Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
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Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Exo figures de style 4 :
PANIQUE SUR OWL CREEK
Cette histoire me fut contée jadis. Par un indien Lakota, très sage, donc très vieux, l’inverse n’étant pas nécessairement exact, même chez les indiens. Autant dire qu’elle se déroule au far-west, et pas au phare ouest. Ne pas confondre. On l’appelait Ours Edenté, pour des raisons évidentes, mais selon l’état civil il se nommait Nathanael Washington. On voit par là l’insidieuse prégnance de la double culture biblique et patriotique au sein de la population américaine, même sur la fraction de cette dernière qui aurait dû y être la plus réfractaire. In God we trust and God Bless America. Sans oublier le Dollar, troisième entité du triptyque. In God we trust ; others pay cash, comme le prêchent fort justement les banquiers texans. Cette histoire me fut contée, le temps d’une bonbonne de rye râpeux, sur un coin de table de cuisine en sapin. On est mieux dans la cuisine, auprès du poêle rougeoyant, lorsque le blizzard cingle les murs de ses verges glacées.
J’avais été surpris par la tempête alors que je pistais un daim qui me faisait tourner en bourrique depuis l’aurore. Au sommet d’une éminence coiffée de mélèzes, de la fumée tournoyait au dessus de la cheminée d’un grand chalet de rondins, comme aiment en acquérir les citadins aisés en quête de sensations fortes et de dépaysement sylvestre. Après que j’eus tambouriné sur la porte comme un désespéré pour couvrir le rugissement des éléments, la porte s’ouvrit sur un vieil homme de très haute taille et de carrure imposante, vêtu comme n’importe quel forestier d’une épaisse chemise à carreaux et d’un pantalon de cuir brut plus culotté que le fond d’une théière britannique. Cependant, le collier de perlages multicolores qu’il portait autour du cou, ainsi que le teint sombre de sa peau et son regard d’obsidienne perçant sous des paupières bridées trahissaient ses origines peau-rouge.
L’hospitalité des autochtones est sans faille. Quiconque se présente au logis sans hostilité est le bienvenu, surtout s’il se trouve en danger. Il me fit entrer sans bouche délier, me fit signe d’ôter mes bottes et mon manteau scintillant de givre, me jeta une serviette pour que je puisse m’essuyer et me proposa un siège en face du sien, avant de tirer du garde-manger une assiette de viande séchée, du pain de maïs et la fameuse bonbonne de gnôle, dont il me servit toutes affaires cessantes un grand gobelet, sans manquer d’en faire autant pour lui, cela va sans dire. Cul sec et hardi petit. La goulée fulgura dans mon estomac comme une bombe H, mais curieusement je me sentis nettement mieux après, en dépit de la grimace qui déformait mes traits et des larmes qui brouillaient ma vue. Sa bouche édentée s’ouvrit sur un grand rire, un rire rassurant, pas du tout moqueur, presque complice. En fait, je n’ignorais pas qui il était ; on ne bourlingue pas pendant trois ans sur les pistes oubliées du Nord Est sans avoir entendu parler du vieux Marshall Washington et de toutes façons il était le seul habitant à vingt miles à la ronde. D’ordinaire, les indiens, surtout les anciens, sont peu loquaces, et la solitude n’incline pas à la verbosité, mais celui-ci avait l’air de vouloir s’épancher, ce à quoi son tord-boyaux n’était pas étranger. Il avait visiblement envie de me raconter des histoires ; ça tombait bien : c’est mon métier de les consigner par écrit. Je vous retranscris ses propos tels que je m’en souviens, en tenant compte naturellement des distorsions dues au temps et à l’alcool.
« En ce temps là, Monsieur, j’étais déjà un ours, mais je vous prie de croire que j’avais encore toutes mes dents et que je savais mordre. Ca se passait vers 75-76 et le souvenir de la révolte de Wounded Knee de 1973 était encore vivace dans le cœur des indiens Lakota et de ceux qui soutenaient leur cause. Marshall du Comté, j’avais la tâche ingrate de pourchasser les activistes encore en fuite. C’étaient pour la plupart de jeunes mustangs furieux, leur cœur se consumait de haine, et ce brasier irradiait si fort qu’il aurait pu qu’il aurait pu mettre le feu à la terre entière. Mon devoir était de les appréhender pour les remettre à la Justice. Si l’on m’avait choisi moi, qui suis de pure ascendance Lakota, c’est parce que l’on n’ignorait pas que je n’avais pas mon pareil pour débusquer le gibier où qu’il se terre. Rien de tel qu’un coyote pour traquer d’autres coyotes. Quant à moi, si j’avais accepté de pourchasser mes propres frères, c’était avant tout parce que j’espérais qu’ils se rendraient plus facilement à l’un des leurs, et surtout pour leur éviter d’être abattus sans sommation par quelque justicier Washishun (visage pâle) avide de venger Custer ou simplement de toucher la prime offerte pour leur scalp. Bref j’étais depuis trois mois sur la piste de l’un d’entre eux, une piste semée d’exactions diverses, depuis le bris de vitres de bâtiments officiels jusqu’à l’attaque à main armée d’un bureau de poste fédéral, en passant par l’incendie de granges, le plasticage de pylônes téléphoniques, et le vol de voitures. S’il ne volait pas les chevaux comme ses ancêtres – nos ancêtres, en vérité – c’est parce que les véhicules tout-terrain vont plus vite et sont plus adaptés à la topographie régionale. J’avais beau déployer toute ma science, il avait toujours un coup d’avance sur moi.
Notez, Monsieur, que j’aurais pu faire donner la garde, rameuter une escouade de rangers, faire appel à des hélicoptères, mais je tenais à faire le boulot tout seul. D’abord parce que cela aurait inévitablement attiré son attention, mais surtout parce que bien qu’assez graves, les délits qu’il avait commis ne justifiaient pas un tel déploiement de forces. Après tout il n’y avait pas eu mort d’homme. Tout changea un soir d’automne, alors que je patrouillais le long d’ Owl Creek (la crique du hibou) en fait une anse sur un petit lac de montagne où pullulaient ces rapaces nocturnes. J’avais dressé mon campement au bord de l’eau, après une longue journée de patrouille, autant pour profiter de la fraîcheur que pour m’approvisionner de poisson frais. J’en avais assez de me nourrir de rations de survie, et ne pouvais chasser, de peur d’attirer son attention. Je savais qu’il se trouvait dans le coin, car il avait été contraint d’abandonner son véhicule, faute d’essence. Sa photo décorait les murs de toutes les stations services de l’Etat et il était contraint d’en voler un autre à chaque fois qu’il était en panne. A vrai dire, après un festin de truites grillées sur la braise et une bonne rasade de café généreusement arrosé, je n’avais plus qu’un seul désir, me reposer, paresser, flemmarder, que dis-je, procrastiner, comme disent les têtes d’œuf des universités. Hou hou, huait le hibou, tu tiens le bon bout, tandis que je m’enroulais dans ma vieille couverture, confortablement adossé à mon sac à dos, lorsqu’un craquement de branches me redressa instantanément. Avant même que j’aie eu le temps de dégainer mon arme de service, je fus aveuglé par la lueur d’une lampe torche. Si tu touches à ce flingue, t’es un homme mort, me cria-t-on du ton amical d’un glouton affamé. Il arrive parfois que le chasseur se transforme en gibier, c’est en tous cas ce qu’enseigne notre sagesse. Surtout lorsqu’on se met à procrastiner.
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PANIQUE SUR OWL CREEK
Cette histoire me fut contée jadis. Par un indien Lakota, très sage, donc très vieux, l’inverse n’étant pas nécessairement exact, même chez les indiens. Autant dire qu’elle se déroule au far-west, et pas au phare ouest. Ne pas confondre. On l’appelait Ours Edenté, pour des raisons évidentes, mais selon l’état civil il se nommait Nathanael Washington. On voit par là l’insidieuse prégnance de la double culture biblique et patriotique au sein de la population américaine, même sur la fraction de cette dernière qui aurait dû y être la plus réfractaire. In God we trust and God Bless America. Sans oublier le Dollar, troisième entité du triptyque. In God we trust ; others pay cash, comme le prêchent fort justement les banquiers texans. Cette histoire me fut contée, le temps d’une bonbonne de rye râpeux, sur un coin de table de cuisine en sapin. On est mieux dans la cuisine, auprès du poêle rougeoyant, lorsque le blizzard cingle les murs de ses verges glacées.
J’avais été surpris par la tempête alors que je pistais un daim qui me faisait tourner en bourrique depuis l’aurore. Au sommet d’une éminence coiffée de mélèzes, de la fumée tournoyait au dessus de la cheminée d’un grand chalet de rondins, comme aiment en acquérir les citadins aisés en quête de sensations fortes et de dépaysement sylvestre. Après que j’eus tambouriné sur la porte comme un désespéré pour couvrir le rugissement des éléments, la porte s’ouvrit sur un vieil homme de très haute taille et de carrure imposante, vêtu comme n’importe quel forestier d’une épaisse chemise à carreaux et d’un pantalon de cuir brut plus culotté que le fond d’une théière britannique. Cependant, le collier de perlages multicolores qu’il portait autour du cou, ainsi que le teint sombre de sa peau et son regard d’obsidienne perçant sous des paupières bridées trahissaient ses origines peau-rouge.
L’hospitalité des autochtones est sans faille. Quiconque se présente au logis sans hostilité est le bienvenu, surtout s’il se trouve en danger. Il me fit entrer sans bouche délier, me fit signe d’ôter mes bottes et mon manteau scintillant de givre, me jeta une serviette pour que je puisse m’essuyer et me proposa un siège en face du sien, avant de tirer du garde-manger une assiette de viande séchée, du pain de maïs et la fameuse bonbonne de gnôle, dont il me servit toutes affaires cessantes un grand gobelet, sans manquer d’en faire autant pour lui, cela va sans dire. Cul sec et hardi petit. La goulée fulgura dans mon estomac comme une bombe H, mais curieusement je me sentis nettement mieux après, en dépit de la grimace qui déformait mes traits et des larmes qui brouillaient ma vue. Sa bouche édentée s’ouvrit sur un grand rire, un rire rassurant, pas du tout moqueur, presque complice. En fait, je n’ignorais pas qui il était ; on ne bourlingue pas pendant trois ans sur les pistes oubliées du Nord Est sans avoir entendu parler du vieux Marshall Washington et de toutes façons il était le seul habitant à vingt miles à la ronde. D’ordinaire, les indiens, surtout les anciens, sont peu loquaces, et la solitude n’incline pas à la verbosité, mais celui-ci avait l’air de vouloir s’épancher, ce à quoi son tord-boyaux n’était pas étranger. Il avait visiblement envie de me raconter des histoires ; ça tombait bien : c’est mon métier de les consigner par écrit. Je vous retranscris ses propos tels que je m’en souviens, en tenant compte naturellement des distorsions dues au temps et à l’alcool.
« En ce temps là, Monsieur, j’étais déjà un ours, mais je vous prie de croire que j’avais encore toutes mes dents et que je savais mordre. Ca se passait vers 75-76 et le souvenir de la révolte de Wounded Knee de 1973 était encore vivace dans le cœur des indiens Lakota et de ceux qui soutenaient leur cause. Marshall du Comté, j’avais la tâche ingrate de pourchasser les activistes encore en fuite. C’étaient pour la plupart de jeunes mustangs furieux, leur cœur se consumait de haine, et ce brasier irradiait si fort qu’il aurait pu qu’il aurait pu mettre le feu à la terre entière. Mon devoir était de les appréhender pour les remettre à la Justice. Si l’on m’avait choisi moi, qui suis de pure ascendance Lakota, c’est parce que l’on n’ignorait pas que je n’avais pas mon pareil pour débusquer le gibier où qu’il se terre. Rien de tel qu’un coyote pour traquer d’autres coyotes. Quant à moi, si j’avais accepté de pourchasser mes propres frères, c’était avant tout parce que j’espérais qu’ils se rendraient plus facilement à l’un des leurs, et surtout pour leur éviter d’être abattus sans sommation par quelque justicier Washishun (visage pâle) avide de venger Custer ou simplement de toucher la prime offerte pour leur scalp. Bref j’étais depuis trois mois sur la piste de l’un d’entre eux, une piste semée d’exactions diverses, depuis le bris de vitres de bâtiments officiels jusqu’à l’attaque à main armée d’un bureau de poste fédéral, en passant par l’incendie de granges, le plasticage de pylônes téléphoniques, et le vol de voitures. S’il ne volait pas les chevaux comme ses ancêtres – nos ancêtres, en vérité – c’est parce que les véhicules tout-terrain vont plus vite et sont plus adaptés à la topographie régionale. J’avais beau déployer toute ma science, il avait toujours un coup d’avance sur moi.
Notez, Monsieur, que j’aurais pu faire donner la garde, rameuter une escouade de rangers, faire appel à des hélicoptères, mais je tenais à faire le boulot tout seul. D’abord parce que cela aurait inévitablement attiré son attention, mais surtout parce que bien qu’assez graves, les délits qu’il avait commis ne justifiaient pas un tel déploiement de forces. Après tout il n’y avait pas eu mort d’homme. Tout changea un soir d’automne, alors que je patrouillais le long d’ Owl Creek (la crique du hibou) en fait une anse sur un petit lac de montagne où pullulaient ces rapaces nocturnes. J’avais dressé mon campement au bord de l’eau, après une longue journée de patrouille, autant pour profiter de la fraîcheur que pour m’approvisionner de poisson frais. J’en avais assez de me nourrir de rations de survie, et ne pouvais chasser, de peur d’attirer son attention. Je savais qu’il se trouvait dans le coin, car il avait été contraint d’abandonner son véhicule, faute d’essence. Sa photo décorait les murs de toutes les stations services de l’Etat et il était contraint d’en voler un autre à chaque fois qu’il était en panne. A vrai dire, après un festin de truites grillées sur la braise et une bonne rasade de café généreusement arrosé, je n’avais plus qu’un seul désir, me reposer, paresser, flemmarder, que dis-je, procrastiner, comme disent les têtes d’œuf des universités. Hou hou, huait le hibou, tu tiens le bon bout, tandis que je m’enroulais dans ma vieille couverture, confortablement adossé à mon sac à dos, lorsqu’un craquement de branches me redressa instantanément. Avant même que j’aie eu le temps de dégainer mon arme de service, je fus aveuglé par la lueur d’une lampe torche. Si tu touches à ce flingue, t’es un homme mort, me cria-t-on du ton amical d’un glouton affamé. Il arrive parfois que le chasseur se transforme en gibier, c’est en tous cas ce qu’enseigne notre sagesse. Surtout lorsqu’on se met à procrastiner.
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Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 70
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Sorry désolé, my good friends, mais faut que je vais envoyer la suite domani, j'ai de l'imprévu sur le feu. Et sorry itou pour être aussi peu présent ces temps derniers. Gobu propose mais Wakan Tanka dispose, comme chacun sait.
Hau à tous et à plus.
Gobu
Hau à tous et à plus.
Gobu
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 70
Date d'inscription : 18/06/2007
Engrenage.
Que dire ? C'est excellent. Même pour moi qui ne suis point amateur de Far west.
Te lire, c'est mettre le doigt dans un drôle d'engrenage !
Ubik.
Te lire, c'est mettre le doigt dans un drôle d'engrenage !
Ubik.
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Zut ! Déjà fini ?
bertrand-môgendre- Nombre de messages : 7526
Age : 104
Date d'inscription : 15/08/2007
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
debout ! c'est l'heure ! la suite !
Janis- Nombre de messages : 13490
Age : 63
Date d'inscription : 18/09/2011
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Ah, par une nuit bien froide, groupés autour de l’âtre, écouter Gobu conter…
Et là, tu nous envoies au lit prétextant qu’il est tard ? On a été bien sage, je t’assure. Alors vivement ce soir.
Et là, tu nous envoies au lit prétextant qu’il est tard ? On a été bien sage, je t’assure. Alors vivement ce soir.
Kilis- Nombre de messages : 6085
Age : 78
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
- Alors fiston, répondis-je, tu oserais tirer sur ton propre père ?
- Je devrais te descendre comme un chien enragé, papa. Celui qui trahit sa race ne mérite pas de vivre !
Ces grands mots, je les connaissais par cœur, vous pensez bien, Monsieur : à son âge, j’en avais plein la bouche. Ils n’avaient apporté à mon peuple que division, malheur et amertume. Bison Furieux, comme il se faisait appeler, était le fils unique que j’avais eu de Janice, une Washishun de la Côte Est venue étudier les coutumes des Lakotas sur le terrain, c’est-à-dire dans la réserve de Pine Ridge, où végétaient la plupart des derniers descendants du clan Oglala, qui fut celui du grand Chef Crazy Horse. Elle n’a pas pu supporter longtemps cette existence. La misère, la maladie, l’alcoolisme et la violence ravageaient notre communauté, en dépit des efforts de quelques anciens qui tentaient de maintenir vivaces nos coutumes et de tirer notre peuple de la déchéance. Quant à Janice, elle était aussi mal vue de mes frères, qui ne voyaient en elle qu’une ennemie, que des blancs du voisinage, pour qui elle n’était qu’une méprisable putain à peaux-rouges. Pendant trois ans, elle encaissa bravement quolibets, brimades et privations, jusqu’au jour où un brave sous l’emprise de l’eau-de-feu tenta de la violer en plein jour au retour de l’école où elle travaillait comme institutrice. Elle ne dut son salut qu’à l’ivresse de son agresseur, qui ne parvint pas à la maîtriser. Dans le temps, j’aurais tué de mes propres mains l’auteur d’un tel affront, mais ce temps-là était révolu. Depuis longtemps. Il fut remis à la Police Indienne, et l’on n’entendit plus parler de lui. Mais pour Janice, la coupe était pleine. Elle fit son baluchon et quitta la réserve sans un mot d’adieu, abandonnant notre enfant de trois ans à son sort. Le Bureau des Affaires Indiennes estima que j’étais trop jeune et instable pour m’occuper de lui, et il fut confié à une institution charitable située à plus de trois cents miles de là, afin d’y recevoir une éducation digne de ce nom. C’est alors que je m’engageais dans la police, un des seuls débouchés, avec l’armée, qui s’offrait à mes semblables. J’y fis rapidement carrière, comme vous le savez. Durant ces années, je n’ai pu revoir mon fils que quelques fois. Les bons apôtres qui prenaient soin de lui voulaient le soustraire à l’influence déplorable de la réserve. Et voilà que j’avais appris qu’il faisait partie des derniers enragés continuant à défier l’autorité de l’Homme Blanc après la deuxième tragédie de Wounded Knee. J’ai tendu le calumet de la paix. Ca donne parfois de bons résultats.
- Bon et maintenant, fiston, on fait quoi ? Tu me flingues tout de suite ou on prend le café d’abord ?
- Pour le moment, tu me donnes ta carabine et ton revolver, tu prends ton sac et tu m’accompagnes. Et n’essaye pas de me jouer un tour à ta façon. Tu es rapide, mais pas autant qu’une rafale de ce joujou-là.
Le pistolet-mitrailleur Uzi qu’il braquait sur moi n’avait pas l’air d’un joujou, et de toutes façons, je n’avais guère envie de faire mumuse. En fait, j’étais curieux de voir où il comptait m’emmener. Nous avons suivi un petit sentier enfoncé entre les broussailles pendant au moins une heure, avant de parvenir à une paroi rocheuse dans laquelle s’ouvrait une petite grotte. A en juger par l’odeur, elle avait dû servir de tanière à une bête sauvage.
- Ca pue, hein ? Un ours créchait ici avant, mais l’un de nous deux était de trop. Je lui ai réglé son compte.
J’ai hoché la tête avec réprobation. « Tue ce que tu manges et mange ce que tu tues », dit notre Loi, mais il y a belle lurette que cette loi n’a plus cours. Une lampe à gaz animait sur les parois de la caverne nos ombres mouvantes, et je pus à sa lueur détailler un peu ce fils qui me revenait dans d’aussi étranges circonstances. De moi et ses ancêtres lakotas, il tenait sa haute stature, son teint mat et ses yeux bridés ; de sa mère – une sacrée belle poulette, entre nous, Monsieur – il avait hérité ses prunelles d’azur et sa lourde chevelure blonde. C’était peut-être un authentique fils de pute, mais c’était quand même le mien, et je peux vous jurer, Monsieur, que vêtu en gentleman, on l’aurait laissé entrer avec une courbette à un dîner privé à la Maison Blanche ! Compte tenu des circonstances, il s’était grimé en Rambo, tenue militaire camouflée et chaussures de marche ; il arborait sur son visage les peintures de guerre de notre clan. Dans l’échancrure de son col, suspendu à un lacet de cuir, se balançait un pendentif de quartz figurant une salamandre. J’avais vaguement entendu parler de ce talisman, celui d’un petit groupe d’illuminés ayant choisi cet animal comme symbole de la renaissance des cultures autochtones, entre nous une idée piquée aux Washishuns ! Pour le peuple Lakota, aucun animal n’est ni plus ni moins sacré qu’un autre, à l’exception peut-être du bison auquel nous devions tout et de l’aigle à tête blanche qui symbolise la liberté. Tel était mon fils, irrémédiablement écartelé entre deux cultures antagonistes. Comme la plupart des métis, il se sentait rejeté de part et d’autre. Il avait choisi de renier sa part blanche, mais ce faisant, c’est contre lui-même qu’il dirigeait la flèche de son ressentiment. C’est ainsi, Monsieur : on ne hait vraiment que ce qui nous ressemble.
- C’est pas tout ça, papa, mais faut que je te montre quelque chose.
Au fond de la tanière, sur un sac de couchage posé sur un lit de branchages, reposait une jeune fille vêtue à la mode de l’époque, robe à fleurs multicolores du bon faiseur, mocassins de fin cuir brodés et bijoux qui n’avaient pas l’air de pacotille. Une hippie, peut-être, mais sûrement pas une pauvresse. Elle était saucissonnée dans une cordelette de nylon ; son teint était crayeux, et elle respirait à peine. J’ai pâli à mon tour.
- Seigneur, qu’as-tu fait-là ?
- Rassure-toi, papa chéri. Elle n’est pas morte. Je l’ai juste un peu aidée à s’endormir.
- Comment ça aidée ?
- Ben…Je lui ai fait gober quelques comprimés qu’elle avait dans son sac. Du gardénal, je crois bien.
- Mais tu es fou ! Il faut la réveiller tout de suite sinon elle va y passer. Prépare du café très fort. Et avant tout il faut lui ôter ses liens sinon elle risque d’étouffer. Donne-moi un couteau.
Bien entendu, il m’avait aussi confisqué mon grand poignard de chasse. Il était peut-être cinglé, mais pas complètement abruti. A la place, il me tendit un canif multi-lames, un couteau suisse, suisse comme une banque discrète ou une plaque de chocolat au lait. J’ai tranché les liens de la petite en tournemain, elle se remit à respirer plus normalement. Entre temps, mon fils avait préparé le café. Je le goûtai et grimaçai un rictus d’approbation.
- Mets-y du sel et ne pleure pas la dose. Faut qu’elle vomisse.
J’ai giflé la pauvre gosse pour la réveiller et lui ai pincé le nez pour lui faire ingurgiter de force le breuvage. Elle était tellement dans les vapes qu’elle s’est laissé faire sans broncher. Le résultat ne se fit pas attendre, et elle se vida d’un seul coup de toutes les saloperies qui lui encombraient les entrailles, y compris sur mes bottes, mais à la guerre comme à la guerre. Lorsque la purge fut terminée, je la rallongeai sur sa couche de fortune. Maintenant, elle allait roupiller au moins vingt-quatre heures, mais sa vie n’était plus en danger. Pendant toute l’opération, mon fils n’avait pas cessé de me braquer avec son arme. La confiance régnait.
- Tu me racontes, maintenant ?
Le récit qu’il me dévida me fit dresser les cheveux sur la tête. Alors qu’il venait de voler un vieux pick-up Ford garé sur le parking d’une friterie, il aperçut une jeune hippie qui faisait du stop. Wakan Tanka sait quelle idée tordue lui était passée par la tête, mais il s’arrêta pour prendre la passagère. Elle paraissait aussi paumée que lui, et lorsqu’il lui a demandé où il devait la déposer elle se contenta de répondre le plus loin d’ici. Ca tombe bien, ricana-t-il, c’est justement là que je vais. Ils roulèrent plusieurs heures de suite sans croiser grand monde, tout en causant comme deux jeunes copains de fac ravis de tailler la route ensemble. A mesure qu’elle se confiait à lui, il s’est mis à gamberger. La poulette n’était pas du tout une jeune paumée errant de bled en bled, mais la fille d’une grosse légume du Nord Dakota. En fait c’était même la fille du gouverneur de l’Etat. Oui Monsieur, la fille du Gouverneur en personne ! Elle avait fugué du domicile familial suite à une explication houleuse avec ses vieux à propos de ses fringues, de son mode de vie et d’une enveloppe de substances végétales fortement prohibées. Ce coup-ci s’est dit mon fils dans son esprit dérangé, je tiens la grosse prise. Avec un tel otage entre les mains, je vais pouvoir faire plier le gouvernement des Etats-Unis et obtenir réparation pour toute la Nation Lakota, voire pour tous les autochtones d’Amérique. Il se voyait déjà en héros de la cause indienne, en couverture des plus grands magazines du pays, Hollywood lui ferait un pont d’or pour raconter ses exploits et on taillerait une statue à son effigie dans le roc du Mont Rushmore aux côtés de celles de nos plus grandes Gloires nationales. Lorsque son véhicule se retrouva en panne d’essence, il entraîna la fille avec lui. Au début, elle avait semblé trouver excitante cette balade en voiture avec un inconnu aussi étrange que séduisant, mais lorsqu’il prétendit s’enfoncer dans les bois à pied, elle se mit à regimber et il fut contraint d’employer les grands moyens pour la contraindre à le suivre. La suite, vous la connaissez, Monsieur. Après avoir découvert le véhicule abandonné, je me suis mis à patrouiller dans le secteur jusqu’à ce qu’il me tombe dessus à l’improviste.
Et maintenant, on était pas dans la merde, si je puis me permettre, Monsieur. Comment j’allais tirer mon fils de ce bourrier, je n’en avais aucune idée. La disparition de la môme n’avait pas encore été signalée, mais cela n’allait sûrement pas tarder, et pas de doute que ça allait faire du foin. En plus, il avait passé une frontière avec sa captive, transformant son délit, déjà très grave en soi, en crime fédéral. Ce qui veut dire qu’il fallait s’attendre à voir débouler les supermen du FBI, des gars qui ne font pas dans la dentelle, vous pouvez me croire ! J’ai regardé la pauvre gosse affalée sur son lit de branchages, mon fiston, qui, dans son délire, commençait à se rendre confusément compte de l’ampleur du désastre, et je me suis dit que toute la sagesse de tous les sages de mon Peuple ne serait pas de trop pour m’aider à trouver une solution. Et puis j’ai pensé à Crazy Horse, à Sitting Bull, à Red Cloud et à tous les autres qui n’avaient jamais faibli devant l’adversité et j’ai compris que là, c’était à moi de jouer. Je me suis dressé comme un brave face aux longs couteaux du boucher Custer et j’ai commencé à danser autour de la lampe à gaz comme si ç’avait été le plus grand de tous les feux de camp de la Plaine, et j’ai scandé les vieilles mélopées que je tenais de mon père, et lui de son père et ainsi de suite jusqu’à la Nuit des Temps. Mon fils, abasourdi, me regardait me déhancher bouche bée. Heyaa heyaa heyaa hey et tandis que je dansais comme un possédé, j’invoquais l’esprit de l’ours – mon totem – que mon fils avait tué, heyaa heyaa heyaa hey et je lui demandais pardon en son nom de cette mort injuste, heyaa heyaa heyaa hey et il a dû finir par lui pardonner parce que lorsque je me suis effondré d’épuisement sur le sol, je tenais la solution.
La suite, elle se trouve maintenant dans tous les bons livres d’Histoire. Le lendemain de cette nuit de folie, je me suis présenté au poste de police le plus proche avec mon fils menotté, contrit et repentant et j’ai expliqué au shérif ravi de l’aubaine que je lui ramenais la fille du gouverneur, ainsi que le fugitif qui l’avait trouvée errant sur les sentiers de la forêt, et qui, pris de remords au souvenir de ses exactions, s’était rendu à moi sans histoires après l’avoir tirée des griffes d’un grizzly féroce qui avait failli l’écharper. La fille, trop heureuse de n’avoir pas à s’expliquer sur les circonstances de sa fugue, ne contredit pas cette version, qui fut confirmée par le cadavre de l’ours pourrissant à proximité de la caverne. Je fus décoré d’une médaille dorée pour ce coup de maître, mon fils eut droit aux circonstances atténuantes et n’écopa que du minimum. Lorsqu’il sortit de prison deux ans plus tard, il était un autre homme, et croyez-le ou non, il fit par la suite une brillante carrière au cinéma, où son physique ravageur et son air décidé lui ont valu de beaux rôles de grands chefs indiens. Hoka hey ! Et à votre santé, Monsieur. Hau ! »
Voilà le genre d’histoires qu’on peut entendre dans une forêt perdue du Montana, lorsqu’on a la chance de frapper, par une nuit de blizzard où hurlent les esprits de la tempête, à la porte d’un vieil ours édenté qui fut aussi un grand Marshall. Hau !
« …enseigne-moi à avoir confiance
et à aimer malgré ma peur
afin que je puisse entrer dans mon Espace Sacré
et ainsi marcher en harmonie
au passage de chaque Glorieux Soleil. »
Prière Lakota (extrait)
Gobu
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 70
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Superbe, Gobu. Un conte outre-atlantique à la française, la vie de ces métis qui renient leur blancheur, les oubliés du mythe américain : même la fantaisie de la salamandre est impeccablement crédible, on s'y croit. Savouré comme une eau de feu premium.
Chako Noir- Nombre de messages : 5442
Age : 34
Localisation : Neverland
Date d'inscription : 08/04/2008
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Je ne m’étais pas plongé dans les récits de l’ouest depuis un certain temps… Après ça, je crois que je vais prendre le chemin de la bibliothèque et me trouver un Harrison, un Alexie et un Hillerman.
Plaisir de lecture
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grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
grieg a écrit:Je ne m’étais pas plongé dans les récits de l’ouest depuis un certain temps… Après ça, je crois que je vais prendre le chemin de la bibliothèque et me trouver un Harrison, un Alexie et un Hillerman.
Plaisir de lecture
Yes. Et attaque un Louis L'Amour dans la foulée, tant que tu y es...
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 70
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
tain
j'en ai jamais lu
bonne idée
j'en ai jamais lu
bonne idée
grieg- Nombre de messages : 6156
Localisation : plus très loin
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Qu’est-ce qu’il est bavard cet ours édenté, mais c’est un tel conteur servi par une telle écriture pour un dépaysement si parfait, qu’il pourrait encore raconter sans que je m’en lasse.
elea- Nombre de messages : 4894
Age : 51
Localisation : Au bout de mes doigts
Date d'inscription : 09/04/2010
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
J’aime ta cuisine de mots, Gobu, toujours goûteuse. On sent que tu as du plaisir à la préparer et à la partager. Donc nous, à te lire, itou. Un proche cousin de C.B., ce fils du Marshall Washington
Kilis- Nombre de messages : 6085
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Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
Kilis a écrit:J’aime ta cuisine de mots, Gobu, toujours goûteuse. On sent que tu as du plaisir à la préparer et à la partager. Donc nous, à te lire, itou. Un proche cousin de C.B., ce fils du Marshall Washington
Y a de ça, of course ! Sauf que C.B. a quand même beaucoup plus de sagesse. Hau !
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 70
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Figures de style 4 : Panique sur Owl Creek (1)
ravi de cette phrase :
et enfin parce que la lumière éclaire le nom "Washington" comment n'y avais-je pas pensé plus tôt ? S'amuser, s'instruire, lire Gobu.Mon fils, abasourdi, me regardait me déhancher bouche bée. Heyaa heyaa heyaa hey et tandis que je dansais comme un possédé, j’invoquais l’esprit de l’ours – mon totem – que mon fils avait tué, heyaa heyaa heyaa hey et je lui demandais pardon en son nom de cette mort injuste, heyaa heyaa heyaa hey et il a dû finir par lui pardonner parce que lorsque je me suis effondré d’épuisement sur le sol, je tenais la solution.
Invité- Invité
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