La belle inconnue

La vie regorge de surprises ! Voilà que j’aime. Assurément, passionnément. J’aime sans mesure. L’amour a-t-il jamais connu la mesure ? ! Comme il me semble loin désormais le temps de l’infâme solitude. Il est des moments magiques où l’univers semble conspirer à notre félicité…
Je venais seul, dans ce modeste camping, chérir les souvenirs des vacances de mon enfance, et de mon cher père récemment disparu. Je comptais vivre de nostalgie, de lecture et de contemplation le temps de quelques congés. Mais voici que je croisais Adèle. Mon bonheur, mon salut. Tout en elle est enchantement : qu’elle s’affaire aux taches ménagères, et je reconnais l’une de ces dignes lavandières d’antan, qu’elle s’assoupisse dans sa chaise en résine, et je suis Renoir contemplant sa dormeuse. Je la découvris pour la première fois lorsque je rejoignais ma tente au sortir de la douche. Je passais devant une femme absorbée par la lecture d’un gros ouvrage. Je remarquais sa peau ambrée, sa longue chevelure noisette aux reflets dorés, et sa silhouette déliée. A son approche, je pus déchiffrer le titre de l’œuvre : « L’Assommoir », mon livre favori ! Les bras auraient pu m’en tomber ! Un signe du destin sans doute. J’ai alors commencé à l’observer de plus en plus attentivement lorsque nos chemins se croisaient. Au fil du temps, j’ai fini par chercher à croiser son chemin pour l’observer.

Je guettais la belle intellectuelle, afin d’en connaître davantage à son sujet. Un peu gêné au début de voler d’elle à son insu, je me laisse maintenant de plus en plus aller à ma curiosité grandissante, et à mes sentiments. Et tout semble concourir à ma satisfaction : plus j’apprends d’elle, plus je m’éprends d’elle, et les signes se multiplient, comme autant de preuves indubitables de notre concordance, comme pour me montrer la voie, et me conforter dans mes desseins. Le destin en somme. A peine croyable ce que l’on peut apprendre de quelqu’un rien qu’en l’observant. Il me semble la connaître maintenant mieux que quiconque. Pourtant, je n’ose pas l’aborder, pas encore : il me faut tout mettre correctement en œuvre afin d’orchestrer une rencontre inoubliable, parfaite. J’avoue aussi que je retire un plaisir de plus en plus grisant de mes investigations secrètes. Dès le lever, je l’étudie - j’ai d’ailleurs adopté ses horaires - jusqu’à notre coucher, le triste moment où son ombre disparaît derrière le rideau de sa caravane, et que mon univers s’éteint avec elle. Un jour, elle lira en moi comme je lis en elle, l’élégance, la bienveillance et la distinction. Nous sommes différents des autres, nous sommes faits l’un pour l’autre.

Ce matin, nos regards se sont croisés à la sortie de l’épicerie. Et quelque chose s’est passé. Oui, je l’ai bien vu dans ses yeux, une étincelle qui en disait long quant à son irrépressible attraction. Elle a ensuite feint de scruter ailleurs, comme si de rien n’était, comme elle fait toujours, semblant de ne pas me voir, de m’ignorer, pudeur délicieuse, mais ça ne m’a évidemment pas échappé : elle m’aime, aujourd’hui, j’en suis certain. Dans son panier, des œufs, du fromage et du pain. Nous partageons l‘appétit des mêmes saveurs, j’en dînais encore hier. Nous avons tant en commun. Fascinant.

En cette douce fin après-midi, sur le fil de l’étendoir, un petit débardeur lilas qui ruisselle, celui qu’elle portait vendredi. Il souligne admirablement les courbes généreuses de sa splendide poitrine. Deux shorts, et une culotte bordée d’un liseré en dentelle. J’aimerais pouvoir la sentir, la toucher. Non! Quelle idée, quelle inconvenance! Je tente de chasser cette pensée. J’avale une autre gorgée de thé. Mon regard accroche de nouveau le sous-vêtement. Juste le toucher, le divin écrin de son intimité.

Elle a toussé. Il est bien tard. Est-elle malade ? Ma douce souffre-t-elle ? Comme j’aimerais l’avoir tout près de moi, comme j’aimerais pouvoir la veiller, la rassurer, la bercer. Je saurais la combler. Accroupi sous sa fenêtre, je respire le parfum de sa peau imprégné sur le petit morceau d’étoffe interdit.


Je ne me serais jamais cru capable d’agir ainsi, jamais. Mais que ne peut-on faire par amour ! Me voici dans sa caravane, à presque minuit, pendant que la belle est sortie. Quelle incorrection me dirait-on, mais je l’aime. Je suis fébrile, si ému, tellement excité ! Je pénètre dans son antre, son intimité, tout ici l’a goûtée. Extraordinaire ! Cette poignée que ses mains exquises ont maintes fois pressée, ces murs qu’elle a frôlés, cet air qu’elle a respiré. Une fois à l’intérieur, je balaie du regard autour de moi. Je suis sous le coup de l’émotion. J’avance, je recule, je vais, je viens. J’écarquille bien grand les yeux devant l’incroyable spectacle. Des boîtes de conserves vides et des pelures de légumes jonchent l’égouttoir et le sol au pied de l’évier, des magasines titrant grossièrement des « La culotte de cheval de Untel » et des « Un monstre à trois têtes aperçu près de Nantes » sont répandus sur la table. Je ne réalise pas tout de suite la portée de tout ce que je vois. Puis je tombe sur deux culottes toutes souillées sur la dite table. Un post-it collé de travers sur le réfrigérateur affiche : ‘’lesive, champouin’’…Dans la salle de bain, un traitement contre les mycoses génitales et des flacons de laxatifs. Une légion de poils pubiens dessine des sillons en cercle autour de l’orifice d’évacuation de la douche. J’ouvre le placard et suis assailli d’infects relents émanant des coquettes petites chaussures que j’idolâtrais. Puis, le coup de grâce : ses soutien-gorges, outrageusement rembourrés. Je suis médusé. Je me dirige vers la chambre comme un automate : des préservatifs à la banane dans la table de nuit et un drap tout crotté.

« Tiens, tu rendras son livre à ton neveu, j’ai même pas fini la première page, c’est d’un chiant ! On doit pas se marrer tous les jours avec celui-là !’’ lance Adèle à Geneviève qui grille au soleil.
« Bah, il est comme ma sœur, il se prend pour un seigneur !»
« Mouais… Et dis, tu sais pas quoi ? P’tain, y a un enculé qu’a marqué « connace » en gros sur la caravane, et la devanture est toute rayée. »
« Pas possible ! Y a vraiment des tarés partout ma pauvre amie. »

Tu m'as bien menée en carav bateau ! On anticipe toujours des fins possibles et je balançais entre un maniaque sexuel et une histoire d'amour relativement banale ( avec une préférence pour le maniaque, bien sûr !) mais je n'imaginais pas que tu nous trompais sur la marchandise ! Bravo !

Petit détail, cette phrase me semble bizarrement construite :

Un peu gêné au début de voler d’elle à son insu

,

L'amour est aveugle et se nourrit de ses illusions, en voilà une nouvelle preuve. Une bonne progression, et une chute surprenante. Parfois trop de détails à mon goût, des détails qui insistent, notamment à la fin, lors de la découverte de l’antre (la bauge !) de la jeune personne.

Bonsoir,

L'amour à sens unique je l'ai bien compris ... Intellectuelle parce qu'elle lit l'Assommoir, j'ai trouvé ça un peu exagéré, mais l'ensemble est bien mené et la fin est plaisante !

Amicalement,
midnightrambler

Je n'ai rien vu venir, me demandant ce que me réservait la fin. Une jolie démonstration du fait qu'il est dangereux de mettre une personne inconnue sur un piédestal, elle se révélera toujours décevante, le pouvoir de l'imagination étant bien plus fort que le réel.

Ici, je trouve que le texte en fait un peu trop :
Dans la salle de bain, un traitement contre les mycoses génitales et des flacons de laxatifs. Une légion de poils pubiens dessine des sillons en cercle autour de l’orifice d’évacuation de la douche. J’ouvre le placard et suis assailli d’infects relents émanant des coquettes petites chaussures que j’idolâtrais. Puis, le coup de grâce : ses soutien-gorges, outrageusement rembourrés. Je suis médusé. Je me dirige vers la chambre comme un automate : des préservatifs à la banane dans la table de nuit et un drap tout crotté.
Je ne garderais que le rembourrage, ce qui précède suffit à éclairer la déconvenue selon moi.

Tout d’abord, merci beaucoup à mes commentateurs!
En fait, mon idée, c’était en gros : quand les amours fantasmées rencontrent la réalité. Grossir le trait des gens qui disent aimer des personnes qu’ils ne connaissent pas en réalité. Eléa l’a bien résumé, imagination, piédestal et inévitable déception. En outre, je voulais jouer avec le thème de l’érotomanie qui me plaisait bien. Ça m’amusait aussi qu’il y ait embrouille tout du long. Qu’on pense d’abord à une histoire d’amour mièvre, puis qu’on prenne la piste du maniaque, et enfin ben la fin. On se trompe pas seulement sur la fille mais aussi sur le type finalement. On croit au tout début qu’il est du genre classieux et bien sous tout rapport, et très gnian gnian aussi au vu de ses envolées sentimentales. Mais finalement, il a un côté pervers. Il se dit intellectuel et voit en elle une intellectuelle également alors qu’ils n’ont jamais échangé un mot, on peut penser que finalement c’est son physique qui lui fait envie avant tout, aussi terre à terre que ça. Soit dit en passant, il s’est trompé sur elle mais sur lui aussi, il se découvre cet aspect de lui, voyeur et salace, qu’il n’aurait jamais imaginé, et il trouve excuse convenable à tout parce que selon lui, c’est de l’amour, et que, selon lui, ça excuse tout. Il fantasme tellement, qu’il croit sentir l’odeur de la peau de la fille sur la culotte alors qu’elle propre (elle ne pouvait de toute façon pas sentir moins bon que le savon!), bon ça, c‘était juste un petit clin d‘œil. J’ai mis l’affaire du père décédé non seulement pour justifier que ce genre de types (classe sociale probablement assez élevée, vu son langage) passe ses vacances dans un camping modeste, aussi pour l’excuser un peu, et surtout pour tacler ce truc détestable qui fait que parfois on tombe amoureux avant tout parce qu’on est seul et malheureux. Dans ce cas, on enjolive l’autre et on refuse plus ou moins inconsciemment de voir ses défauts. Là pour le coup, il va jusqu’à interpréter le moindre détail (manger du pain, lire l’Assomoir), et même les éléments contradictoires (l’indifférence totale de la fille qu’il interprète comme une jolie pudeur), tout ce qu’il a sous la main, dans le sens qui lui convient, qui alimente son fantasme.
Je prends note de ce que chacun d’entre vous m’a dit. Contente que la chute soit inattendue. Coline dé, je ne sais pas si c’est le sens ou la forme qui cloche, en y réfléchissant, je ne sais pas si ça se dit « voler à l’insu de quelqu’un », voler induit peut-être implicitement (à moins de préciser « sous ses yeux » ou un truc du genre) que ça se passe à l’insu de la victime…Easter (Island) et elea, je vais enlever une ou deux phrases de la description. Midnightrambler, oui, c’est très très exagéré, c’est fait exprès. Merci encore à vous quatre.