Pour le meilleur et pour le pire

On entamait une deuxième semaine de canicule, j’avais réussi — comme promis — à récupérer une voiture de collection chez un ami passionné, ma sœur m’avait aidé à l’enrubanner, comme il faut, de gros nœuds en tulle blancs. Mon appareil photo trônait à mes côtés, sur le siège passager, et la cargaison était dans le coffre.
Pas de climatisation, tant pis, je roulais vitres ouvertes. Un coup de peigne arrangerait ma tignasse emmêlée, et les auréoles de la chemise seraient cachées par la veste du costume. J’avais desserré le nœud papillon (un pari perdu) et ma sueur coulait dessus.
Mais j’étais joyeux, je me rendais au mariage de ma meilleure amie. En portant de multiples casquettes, parce que son budget était minime et que j’avais envie de lui offrir une belle journée.
Je devenais donc, temporairement, chauffeur-livreur, photographe, témoin, DJ et animateur. Mon classeur avec les sketchs et les chansons détournées était sagement rangé dans la boîte à gants. Tout allait pour le mieux en dehors de cette satanée chaleur, à peine onze heures et déjà l’envie d’aller plonger mon fondement dans un trou dans la banquise pour tenter de faire baisser ma température.
Je ne connaissais pas bien la route pour le petit bled paumé où se déroulerait la fête, chez les grands-parents de Sophia. Pas de GPS bien sûr et une incapacité innée à lire correctement une carte routière.

Sophia c’est mon amie d’enfance. Nos parents étaient voisins. Et ennemis. Pas déclarés non, larvés. Du genre à regarder de travers ce qui se passait à côté — ou inversement — la bouche pincée pour ma mère, l’œil méprisant pour son père.
Même quand on est devenus colocataires, nos parents se sont battus froid et arrangés pour ne jamais venir nous rendre visite en même temps, au cas où croiser l’autre couple eut fait courir un risque de contagion abrutissante, à défaut de mortelle. Parce que chacun prenait l’autre pour un idiot. Et nous, du haut de nos 8 ans innocents, puis de nos 20 ans arrogants, avions décrété qu’ils avaient tous raison et décidé de nous lier à jamais contre eux. Une sorte de triomphe de l’intelligence sur la bêtise mitoyenne.
Mon père avait toujours trouvé cette amitié louche : « ne va pas me l’épouser ou me l’engrosser cette cruche ! ».
C’était avant que je ne fasse mon coming-out, provoquant, à vie, son air dédaigneux à ma vue.
Je me consolais en feuilletant les magazines masculins à la recherche de mannequins de papier glacé à mater, Sophia par-dessus l’épaule : nous avions les mêmes goûts. Je regrette d’ailleurs amèrement que son bientôt-mari soit un irrécupérable hétéro.

J’ai loupé le bon embranchement : la fournaise, les pancartes à moitié effacées, l’immersion dans les souvenirs… Et me suis retrouvé en plein bouchon, monstre ; heureusement que ma ponctualité maladive m’incite toujours à partir très en avance. J’ai béni les deux heures de précaution prises, mais pas le fait de rouler au pas ou de faire du sur-place avec, comme seule source d’air, mes soupirs de plus en plus forts.
C’est quand j’ai enfin pu me sortir de là, reprendre la bonne route et rouler un peu, que le drame s’est produit.
J’ai croisé une ornière, la voiture a fait un soubresaut énorme, à me faire douter qu’elle soit pourvue d’amortisseurs, et j’ai entendu des coups venant du coffre. Une cadence de mitraillette, un feu d’artifice de pétards.
Après un arrêt en catastrophe, j’ai affronté celle du coffre, j’avais déjà cerné le problème, ne restait qu’à constater les dégâts. Les bouchons dérivaient dans les bulles avant de s’échouer sur la moquette. Aucune des trois caisses n’était épargnée, seules quelques bouteilles, ça et là, demeuraient intactes. Ma table de mixage était couverte de giclées de champagne et les enceintes baignaient dans le précieux liquide.

Une sorte d’épuisement moite m’a envahi, j’ai sorti une des bouteilles ouvertes et me la suis enfilée cul-sec, avec des gargouillis ventraux de contentement et des picotements agréables dans le nez.
« Mauvaise décision, Charles » me suis-je dit trop tard.
C’est en m’installant au volant que je me suis rendu compte de l’odeur, humide. J’ai tâté la banquette arrière, elle était trempée. Ça ne tache pas et porte bonheur, ce qui était plutôt de bon augure. J’ai prélevé une partie des serviettes en papier rouges (pas encore pliées en éventail) que je m’étais aussi chargé d’amener et j’ai épongé la place de la mariée comme j’ai pu.
Sans oser penser à la pyramide de verres vides qui n’attendait que mes bouteilles pour cascader en musique à l’arrivée du gâteau.
Et j’ai repris la route, aussi rouge que les serviettes.

"l’envie d’aller plonger mon fondement dans un trou dans la banquise pour tenter de faire baisser ma température." Tu y vas fort sur ce coup là tout de même.

C'est le début d'une histoire. Plusieurs éléments se mettent en place : le mariage avec ses pépins de dernières minutes, l'homosexualité de Charles et l'animosité des parents. C'est correctement écrit, pas grand chose d'autre à dire pour l'instant. Ah si, le champagne bu après la casse ne me parait pas très crédible. A part d'incurables alcoolos, je ne vois pas qui aimerait se vider une bouteille en pleine canicule !

Un peu de réticence aussi pour le champagne, mais plutôt technique : je ne vois personne arriver à boire une bouteille de champ "cul sec", ou alors bonjour le renvoi à la fin !!! :-)))

Cela dit, c'est bien marrant, ton héros me fait penser à mon Amédée délaissé depuis trop longtemps ;-) (voir ICI ! Oui un peu d'auto-promo, et alors ?) ;-)

J'ose dire pas très subtilement que la fin manque à mon goût de pétillant... Faible par rapport à ce qui précède, si gouleyant. Cela me fait l'effet d'un certain déséquilibre. Sinon, j'admire encore et toujours la concision de l'écriture, c'est ciselé (faute de meilleure expression), tu as le don d'évoquer beaucoup en peu de mots, par exemple "J’avais desserré le nœud papillon (un pari perdu)" ; "Une sorte de triomphe de l’intelligence sur la bêtise mitoyenne." ; "Après un arrêt en catastrophe, j’ai affronté celle du coffre," (ça, c'est excellent !).
Il en manque peu pour que ce texte devienne parfaitement réjouissant.

Bonsoir,

Une écriture originale et pittoresque pour décrire ce périple en Traction : oui, j'ai décidé qu'il ne pouvait s'agir que de ce fleuron de la marque aux chevrons ...
J'ai souri, la nostalgie m'a envahi : la mésaventure m'est arrivée il y a plus de trois décennies avec ma copine du moment ... Dans un panier à pique-nique à côté de toutes sortes de victuailles glanées sur les tables d'un mariage une bouteille de champagne à moitié pleine rebouchée avec le bouchon d'un grand cru bordelais - Pontet-Canet ou Beychevelle - qui ne s'est vraiment pas montré à la hauteur ! Il est alors tout à fait possible de faire cul-sec !
Merci ...

... de nous liguer à jamais contre eux ... ?

Amicalement,
midnightrambler

D'emblée, je dois dire que j'aime le style, précis, soigné (bon, je sais, je suis un maniaque de la langue). J'ai souri plusieurs fois ici et là :
- J’avais desserré le nœud papillon : crouic, crouic fait le nœud papillon (d'autant que le héros, ou supposé tel, est dans une voiture de collection).
- et les chansons détournées : attention "Adopi" veille !
- l’envie d’aller plonger mon fondement dans un trou dans la banquise pour tenter de faire baisser ma température : juste la température ?
- une incapacité innée à lire correctement une carte routière : au secours, une femme au volant ! )
- « ne va pas me l’épouser ou me l’engrosser cette cruche ! » : ah ben non, c'est un homme !

J'arrête parce que, ce matin, j'ai l'esprit taquin et que cela pourrait m'amener à faire des blagues rabelaisiennes.
Enfin, je ne crois pas trop que des bouteilles de champagne puissent laisser échapper leurs bouchons aussi facilement. Hormis cette invraisemblance (mais qui sert le récit, donc je l'admets), c'est un bon début.

À vous lire pour la suite.

Cordialement

toujours ce ton léger et grave à la fois, qui est ta marque de fabrique
ça se lit avec grand plaisir, mais ça appelle une suite !

Salut Elea.

Un très bonne maîtrise de la narration, je trouve : ça se boit comme du petit lait, l'intrigue est bien amenée... Et on arrive au bout, et là, on se dit "et la suite ?"

Sinon, peut-être que le milieu social, l'atmosphère, le caractère du personnage ne sont pas assez marqués, mais peut-être tout simplement est-ce que l'histoire ne fait que commencer, en tout cas, j'sai trouvé cela un peu trop "neutre". Bien écrit, propre, mais un peu lisse à mon goût. Mais la suite pourra me donner tort, bien entendu.

Oui vraiment, l'écriture est fluide on est immédiatement plongé dans le texte et l'histoire de plus est intéressante, comme le début d'un roman

Merci à tous et toutes pour vos commentaires.

Jano et Mentor, je ne suis pas une incurable alcoolo et pourtant je l'ai fait, la bouteille n'était cependant pas pleine et les bulles s'étaient déjà évaporées, donc je note et pense à une modification pour rendre cela un peu plus plausible (par exemple : j'ai sorti une des bouteilles ouvertes et à moitié vidée et me la suis enfilée cul-sec).

Easter, la fin à partir de "l'épuisement moite", ou avant ?

Midnightrambler, j'ai vraiment voulu "lier" et pas "liguer" parce que ce n'est pas dans le sens de se mettre ensemble contre quelqu'un mais dans celui de se rapprocher à cause de ce quelqu'un (sais pas si je suis claire).

Luluberlu, je sais lire une carte routière, vous assure que je suis une femme et que pas mal d'hommes en sont incapables.
Ce que je nomme "chanson détournée", est une chanson connue dont on a détourné les paroles à sa sauce, je note donc l'ambigüité du terme et vais essayer de mieux tourner ça.

Janis, la suite était prévue, et écrite (du moins l'extrait suivant), mais pas encore relue.

Vincent, je ne sais pas si la suite sera moins lisse, si jamais je t'ai donné envie de la lire, tu me diras :-)

Alex, merci pour tes précieuses corrections

Phoenamandre, pas encore prête pour un roman mais je vais déjà essayer de développer un peu.





Suite


Après quelques kilomètres en virages, j’ai dû m’arrêter vomir au bord d’un champ. La tête me tournait horriblement, mes intestins dansaient la samba et des points noirs passaient en fusées devant mes yeux. Il me fallut du temps pour reprendre mes esprits. Celui de m’apercevoir, en relevant les yeux, qu’un troupeau de ruminants cernait la voiture.
Je ne suis pas à l’aise avec les animaux. Les chatons à la rigueur, en photos. Mais là, impossible de repartir sans faire déguerpir les bêtes. J’avais rarement croisé un œil aussi vide, même en fin de soirée au-dessus d’un nez poudré de blanc. J’ai crié, me suis agité ridiculement sous les museaux envahis de mouches. Quelques cadeaux fumants ont été déposés à mes pieds, révulsant de nouveau mon estomac. J’ai fait vrombir le moteur, comme si j’allais démarrer en trombe et les décaniller façon strike. C’est finalement en appuyant sans discontinuer sur le klaxon que j’ai suscité un repli prudent des faiseuses de bouses.

Quelques fausses routes et demi-tours plus tard, j’étais bien évidemment à la bourre. Sophia m’avait laissé un message sur mon portable qui, faute d’un réseau suffisant, ne passait pas. Un message très calme. Trop. La connaissant, cela laissait présager une rage folle.
Enfin arrivé, j’ai tenté un bonjour décontracté, mais elle ne l’était pas. Les effluves délicatement alcoolisés qui s’échappèrent de la portière ouverte n’arrangèrent rien. Il était trop tard pour trouver un autre carrosse, ma princesse est montée, furieuse et contenue, visage assorti aux plis de sa robe qui lui montait jusqu’aux oreilles une fois assise dessus, ou dedans.
J’ai tenté de la détendre en lui racontant mes aventures, d’habitude elle s’esclaffe de mes exagérations, j’adore en rajouter jusqu’à ce qu’elle crie grâce. Mais là, face à son visage fermé et ses lèvres crispées, j’ai stoppé mon récit à mi-parcours.
Devant l’église, le père de Sophia, qui devait la mener à l’autel, fit semblant de ne pas me voir avant de lui déclarer : « Chérie, tu as les fesses roses ». Des images étranges me sont passées en tête avant que je ne porte mon regard sur le dos de sa robe. Bon sang ! Les serviettes avaient déteint sur la banquette sombre puis sur le derrière de la mariée.
J’aurais préféré retourner dans mon champ de vaches plutôt que de subir le regard de Sophia : elle n’était pas en colère, elle était malheureuse.

J’ai rencontré Sophia dans le potager de sa mère, elle était déguisée avec une robe de petite fille modèle, rose et blanche, une couronne avec un voile trop grand posée de travers sur sa petite tête brune. Elle parlait toute seule.
Je me suis caché de l’autre côté de la haie et je l’ai épiée à travers les trous. Elle tenait le gros gant vert de jardinage qui servait de main à l’épouvantail, et déclamait une déclaration d’éternité, puis elle a passé à son doigt un fil de fer tordu en forme de bague en disant : « Je le veux ». Quand elle s’est hissée sur la pointe des pieds pour embrasser l’épouvantail, sa tête est tombée et j’ai éclaté de rire. Elle a tourné vers moi deux grands yeux tristes en amande, je n’avais plus du tout envie de rire.
— T’es là depuis longtemps ?
— Juste le temps de voir la tête rouler…
Elle a souri à mon mensonge et a partagé son goûter avec moi, par-dessus la clôture, avant de le faire, plus tard, avec nos secrets.

Aujourd’hui c’est moi qui l’ai décapitée.
Elle a dit oui, elle a embrassé le marié dans un sourire, elle a fait semblant de se protéger des pétales de roses lancés sur eux, elle a rayonné de joie, elle était belle. Mais moi je la voyais vraiment, et son air de petite fille au rêve gâché allait me hanter longtemps.
Pendant le vin d’honneur, j’ai embarqué un cousin qui connaissait le coin et j’ai été me ruiner pour racheter du champagne.
Aucun autre incident notoire n’a émaillé le reste de la soirée, l’ouverture du bal était parfaite, mes blagues hilarantes, la pièce montée écœurante et les convives graveleux. Un mariage normal.
Je me suis bien appliqué à prendre des tas de jolies photos, j’ai respecté toutes les générations musicales, j’ai fait un mignon dessin sur le livre d’or : deux angelots qui s’embrassent. J’ai même pu danser un peu avec la mariée dont j’ai obtenu un bisou de rouge à lèvres sur la joue. Je me suis bien tenu avec le frère du marié, délicieux Apollon mâle aux muscles moulés sous chemise. J’ai regardé sans toucher, un exploit. J’ai laissé ma chambre à la grand-tante oubliée dans la liste des hébergés et j’ai profité de la relative fraîcheur de la nuit, couché dans l’herbe, pour écouter les ronflements lointains des invités avinés. Avant de les rejoindre de concert.

Oui elea, à partir de "l'épuisement moite". Mais je n'avais pas réalisé qu'il y aurait une suite, je croyais que c'était un texte à chute, désolée.

Sur ce passage, des questions de forme plutôt :

"Quelques cadeaux fumants ont été déposés à mes pieds, "
"Quelques fausses routes et demi-tours plus tard,"
en l'espace de quelques :-) lignes

Et tout le passage de la rencontre avec Sophia ("J’ai rencontré Sophia dans le potager de sa mère, "), que je mettrais au plus-que-parfait, pour indiquer des évènements antérieurs à ceux que décrit présentement le narrateur.

En tout cas, ça se lit avec toujours autant de bonheur, ça coule tout seul, léger comme des bulles de champagne et (presque) aussi bon !

elea a écrit: je note et pense à une modification pour rendre cela un peu plus plausible (par exemple : j'ai sorti une des bouteilles ouvertes et à moitié vidée et me la suis enfilée cul-sec).

"bouteilles débouchées", plutôt

Ton titre pourrait être "Pour le meilleur et pour le rire", je crois ;-)

C'est raconté avec humour, ça se laisse lire très bien... Des détails croustillants sur le côté nunuche du mariage.

Par contre, j'ai eu du mal avec les temps verbaux : passé composé et passé simple mélangés, et au milieu, il y a un court flash back qu'on ne cerne pas forcément, parce que ce sont les mêmes temps employés.

Une histoire tendre, pleine de sourires, écrite avec légèreté... c'est marrant, ça m'a tout à fait fait penser au mariage de ma nièce (qui ne s'est pas du tout passé comme ça pourtant ! mais l'impression d'amitié, de bonheur était la même...) Je serais curieuse de savoir si cette histoire a fait surgir des évocations semblables chez d'autres lecteurs.