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Interdit de verbe par sa mère

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ubikmagic
Raoulraoul
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Interdit de verbe par sa mère Empty Interdit de verbe par sa mère

Message  Raoulraoul Dim 4 Mar 2012 - 17:32

Interdit de verbe par sa mère

15 février tous les ans, une pensée pour sa mère.
Sa mère dans un cul de basse fosse, un coin perdu de Jura, si perdu que sans nom.
Sa mère.
Content le fils, dégoutant le fils, vachement, mais pragmatique le fils.
Dans la maison de retraite les infirmières toutes soulagées.
Partie là-bas en vacances la vieille, à Chateblanc, ou Bonnefontaine à côté du Bois du Chaumois.
15 février tous les ans, dans ses rêves toujours sa mère.
La campagne, la verdure, le silence détesté,
la bêtise détestée, le brouillard de la bêtise détesté,
l’humide verdure, le Jura profond, les rivières détestables,
les sources, la beauté millénaire répugnante au regard de la mère,
habitante des villes et des immeubles.
Pourquoi lui le fils, pourquoi dans un trou de basse fosse, sa mère jetée et abandonnée
durant tout juillet ?
15 février tous les ans, le spectre revenant de sa mère.
Petite femme si nerveuse, problématique, inventeuse de problèmes, jamais fatiguée,
brin de femme, étincelle de femme, prépotence d’une mère peu maternelle,
guerrière, maman guerrière, porteuse de guerres.
Beaucoup de questions au fond encore dans son sac. Questions d’une mère à son fils.
Questions sans cesse recommencées de la mère.
15 février tous les ans, réponse du fils à sa mère.
Réponse muette. Peut-être un nœud de regrets.
La mère dans le Jura, ce coin d’oubli, dans les forêts de pin étouffeuses de paroles.
La mère trop curieuse.
La mère inépuisable. La mère malade mais jamais inerte. Inéluctable présence,
avec ses petits yeux bleus d’exactitude.
Une fouteuse de guerre dans le camp retranché de son fils paresseux.
Costa Brava, cette terre d’accueil pour le congé de tous les fils paresseux, taraudés par l’immortalité de leur mère.
Lâcheur, fils ingrat, fils taciturne.
15 février tous les ans, tourbillon des cendres de sa mère.
Médecins, aides-soignants, tous les humains épuisés devant leurs vieux inflexibles.
Trop de remèdes, trop de pansements pour la souffrance des vieux.
Rien de meilleur pourtant qu’un remède d’enfant pour une mère. Rien de meilleur que cet impossible.
Lui sans elle pourtant, lui sans les valises d’elle déposées pourtant dans un néant de brume, une maison pour vieillards à Bonnefontaine, sans ses valises, peignoir et pantoufles, sans ses valises de mémoire, lui, lui égale rien, sans l’histoire de sa mère, sans plus rien, que la disparition de la mère.
15 février tous les ans, une renaissance aux racines de sa mère.
Cet été là caniculaire, même à Bonnefontaine, canicule, hécatombe de vieux, canicule aussi pour madame Labulle, le nom de sa mère, madame Labulle, sa mère, une dernière résistante à la chaleur caniculaire, même dans le frais Jura.
Sa mère pas morte, cet été là. Malheureux fils.
Ses fêlures de l’âme et du cœur jamais partagées,
sa désespérance d’amour, l’indifférence aux bienfaits de la prière,
une morosité pour un métier de chien,
jamais avec sa mère ce dialogue, le fils de sa mère, muré dans son secret.
Les questions soudainement timides de la mère devant l’énigme de son fils,
son épaisseur sempiternelle grandissante.
Mais voilà que dans l’été, l’asile dans le Jura, le directeur de l’asile,
à la mère rebelle, ses valises, peignoir et pantoufles, brutalement balancées sur le trottoir.
Virée la mère, ingouvernable la mère !
Retour au fils. Retour aux habitudes.
Le fils maintenant avec un paquet de viscères et une vie sur trois pattes.
Mais un 15 février, une planche de bois pour la mère.
Un 15 février, les bandelettes de la mort sur sa bouche béante.
Un 15 février au soir, la mère réduite dans sa petite urne.
Un 15 février, une ombre sans plus rien au bout.
Depuis, rôde la paix insupportable, parce que plus rien à conjuguer, le fils.
Interdit de verbe.
Plus de verbe à se caler sous la dent,
Plus de verbe, sauf seulement le verbe aimer, qu’il devra conjuguer.
Je t’aime
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Message  Invité Dim 4 Mar 2012 - 18:15


Ce n'est certes pas limpide à première vue/lecture, mais à force de relectures on comprend que l'histoire est dans les creux autant que dans les détails, dans les non-dits autant que dans ce qui s'exprime. Une triste histoire d'amour, d'incommunicabilité, cela me rappelle une bien belle - et plus toute récente - interview de Erri de Luca.
Si je reste avec quand même -soyons honnête- une impression d'embrouillé peu ou prou, je n'en apprécie pas moins ces expériences d'écriture que tu nous soumets régulièrement, cela a au tout minimum le mérite de secouer la poussière et de solliciter le neurone.

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Message  ubikmagic Dim 4 Mar 2012 - 20:11

Cela sonne juste et reste sobre. Le style est pour moi impeccable. Sur le fond, la construction fonctionne un peu par imprégnation, les tournures me déroutent mais le sens filtre degré par degré. C'est peut-être moi qui ne suis pas assez réceptif ( je suis en plein déménagement et crevé, à plat ).

Quoi qu'il en soit, exercice réussi sur un thème pourtant ingrat, difficile.

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Message  Janis Lun 5 Mar 2012 - 17:14

j'aime bien justement ces tournures hachées, heurtées, qui prennent un peu à rebours.
C'est râpeux, rugueux, aimant.
Ça parle bien de la disparition d'une mère difficile.
(c'est drôle, j'ai écrit un texte qui ressemble un peu à ça - jamais publié sur aucun forum - à la disparition de la mienne)

en ce moment je lis "mourir de mère", c'est pas mal
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Interdit de verbe par sa mère Empty Re : Complément d'info

Message  Raoulraoul Mar 6 Mar 2012 - 8:25

Merci pour vos commentaires fort utiles et nécessaires. L'idée de ce texte m'est venue lorsque j'ai appris qu'un écrivain, Michel Thaler, en 2004, avait écrit un roman entier de 233 pages "Le train de nulle part", sans employer un seul verbe !... Cette contrainte du lipogramme, après Pérec, m'a inspiré modestement pour écrire cette page... J'ai quand même essayé de donner un sens à cette contrainte formelle ; un fils interdit de verbe par sa mère, (autoritaire, envahissante etc) mais condamné pour finir à conjuguer le verbe "aimer" à vie. J'apprécie souvent l'écriture avec contrainte, elle oblige à dire ce qu'on ne dirait pas autrement. Evidemment les contraintes, parfois, sont à utiliser avec parcimonie, pour éviter le système, le formalisme...
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Interdit de verbe par sa mère Empty Re: Interdit de verbe par sa mère

Message  Janis Mar 6 Mar 2012 - 8:33

et bien c'est réussi, parce que je n'avais même pas capté qu'il n'y avait pas de verbe !
donc, si ça crée un effet, ça ne sent pas le dur labeur
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Interdit de verbe par sa mère Empty Idem.

Message  ubikmagic Mar 6 Mar 2012 - 11:42

Moi non plus, rien vu ni compris. Comme quoi, le nez au milieu de la figure nous échappe parfois.

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Message  Lizzie Mar 6 Mar 2012 - 12:42


Beau boulot ! Celui qu'on ne voit pas, c'est le meilleur ! J'avais lu une première fois ce texte, pas trop aimé certaines expressions, comme:
Petite femme si nerveuse, problématique, inventeuse de problèmes, jamais fatiguée,
brin de femme, étincelle de femme, prépotence d’une mère peu maternelle,
guerrière, maman guerrière, porteuse de guerres.
bien aimé d'autres:
Depuis, rôde la paix insupportable, parce que plus rien à conjuguer, le fils.
Interdit de verbe.
et surtout, j'avais aimé l'idée de la mère castratrice, qui empêche son fils de parler, de conjuguer.

Mais avec l'explication de cette contrainte, le texte prend une autre saveur, s'y rajoute l'inspiration de ce thème. Bravo !

Lizzie

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Message  Invité Mar 6 Mar 2012 - 15:17

Malgré le titre, pas capté non plus ! Mais j'ai apprécié ce texte haché, parce qu'il traduit sacrément bien l'ambivalence et surtout cet empêchement de dire ce qui pourtant a tellement envie de sortir .

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Message  Invité Mar 6 Mar 2012 - 17:13

J'avais en effet eu le sentiment que ce texte expérimentait mais je n'aurais pas pensé à une contrainte de cette envergure. Alors, chapeau !

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Interdit de verbe par sa mère Empty Une absence qui fait mouche

Message  Carnavale Mar 6 Mar 2012 - 17:30

Très très beau travail ! Dommage qu'il ait fallu absolument tirer le texte vers le pathos, pour rendre le texte poignant. Prendre le contre-pied du genre attendu aurait approfondi le caractère spectaculaire de la démarche : produire de l'émotion sans chercher à en produire...

Du reste, le texte fait un peu penser aux monologues intérieurs d'Albert Cohen. On y retrouve parfois la même langue.

C'est le premier texte que je lis sur ce forum, je suis impressionné.

Carnavale

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Message  Louis Sam 10 Mar 2012 - 17:38

La mère repose dans un coin perdu, « sans nom ».
La mère est dans l’innommé, perdue dans un lieu muet, « dans les forêts de pin étouffeuses de paroles. »
La mère exubérante, mère volubile, prolixe, est réduite au silence.
Sa mort est silence, mais son retour se présente parlant dans la mémoire du fils, d’une parole interrogative, question sans cesse reprise.
La mère s’est tue, sa mort est son remords.
Ambivalence plutôt des sentiments : soulagement et remords, « Content le fils, dégoutant le fils »

Remords d’un abandon. La mère fut abandonnée, fut enterrée vivante dans une maison de retraite du Jura, dans la campagne silencieuse, dans « le silence détesté ». Mais à « Bonnefontaine », source intarissable de mots, îlot de paroles dans un océan de verdure et de silence. A « Chateblanc », où l’on « chate », avec des paroles blanches, vides de sens. A Bonnefontaine, la parole de la mère, sa vie, commencera de se tarir, son visage de blanchir.
Soulagement. La mère, « porteuse de guerres », peu maternelle, peu aimante. La mère, tracas et tourments. La mère envahissante, toute puissante, « prépotence d’une mère », n’est plus. Un apaisement.
La paix s’est instaurée, « paix insupportable », elle s’accompagne des tourments du remords, fausse paix, faux calme.

Si la mère est langage prolixe, parole surabondante, le fils est silence, « fils taciturne ».
La mère est au fils ce que la forêt du Jura est pour la mère, « étouffeuse de paroles ». Cette analogie dit combien la trop vive mère engendrait la non-vie du fils. Vie sans paroles. Sans partage :
« Ses fêlures de l’âme et du cœur jamais partagées,
sa désespérance d’amour, l’indifférence aux bienfaits de la prière,
( … )
jamais avec sa mère ce dialogue, le fils de sa mère, muré dans son secret. »
Un mur de silence entre mère et fils.

Le silence de la mère décédée libère-t-il la parole du fils ?
D’un côté, elle engendre la parole interrogative, rituelle, chaque année de retour comme un anniversaire, dans la pensée du fils, interrogation liée au remords. Pourquoi ? Pourquoi cet abandon ? Mais la réponse reste sans voix, « Réponse muette. Peut-être un nœud de regrets. ».
D’autre part, elle tue « le verbe ». « Interdit de verbe », le fils. Ce n’est pas toute parole qui est ainsi empêchée, seulement le verbe.
Le verbe est l’inter-dit. Il permet le passage, le lien entre les êtres, entre les mots, il permet la réciprocité et le dialogue ; il permet l’entre-deux, mais le fils est désormais seul, c’est donc lui, le verbe, l’inter-dit, qui n’est plus permis.
Le verbe se conjugue, le verbe conjugue : il lie, il unit, il réunit.
Cette union ratée du vivant de la mère, est recherchée par-delà la mort. Impossible union sans conjugaison. Reste juste un verbe « aimer » à conjuguer.
La mère : ce lien sans verbe à retrouver ; ce lien d’amour à établir.
Il n’était rien avec la mère, il n’est rien sans elle : « Lui sans elle pourtant, ( …) , lui égale rien, sans l’histoire de sa mère, sans plus rien, que la disparition de la mère. »
Elle était tout, sans place pour lui ; elle est encore tout, tout ce qui lui manque. Il ne peut vivre, il ne peut avoir d’identité que dans la dépendance de la mère qui se poursuit malgré sa disparition : « 15 février tous les ans, une renaissance aux racines de sa mère. ». Le 15 février est bien un anniversaire de naissance, de renaissance. Et il lui faut une mère pour renaître.

Beau texte.


Louis

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