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Le fils prodigue

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Message  Misra Jeu 1 Mar 2012 - 17:52


Il était six heures et demie, Monsieur Martial s’éveilla. Jours ouvrables comme jours fériés, été comme hiver, que le jour s’immisçât à travers les persiennes ou que la nuit prolongeât ses frileuses ténèbres, c’est à cette heure précise que Monsieur Martial ouvrait les yeux, qu’il avait marron. Sans un regard pour son épouse, dépourvue d’horloge interne, qu’un banal réveil ferait sursauter quelque quarante cinq minutes plus tard, il consulta rapidement le calendrier que lui déroulait son esprit, cocha la case Dimanche 3 Juin 2001 et, satisfait de cette capacité immédiate à appréhender le réel dès qu’il émergeait, sortit de la chambre sur la pointe des pantoufles. Ayant fermé la porte avec des précautions de cambrioleur, il redoubla de prudence dans le couloir. Le couloir que jadis il arpentait sans vergogne, une-deux, une-deux, s’adonnant à une marche militaire au son d’un clairon fictif. Hélas, depuis le jour maudit où Ignace s’en était revenu au logis, bardé d’échecs universitaires et d’une épaisse flemme, il avait dû renoncer à cette mise en jambes jugée inopportune par le fils prodigue dont les douze coups de midi n’altéraient nullement le sommeil de plomb. O tempora ! O mores ! Mais quelle idée avait-il donc eue d’épouser une jeunesse et de concevoir un marmot à cinquante-cinq ans révolus ?

Alors qu’il s’apprêtait à longer la chambre du rabat-joie, une soudaine impulsion lui fit effectuer un preste quart de tour de sorte qu’il se trouva le nez à deux pas de sa porte. Se faisant violence pour ne point faire claquer ses pantoufles, il effectua un salut militaire en murmurant : « Gââârde-à-vous ! » Derrière, à quelques mètres, le scélérat dormait. A ses intrépides ronflements, une vague d’amertume submergea notre homme. Figé dans sa posture, il restait là, ruminant son ressentiment. Les yeux écarquillés fixant une poignée qu’ils ne voyaient pas, il compulsait son calendrier mental dont il tournait les pages avec aigreur. Cela faisait trois ans, jour pour jour, trois printemps, trois étés, trois automnes, trois hivers, 1095 matins qu’il était privé de sa mise en jambes salutaire. Et il lui fallait bien se rendre à l’évidence, son état général s’en ressentait. Ses journées s’écoulaient, insipides et molles, sans rythme, sans cadence, sans joie. La présence de l’intrus, en le privant de son exercice de ralliement personnel, lui faisait peu à peu perdre goût à la vie. Il n’avait plus d’allant, il n’avait plus d’entrain. Plus d’ardeur au bricolage, plus d’appétence à gourmander sa femme. La bougresse s’en donnait à cœur joie, se prélassait au lit, s’accordant chaque jour d’interminables minutes supplémentaires, négligeait les horaires des repas, de la lessive, du thé, boudait la messe, bref, n’avait d’yeux que pour Ignace à qui elle prodiguait mille soins ridicules. Ce pauvre petit était éreinté ! Il s’était usé à la tâche, emmagasinant tant de sciences diverses, littérature, psychologie, histoire et philosophie ! Sans parler du dépit qui le minait ! Car l’université si assidûment fréquentée n’avait pas daigné lui accorder le moindre diplôme ! Elle se faisait forte de le requinquer .

Une odeur de tabac froid vint lui chatouiller les narines. Peu s’en fallut qu’il ne gratifiât l’innocente porte d’un coup de pied vengeur. Il avait la haine. Abasourdi, il se morigéna. Qu’est-ce qu’il lui prenait ? Voilà qu’il recourait à une des expressions favorites du valeureux touche-à-tout, expression qui s’était immiscée dans ses tablettes de vocabulaire alors qu’elle l’horripilait. « Rompez ! » susurra-t-il, penaud. Bras ballants, il perdit de longues minutes encore, l’esprit tourneboulé. Un ronflement d’une intensité particulière le chassa et il poursuivit dare-dare son chemin vers la salle de bain, tête basse, surveillant ses pantoufles et maudissant cette formule exécrée qui avait colonisé son cerveau à son insu. Il se devait de mettre un holà rapide à la chose. Il ne manquerait que ça, qu’il adoptât le baragouin de l’éminent lettré ! Car c’était une pitié d’entendre le langage anémié, déficient, famélique dont il usait lorsqu’il consentait à sortir de son mutisme ordinaire.

Il se rasa, il se coupa, il jura. Comme il s’approchait du miroir pour examiner de près sa blessure, il s’arrêta sur son image. Cheveux et yeux bruns, lèvres fines, nez pincé. Comme il était différent de cet être qui faisait la loi sous son toit ! Le vaurien aux yeux bleus, à la bouche pleine et indolente, au nez proéminent et à la tignasse filasse, ne lui ressemblait pas ! Dieu soit loué ! Il ne lui fut pas nécessaire de détailler son corps de taille moyenne. L’autre était un géant. Il avait échappé, il échappait et il échapperait ad vitam aeternam à la formule : « Votre fils est tout votre portrait! » qui lui aurait filé les… Zut ! Voilà que ça recommençait ! Il eût, jadis, pensé « qui l’aurait désobligé », voire, un jour de laisser-aller, « qui l’aurait emmouscaillé », mais, assurément, ce type de tournure obscène ne lui aurait pas effleuré l’esprit. « Vade retro satanas ! » articula-t-il en son for intérieur en détachant bien chaque syllabe puis, sûr de son fait, il lança « Vivere militare est ! » à voix haute et, prêt au combat, bichonna son bobo.

L’entaille était superficielle. Un soleil malicieux alluma le miroir. Sacrebleu ! Le temps lui avait filé entre les doigts, il n’était pas dans son assiette ! Il se doucha et s’habilla pour la messe. Tout en enfilant scrupuleusement ses chaussettes en fil d’Ecosse grises, il se congratulait. Non, il n’avait rien, rien, absolument rien de commun avec le Viking ronflant dans une odeur fétide de tabac qui dès le réveil enfournerait dans ses oreilles une musique odieuse, déjeunerait les cheveux en pagaille et retournerait dans son antre pour faire résonner toute la maisonnée de vociférations apocalyptiques !

Harnaché et la brosse fringante, il passa devant la cuisine sans un mot pour sa femme devenue mécréante depuis le retour de la grosse tête. Il fallait bien que quelqu’un fût là quand Ignace se lèverait ! En chemin il se livra à une petite marche cadencée compensatoire dont il savait d’expérience qu’elle ne lui vaudrait pas le bénéfice de celle qu’on lui refusait. Car la présence des passants l’empêchait de frapper le sol à sa guise et de jouer des bras comme il l’entendait. Et puis il était presque dix heures, c’est au réveil que l’exercice prenait tout son sens ! Il arriva ainsi à l’église et s’agenouilla sur sa chaise habituelle.

Il essaya vainement de prier, ses pensées ne parvenaient pas à s’élever. C’était comme si quelque diable avait enfermé son esprit dans une pièce irrespirable, retentissante d’une musique barbare, au centre de laquelle, béat, un inconnu ronflait ad libitum dans des draps approximatifs. Soudain une voix lança : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang ». Une décharge le secoua. Il visualisa ce qui aurait dû être la chair de sa chair, le sang de son sang et il sut que Dieu lui montrait la voie. Quelle preuve avait-il que cet énergumène fût vraiment son fils ? L’office était fini, il était toujours là, seul sur sa chaise dans l’église déserte. Son esprit tel une machine emballée accumulait les preuves de la forfaiture. Point n’était besoin d’être détective, l’imposture sautait aux yeux. Il ne pouvait être le père de ce gamin indolent aux éternelles difficultés scolaires, aux redoublements assidus, devenu cet adolescent amateur de tabac à l’antimilitarisme affiché, aux velléités permanentes, aux échecs triomphants … Ce catalogue implacable ajouté à sa morphologie teutonique signait l’affaire, le loustic n’était pas de lui !

Il se leva rasséréné et repartit vers le poulet dominical. Au soulagement premier eut tôt fait de succéder une monstrueuse colère. Il se vit, le matin, parcourir le couloir avec des ruses de Sioux, prendre sa douche en silence, réfrénant le viril « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » qu’il aimait tant entonner sous le jet vivifiant, il se vit supporter sans broncher les misérables raisonnements de sa femme, il se vit astiquer sa voiture en épousant malgré lui le rythme dégénéré qui du garage au grenier faisait vibrer la maison de ses martèlements démoniaques.

Le couvert était mis dans la salle à manger. Dans la cuisine, le spectacle de la mater dolorosa beurrant pieusement des tartines à l’hirsute qui remuait la tête en cadence sur un bol de cornflakes lui fit péter les plombs et il hurla « Arrach’ta race ! » à l’adresse de l’usurpateur.

Misra

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Message  mir0ir0bscur Jeu 1 Mar 2012 - 18:35

J'aime beaucoup la tournure de phrase du texte qui colle au personnage. On voit ce qui, au début, semble n'être qu'une simple irritation enfler au fur et à mesure de l'histoire. J'avoue avoir éclaté de rire lorsque "la cafetière a débordé".
Rien à dire. C'est propre comme une chambrée !
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Message  Ba Jeu 1 Mar 2012 - 18:48

Ah,que les subjonctifs imparfaits conviennent à ces rances rancœurs ! ;-)
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Message  Invité Jeu 1 Mar 2012 - 19:59

Comme souvent, le lecteur a l'esprit plus vif que le protagoniste, à tout le moins est-il plus rapide à sauter à la conclusion qui s'impose, erronée ou pas.
J'ai trouvé qu'à un endroit le récit s'appesantissait trop sur ce qui a été déjà amplement démontré (ici, précisément : "le Viking ronflant dans une odeur fétide de tabac qui dès le réveil enfournerait dans ses oreilles une musique odieuse, déjeunerait les cheveux en pagaille et retournerait dans son antre pour faire résonner toute la maisonnée de vociférations apocalyptiques ! ").
Sinon, c'est divertissant en effet, et la fin est drôle avec son effet de surprise.

Une remarque de forme, ici :
"La bougresse s’en donnait à cœur joie, se prélassait au lit, s’accordant chaque jour d’interminables minutes supplémentaires, négligeait les horaires des repas, de la lessive, du thé, boudait la messe, bref, n’avait d’yeux que pour Ignace à qui elle prodiguait mille soins ridicules. Ce pauvre petit était éreinté ! Il s’était usé à la tâche, emmagasinant tant de sciences diverses, littérature, psychologie, histoire et philosophie ! Sans parler du dépit qui le minait ! Car l’université si assidûment fréquentée n’avait pas daigné lui accorder le moindre diplôme ! Elle se faisait forte de le requinquer ."

Vu la distance d'avec le sujet initial de la phrase, je pense que ça ne ferait pas de mal de repréciser le "elle" ; tel quel, avec la proximité du nouveau sujet venu s'intercaler, il n'est pas incongru de penser que le pronom renvoie à "l'université". En outre, j'ai tiqué sur le "forte" même si après vérification il s'avère que c'est éventuellement possible, là où j'aurais pensé que cette locution était invariable.

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Message  ubikmagic Ven 2 Mar 2012 - 12:24

J'ai senti la fin venir de très loin mais peu importe. Reste qu'il y a de l'humour, des clichés aussi, un style propre et agréable à lire.
Donc, du bon, du moins bon, mais dans l'ensemble, un exercice réussi. J'ai bien aimé les affrontements de langage et de sociostyles.

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Message  midnightrambler Ven 2 Mar 2012 - 13:15

Bonjour,

Le fils prodigue est parti pour voler de ses propres ailes, puis revenu sous la protection du père. Ici, le fils, même à l'université, n'est jamais réellement parti ... son comportement est plutôt celui d'un Tanguy ou d'un bernard-l'hermite.
C'est très bien écrit et ça nous rassure sur une attitude que nous avons tous plus ou moins vécue ou cotoyée et sur les réactions qu'elle fait naître.

Amicalement,
midnightrambler
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