Les crachats du Paradis

Les Crachats du Paradis

On était en plein dans la mauvaise saison, en automne, en hiver, en été, que sais-je encore.
On se baladait à deux, c'était une manière comme une autre d'être seul à plusieurs.
Les vagues explosaient et l'écume visqueuse laissait des traces sur le béton.
On se récitait l'alphabet à l'envers, en rotant souvent, c'était chouette. Le ciel était de coton et j'aurais bien voulu m'y enfoncer pendant une sieste silencieuse sous les cieux.
La mousse attaquait la terre ferme, ma chaire, et au loin le phare disparaissait sous une couverture humide. J'avais froid.

"Lucifère, je lui demandais, qui construit les phares, à ton avis ? Enfin, je veux dire, comment ils font pour le ciment, et tout ?"

Elle me dévisageait avec ses grands yeux ronds et la buée qui s'installait sur ses lunettes ne me permettait pas de distinguer clairement son expression, mais, honnêtement, je pense qu'elle se foutait de ma gueule. Elle finissait sa compote de pomme et me répondait, après un long soupir de lassitude.

"Je n'en sais rien. Comment je pourrais le savoir ? Tu ne devrais pas te poser ce genre de questions, ça te donne l'air débile. Quand j'entends des trucs comme ça, je n'ai plus envie de toi. Pour être franche, je pense que tu te tortures trop, cérébralement parlant. Les phares sont là depuis toujours, ils sont apparus naturellement, avec les montagnes et les bactéries."

Je n'étais pas sûr que le mot « cérébralement » soit correct, mais soit, elle l'utilisait bien. Sa prestance et sa lucidité lui autorisait ce genre d'excès langagier. Langagier, c'était correct, j'en étais certain. J'avais envie de l'écouter. Derrière nous, il y avait la ville, plus grise encore que le ciel et les moisissures accentuaient l'aspect lugubre des cages à touristes. On entendait le camion de la foire qui passait une vingtaine de fois sur l'artère principale, hurlant à tue-tête son insupportable ritournelle. Pour être tranquille, on venait à cinq heures du matin, mais même là, ça coinçait : On trouvait souvent un gamin qui testait de nouvelles figures sur son skateboard, comme l'artiste maudit dehors avant l'aube pour mieux saisir l'inspiration, avant qu'elle ne s'échappe avec la lune. La planche claquait sur le béton et me rendait dingue, je voulais la casser en deux et que le courant l'emporte au loin, que l'océan l'avale. Quoiqu'il en soit, cette overdose de bitume me forçait encore à broyer du noir. Généralement, on mettait un terme à notre séjour lorsqu'on se rendait compte que ni l'iode ni l'alcool ni l'accumulation de deux ne suffisait à terrasser ma terrible souffrance. Je prenais le volant, elle mettait un CD de Kasabian, je détestais Kasabian. Et, comme tout le reste, l'asphalte me filait le bourdon.

"-Et les autoroutes ?
-Quoi, les autoroutes ?
-Bah, qui fabrique ces putains d'autoroutes ?
-Il y a des sociétés qui sont payées pour ça, me rétorquait-elle, perdant patience. Des ouvriers avec des grues, tu crois quoi ? Qu'elles sont arrivées avec les montagnes, les bactéries et les phares ? Tu es malade, Belzébuth, tu es définitivement malade. Tu connais le Xanax ? Ta grand-mère en prend, je crois. On devrait essayer de lui choper quelques boîtes, qu'en penses-tu ?
-Je n'ai pas de grand-mère, Lucifère, et je sais bien que des ouvriers construisent les autoroutes, je ne suis pas stupide à ce point, mais, je veux dire, qui les relie entre elles ? Tu te rends compte de l'immensité de ce réseau ? Pas de début, pas de fin. Il ne s'arrête jamais. Une autoroute qui débouche sur rien, ça n'existe pas ! C'est quand même dingue que tu te refuses à voir le monde dans toute sa complexité ! De quoi as-tu peur, Lucifère ? DE QUOI AS-TU PEUR ?"

J'éteignais le CD, freinais brutalement. Mes vieux pneus crissaient et dérapaient sur le macadam, c'était la nuit, personne dans les alentours. Pour la énième fois, on était en sécurité, au milieu de nul part, noyé sous l'infernal crachat du paradis. Les mains crispées sur ses frêles genoux, elle récitait des prières occultes que je comprenais parfaitement bien parce que le latin était ma langue natale, celle avec laquelle on chassait mes ancêtres dans les temps anciens. C'était -en général- le moment que je choisissais pour lui faire mes excuses. Et puis on baisait. Toutes les acrobaties que la Volkswagen nous autorisait à exécuter, on les exécutait. Je coupais le contact, l'éclat des phares se dissipait et je calais mes coups de reins sur le rythme des klaxons, les rares automobilistes nous évitaient de justesse, ça rajoutait du piment. On ne mourait jamais.

Chaque année, on répétait le même manège. Passer nos vacances en enfer ? Hors de question, on n'aimait pas ça. On préférait le paradis, ses températures exécrables, son personnel désagréable et ses prestations hors de prix, ça nous changeait. Au moins, on s'y sentait vivre.

Un texte plein de fougue, de cynisme, de trouvailles. C'est super bien balancé, avec une très belle écriture. Ca démarre sur les chapeaux de roue de l'absurde et ça roule, on ne se lasse pas. J'ai tout aimé, descriptions, dialogues, réflexions, les clins d'oeil aux mots,( "cérébralement" et " langagier"), la phrase géniale sur le latin . Ce texte a vraiment de la gueule ! La seule chose qui m'ait un peu gênée est la phrase : "Le ciel était de coton et j'aurais bien voulu m'y enfoncer pendant une sieste silencieuse sous les cieux", à cause de la répétition." la terre ferme, ma chaire" m'a intriguée mais pourquoi pas... Et je me suis demandé si le masculin de l'adjectif était voulu dans "nul part" ou si c'était une erreur. Bonne route au couple choc Belzébuth-Lucifère que j'espère bien retrouver sur ma route.

un grand merci Misra pour cette réponse rapide et sympathique.

Pour la phrase avec le ciel de coton je suis d'accord avec toi, j'ai tiqué dessus juste avant de poster le texte, elle est seulement articulée autour de l’alitération (un peu pompeuse j'avoue) de "sieste silencieuse sous les cieux"... Pour "nul part" c'est une erreur, mais vu le style du texte, effectivement ça pourrait être vu comme volontaire, donc pourquoi pas. ^^

merci encore !


< Prière d'attendre plusieurs commentaires avant de répondre, ceci évitera de faire remonter vous-même votre texte en haut de page au détriment des textes des autres auteurs, merci.
La Modération >
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merci alex pour ces précisions et correction ! Il est vrai que je ne fais pas vraiment attention à la codification, ça ne m'intéresse pas beaucoup mais c'est sympa de le faire remarquer. Pour la majuscule à Crachats, j'en sais rien pour donner une gueule au titre ^^

--> Par contre, c'est Lucifère, et non pas Lucifer. J'ai volontairement féminisé ce prénom. Non pas pour un effet de style mais simplement parce que cette nouvelle est hétérosexuelle ^^


< Voir remarque plus haut.
La Modération >
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Quelle belle fougue, quel talent ! Une bouffée d'embruns, enfin !
J'adore le dernier paragraphe, qui me fait directement penser à "Crash", de Ballard. Vous connaissez son "Musée des horreurs" ? Succession de petits textes très courts, incisifs, écrits au scalpel.
Il y a quelques broutilles à revoir, mais pas grand-chose et j'ai tellement aimé que je n'ai pas envie de m'y attarder.
Tout ça m'évoque aussi Bukowski.

J'allais dire : continuez. Mais vous ne m'avez probablement pas attendu.

Ubik.

Un texte réjouissant malgré quelques petites imperfections, beaucoup aimé la concision de l’expression et l’humour pince sans rire, les allusions décalées.

Moi aussi j'aime beaucoup
Un rythme qui nous enlève vite fait bien fait où tu le désires grâce à ton inventivité

beaucoup apprécié cette lecture décapante

Bonsoir,

Ces déambulations rimbaldo-verlaineuses me lassent un peu !
Tout est gris-mou-tièdasse jusqu'à la recherche du piment précisément !

Amicalement,
midnightrambler