, un vrai partage, l'image de la lapine se grattant le ventre est troooop mignon ! (la description de l'accouplement est vraiment adorable aussi !) C'était super, bravo ! On y croit totalement (et d'après les coms ça a l'air d'être effectivement réel ^^) !
Gros bisous !
PS: J'aime bien ton avatar

Ce que j'aime beaucoup dans tes textes, outre l'écriture simple et sensible, c'est ta façon de raconter des lieux, des trajets qui mènent à des endroits un peu secrets ou oubliés, auxquels on prête peu attention en général : un placard, des clapiers, une cour
C'est pour moi le fil conducteur de ce que je lis de toi

Merci pour ces commentaires souvent chaleureux!

Janis, je prends le tien comme une suggestion, en effet je crois bien que justement, il me manque un fil conducteur pour relier mes trois derniers textes, alors je suis ravie que tu aies su en découvrir un!

Cordialement,
Bonne soirée à tous.

Un début intéressant, mille et un petits détails pris au vol, avec intelligence. Des pistes à explorer. Des tentations, fugitives, esquissées à peine, entrevues...
Attention aux "espèces de"... Tic de langage. Rien de bien méchant. A surveiller. En général, une fois qu'on le sait...

A suivre...

Ubik.