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Figures de style 4 : Champs mêlés

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bertrand-môgendre
Kilis
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figures de style - Figures de style 4 : Champs mêlés Empty Figures de style 4 : Champs mêlés

Message  Kilis Mer 7 Mar 2012 - 19:01

Champs mêlés


Eh bien, je suis arrivé. Je suis au Phare. Au Phare-ouest puisque c’est ainsi qu’il s’appelle désormais. « Un petit malin, m’a expliqué le responsable, a un jour ajouté - Ouest à la pancarte de bois et ça a fait rire tout le monde. Nous nous sommes dit qu’au fond cela nous correspondait bien. Ici, vous savez, nous sommes tous un peu à l’ouest. »

L’autocar m’a déposé à Breux qui est son terminus. J’ai donc dû marcher pendant trois kilomètres mais, Dieu, ça valait le coup. Quel paysage ! Quel calme ! Quelle beauté ! Des champs, des prés tout émaillés de jaune, boutons d’or et pissenlits, de blanc, marguerites et fleurs de carottes. Et des coquelicots. Évidemment des coquelicots.
J’étais exalté, tu peux me croire. Je riais, je courais, je dansais. J’avais envie de me rouler dans l’herbe, de caresser le tronc de chaque arbre, d’embrasser chaque vache.
Et puis, au détours d’une boucle du chemin, à travers les herbes folle, j’ai découvert le village. Tout petit. À peine une cinquantaine d’habitations, alignées en forme de S, de part et d’autre de la rivière. J’ai pensé que c’était un signe. Le S de la Salamandre, le titre que j’ai donné à mon roman. Le S de la Salamandre, si ça t’a pas déjà un air de best-seller !

Le Phare en lui-même, bon, c’est à vrai dire une étrange bâtisse, une ancienne fabrique qui ne paie pas de mine mais dans quel écrin !


JH laissa échapper un bâillement. Il en avait marre de relire cette lettre à voix haute pour la troisième fois. D’autant qu’il avait l’estomac dans les talons. Il n’avait rien mangé depuis le petit déj. Il était à présent 15h et il ne fallait pas compter sur l’Inspecteur pour se souvenir des basses exigences du corps humain.
— Eh bien, continue ! fit l’inspecteur.
… mais dans quel écrin ! reprit JH. D’après vous, Inspecteur, qu’entend-il ici par « écrin » ?
— Ça mon gars, c’est une métaphore. L’écrin représente ici la beauté bucolique du paysage.
— Le corps de la jeune femme aussi était dans ce bel écrin, fit remarquer JH.
— Exactement ! Un peu comme Le Dormeur du Val.
— Ah oui ! Celui de Rimbaud !
L’inspecteur émit un sifflement admiratif et aussitôt le rouge vint aux joues de JH.


Le corps avait été découvert aux environs de 10 h par un fermier de la région à une dizaine de mètres de la route. Celui-ci avait aussitôt appelé la police. « La jeune personne était encore chaude », avait-il précisé.
Lorsque l’inspecteur et JH étaient arrivés un peu avant midi, une magistrate de Nancy était déjà sur place et un légiste les avait suivi.
La scène était on ne peut plus émouvante tant la jeune femme semblait paisible. Elle était partiellement dévêtue et le soleil jouait avec sa peau rosée à travers le feuillage. On aurait pu la croire endormie. Seules quelques mèches rougies dans la chevelure blonde dénonçait un acte criminel.
Le sac à main de la victime se trouvait à quelques mètre s de là. Il avait apparemment été fouillé. Une partie de son contenu était éparpillée dans l’herbe, objets usuels, à première vue sans grande utilité pour l’enquête. Pas de portefeuille ni de portable.
Après quelques échanges avec la juge et le légiste, l’inspecteur jugea qu’il n’était pas utile de moisir là. Qu’il fallait laisser les experts à leurs expertises.

Sur le chemin vers leur voiture, JH méditait à voix haute :
— Qui était cette jeune femme ? D’où venait-elle ?
— Tsss, tu ne te poses pas la bonne question, mon gars.
— Et vous, Chef, vous l’avez, la bonne question ?
— Bien sûr.
— Et on peut savoir…
— La bonne question est : Comment est-elle arrivée jusqu’ici ? Mijote cette interrogation-clé, mon gars.
Évidemment, elle n’avait pas pu venir à pieds sur ses hauts talons. À supposer même qu’elle ait tenu ses chaussures à la main, c’était impensable. Tout de même, il était fort, le chef !
Comme ils se rapprochaient de la voiture, l’inspecteur s’était penché pour ramasser un papier. Après y avoir jeté un coup d’œil, il l’avait tendu à JH. « Tiens, avait-il dit, de quoi me faire la lecture pendant le trajet. »


À l’origine, le Phare a été créé par une religieuse qui désirait offrir un refuge provisoire aux nécessiteux. Avec le temps il est devenu, une sorte de halte de ressourcement ouvert à qui le souhaite. Mais attention, ça n’a rien d’un lieu de villégiature , le confort est vraiment minimal et le règlement intérieur très strict. Par exemple , foin de téléphone portable ou d’ordinateurs : ceux-ci doivent être déposé au coffre du Phare. D’autre part, le silence est plutôt de rigueur sauf au repas du soir qu’il est possible de prendre en commun pour un prix très modique (2 euros pour une grosse soupe ou une potée, voire un plat de lentilles— légumes du jardin garantis). Pour ceux que cela intéresse, un groupe de parole se tient dans un petit salon chaque mardi de 14h à 16h.

La plupart des résidents louent une chambre dans le bâtiment principal, mais moi, j’ai préféré l’option cabane. Il y a cinq cabanes disponibles dans la propriété, mais je suis le seul pour le moment à en occuper une. Le confort ultra- rudimentaire me réjouis. Imagine ça : la cabane est en bois, du vieux bois de récup patiné au passage des saisons, nombreuses tu peux me croire. Le toit est recouvert d’une simple toile goudronnée. J’ai une fenêtre et une porte. La surface au sol est de 4, 20 m2, je le jure, j’ai mesuré. Juste la place pour un vieux lit de fer, une petite table et une chaise. Il y a au mur 3 crochets, de quoi pendre vêtements et sac. C’est tout. Non, pardon : un minuscule poêle à bois. Je t’écris à la lueur d’une bougie. Mais cela suffit car j’ai la tête pleine d’étoiles qui crépitent et scintillent comme des cierges magiques.
Oserais-je avouer que tu me manques, ma douce, quand vient la nuit ?
Je me fais des reproches tu sais, je me dis que c’était vraiment égoïste de partir en voyage de noce tout seul…


Ici, JH interrompit sa lecture.
— Je peux pas continuer, Inspecteur. Y’a trop de mots qui manquent…
— …
— Ben, y’a ce passage qu’est tout brouillé, comme qui dirait qu’on a pleuré dessus.
— Et c’est le cas, sois en sûr.
— Quel salaud quand même, ce type !
— Bah, un artiste…
— …
— Qu’est-ce que tu attends ? Saute ce passage et poursuis.


Je me tiens à un horaire strict. Levé au chant du coq, je me débarbouille à la pompe qu’il faut actionner à la main, j’avale deux trois biscuits et hop ! Au travail ! J’écris jusqu’à midi. Ensuite, un saut jusqu’à l’épicerie, m’acheter de quoi me faire un sandwich. Et de 14h à 18h, j’écris, j’écris.
Ici, point de procrastination, l’encre coule. Je me sens motivé, plein d’allant, d’ambition, d’envergure. Ah ça, on va en parler de ce Jean de Guermont, le fameux auteur de « La Salamandre ». J’ai changé, je te dis ! Pour sûr, tu seras étonnée. D’autant que, comme y a pas d’électricité dans la cabane et que j’étais las d’attendre mon tour devant les douches communes, j’ai décidé d’abandonner le rasoir et toute velléité d’élégance. Je me laisse pousser la bar…


— Ton téléphone, mon gars, décroche !
— Ben non, c’est le vôtre, Inspecteur !
— Ah. Allo ! Lui-même. Oui… oui… oui… Ok. On arrive.
— …
— On a retrouvé la voiture de la victime.
— Ah, c’est une bonne nouvelle.
— Oui. Et il y a une surprise….

La surprise était de taille. Les gendarmes avait bien retrouvé le véhicule de la victime, une Peugeot 204 bleue sur un chemin de terre longeant les remparts de Montmédy. Mais la chose surprenante avait été de constater la présence d’un individu sur le siège arrière, lequel individu était profondément endormi.
Au commissariat de Montmédy, l’Inspecteur interrogeait à présent ce loustic. L’homme était jeune, vingt ans à peine, un look de routard, les cheveux longs et en pétard.
— Alors, vous faisiez du stop ?
— On peut le dire comme ça, ouais. En fait, j’attendais sur le parking du centre commercial.
— Vous attendiez quoi ?
— Ben, une opportunité.
De voiturage ?
— C’est ça.
— Et cette jeune–femme vous a invité à monter ?
— Ouais, elle m’a dit de monter à l’arrière avec mon barda. Puis, comme elle prenait place au volant, il y a un gars qui a surgi et qui lui a braqué un flingue sur la tempe.
— Et alors ?
— L’émotion, je suppose, je me suis endormi. Je suis narcoleptique, je vous l’ai dit.
— Cela n’explique pas comment vous vous êtes retrouvé ici à 20 km du lieu du crime.
— Ben, non. Mais que voulez-vous que je vous dise ? Je dormais.


Plus tard, lorsque l’Inspecteur retrouva JH au Café du Commerce où celui-ci s’était enfin enfilé un steak frites :

— Alors Chef, on le tient le coupable ?
— Non, je ne pense pas. Ce n’est pas lui qui a fait le coup.
— Intime conviction ?
— Absolument ! Tu l’aurais vu… Avec ce regard de gosse devant un couteau suisse.
Et là-dessus, le Chef s’était mis à chanter :

La la la lime à limer, la la la lame à lamer, la la la lume allumée, la la …
— Ben quoi, tu connais pas la chanson ?
Cette chanson-là, JH aurait parié que l’Inspecteur venait de l’inventer.

— Allez, magne-toi, cow-boy, on remonte dans la bagnole.
— On va où ?
— Au Phare-Ouest, c’est pas loin.

Ils avaient à peine démarré que…-
— La barbe, fit l’Inspecteur….
— Un problème, Chef ?…
— Mais non, voyons. « Je me laisse pousser la bar… be. » Tu en étais là de ta lecture.


Je me laisse pousser la barbe. Je deviens un véritable ermite. J’ai peu de contact avec les autres résidents. Tout juste si j’échange un « Salut » quand il m’arrive d’en croiser un, ou que je me fende d’ un « Bon appétit » à la table du dîner. Et si l’un ou l’autre insiste, je le rabroue amicalement. Par contre, la nuit, je me suis fait un ami, figure-toi. Un vieil hibou bougon, grognon qui maugrée par intermittence. On croirait entendre : « Cornegidouille ! De par ma chandelle verte ! ». M’étonnerait pas qu’il eut lu tout Ubu, cet hibou !

— C’est tout. La lettre finit là, Chef.
— Oui, je sais, c’est la troisième fois que tu me la lis.
— Vous avez pas du ramasser toutes les pages…
De toute façon, on s’en fout, on est arrivé.

L’Inspecteur avait arrêté la voiture pile devant l’entrée principale.
- — Bon, dit-il. Maintenant, à toi de jouer, mon gars.
JH était sur la défensive, il n’aimait pas le ton employé par son Chef, ça sentait l’arnaque à plein nez.
— C’est une mission délicate, poursuivais l’Inspecteur, mais j’ai confiance. Je sais que tu seras à la hauteur.
Du blabla tartiné au miel. Qu’allait-il encore lui tomber dessus ?
— Voilà : je te laisse l’insigne honneur d’annoncer à ce fameux Jean de Guermont son tout frais veuvage.
JH s’était attendu au pire et le pire était arrivé. Bouleversé, il balbutia :
— Mais Chef, c’est que… euh, je n’ai jamais fait ça, moi…
— Ben, faut un début à tout, mon gars ! Et, crois-moi, dans ce métier, ce ne sera pas la dernière fois que tu te mettras le doigt dans le deuil.
Ah, cet humour malsain, cette cruelle jubilation… ça portait un nom, ça s’appelait…
— Du cynisme, mon gars. Du cynisme. Allez, va !


Manquent le souvenir et la haine.
Pas eu le temps et puis, c’est déjà assez de guingois comme ça ;-))

Kilis
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Message  bertrand-môgendre Mer 7 Mar 2012 - 19:31

Finalement, ce style d'écriture, cet univers te sied à merveille.
Je me suis laissé emporté par l'aventure, même si la pseudo-lettre me semblait un peu trop littéraire pour en être une, véritablement écrite par un amoureux.
Par contre, les dialogues sont particulièrement bien réussis.
Les contraintes que tu as respectées passent bien, même si je suis incapable de les retrouver toutes.
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Message  Invité Jeu 8 Mar 2012 - 10:21

C'est chouette... mais bizarrement, je ne te reconnais pas , alors que d'hab...
C'est beaucoup moins ramassé que ce que tu fais en général - du coup, par comparaison , j'ai l'impression que c'est bavard, mais non, il suffit que j'imagine que ce n'est pas toi qui a écrit pour trouver ça bien !
Bref.
Mais c'est chouette quand même.

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Message  Janis Jeu 8 Mar 2012 - 10:51

oui, ça s'étire un peu mais c'est du beau boulot du beau bon vieux texte
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Message  grieg Ven 9 Mar 2012 - 14:14

Lâche, j'ai attendu que d'autres disent…
Tu sais bien que je suis tellement fou de ta prose que je lècherais le dernier de tes mots comme on met en bouche le glaçon languissant au fond de son verre de Ricard
mais là, tu m’as manqué un peu.

je vais, malgré tout relancer un exo pour avoir le privilège de te lire encore

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Message  Gobu Ven 9 Mar 2012 - 14:29

Ben ma foi, je t'ai retrouvée, même dans un registre un ton en-dessous de l'habitude. De jolies trouvailles :

"Ici nous sommes tous un peu à l'Ouest"
"Le S de la Salamandre, ça t'a déjà un air de best-seller (bien envie de te piquer l'idée) "
"Qu'il eût lu tout Ubu cet hibou"(licence poétique ? On dit plutôt ce hibou)
"Le doigt dans le deuil (très mignon)

Et puis les enquêtes un peu déjantées, moi ça me botte...
Gobu
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Message  elea Ven 9 Mar 2012 - 18:57

J’ai lu d’une traite, puis (je ne sais pas pourquoi) j’ai relu en séparant la lettre et le reste. Tout se tient à merveille, puis tout s’entrecroise parfaitement, tu as mené ta narration de main de maître(sse), chapeau !

Une petite incertitude sur la fin que je ne suis pas certaine d’avoir bien compris. Peu importe, c’était un plaisir à lire et j’ai beaucoup aimé les dialogues.

elea

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Message  Invité Sam 10 Mar 2012 - 14:18

J'ai bcp aimé cet entrelacement lettre et enquête/dialogues avec de jolies trouvailles. Un réel plaisir de lecture.

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