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Les traqueurs

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Jano
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Message  Invité Ven 22 Juin 2012 - 11:01

Un récit en devenir.

— Cette année, je vais peut-être voir la neige. On dit… On dit qu'elle vient quand les pelures d'oignon sont aussi fines que les ailes d'un papillon. On dit aussi qu'elle a d…

— Chut, ne prononce pas ce mot, on pourrait t'entendre.

— Oui, c'est vrai… Les pelures, elles font comme ça.

J'en ai pris une et l'ai froissée ; elle fit un agréable bruit croustillant.

— Il me rappelle la neige écrasée sous la semelle… Un froissement léger, presque immatériel.

Puis il se remit à accrocher les bottes d'oignons.

Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image : cheveux courts, robe simple d'intérieur agrémentée d'un col fin en dentelle. Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. Elle ébauche un sourire. Une réaction de vague coquetterie lui fait ramener ses cheveux en arrière, puis elle devient pensive, au point de sentir quelque chose se glacer en elle. Lentement, sa main glisse sur sa nuque et elle demeure immobile dans cette position à se contempler.
Brusquement, elle baisse la main ; son regard glisse lentement vers le sol, comme voulant s'extraire à son reflet, à ce visage d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas. Alors, prise d'une urgence subite, elle se dirige vers la cuisine, allume le poêle et s'affaire à préparer une pâte à gaufres, le tic-tac de la pendule marquant seul la pulsation d'un grand calme un peu oppressant.

Les préparatifs terminés, nous avons mangé des gaufres dans la salle à manger. Après, il est parti sur son vieux vélo, le dernier… Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.

***

La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remis en me regardant avec commisération. Et s'en est allé. La neige n'a gardé aucune trace de ses pas. J'ai compris alors que je ne recevrai plus jamais rien. L'injonction se trouvait dans une enveloppe jaune, rugueuse au toucher. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite, certaine que j'étais de son contenu et de mon devenir. À quoi bon !

Maintenant, la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures, – tendant l'oreille aux frôlements qu'elles font dans leur chute – diluées qu'elles sont dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle.

J'ai soudain entendu le bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus, leurs lourdes pales fendant l'air ; je me suis bouché les oreilles et mordu la lèvre tout en fermant les yeux. Les Étroits aux commandes de leurs engins diaboliques, les Traqueurs faisaient leur ronde journalière. Ils se sont approchés, dégageant une image nette, précise – comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau forte ou le blanc crie contre le noir –, ont tourné un moment au-dessus du quartier, semblant chercher le lieu précis de leur prochain méfait ; puis, ils se sont éloignés, noyés dans la blancheur.

***

Sur le point de rentrer j'ai perçu comme un crissement. Déconcertée, j'ai longuement cherché d'où pouvait provenir ce bruit inhabituel. Puis, j'ai l'ai vue, son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi, gênée par la neige tourbillonnante qui lui provoquait des soubresauts épileptiques. Jusqu'à ce jour, je croyais qu'elle avait rendu l'âme, que ses micros et son objectif encrassé ne pouvaient plus rien capter. Je pensais être seule au monde, libérée des couillons et des pisse-vinaigre. J'ai secoué la tête en signe d'impuissance, n'arrêtant pas de répéter « ce n'est pas possible, ce n'est pas possible »… Et c'était vrai, je n'arrivais pas à le croire, refusais de l'admettre. Et je sentais le vide se creuser en moi, manger peu à peu mon cerveau, absorbant sa matière. Je commençais à perdre pied. J'ai senti venir l'inquiétude et monter l'angoisse qui à présent me serrait le cou à me faire rendre gorge. J'ai fait le vide et pris le temps de compter sans penser à rien d'autre.

Et là je suis restée, interdite. Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. Et avec eux, le doute. Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance, que seules comptent les histoires qui sont enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. Et moi, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible, ne pas fabriquer du passé, ne pas empiler le temps et les souvenirs.
Je suis rentrée, j'ai repris le bol que j'avais mis dans l'évier, regardé l'eau couler dedans, l'ai laissée déborder et jaillir. Le nettoyer m'a réchauffé les mains.

À suivre… (peut-être).

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Message  Invité Ven 22 Juin 2012 - 17:24

Un bon début je trouve, qui titille la curiosité.
Au début, j'ai pensé à un récit bucolique, d'un autre temps peut-être, peu à peu j'ai penché pour quelque chose de plus futuriste peut-être...
On ne sait pas, mais on retrouve ici il me semble des éléments, une ambiance - cette ambiance vague, vaguement menaçante, incertaine - de certains textes précédents ( Absence et Tchernobyl).
J'aimerais bien lire la suite, si possible.

Il y aurait quelques points à revoir :

La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remis (remise)

la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures, – tendant l'oreille aux frôlements qu'elles font dans leur chute – diluées qu'elles sont dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle. ("pétale" est masculin)

Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance, que seules comptent les histoires qui sont enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. (ouf ! )

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Message  Invité Mar 26 Juin 2012 - 19:08

Première partie revue et corrigée (merci Easter(Island).
La deuxième partie commence ici : ************************

— Cette année, je vais peut-être voir la neige. On dit… On dit qu'elle vient quand les pelures d'oignon sont aussi fines que les ailes d'un papillon. On dit aussi qu'elle a d…

— Chut, ne prononce pas ce mot, on pourrait t'entendre.

— Oui, c'est vrai… Les pelures, elles font comme ça.

J'en ai pris une et l'ai froissée ; elle fit un agréable bruit croustillant.

— Il me rappelle la neige écrasée sous la semelle… Un froissement léger, presque immatériel.

Puis il se remit à accrocher les bottes d'oignons.

Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image : cheveux courts, robe simple d'intérieur agrémentée d'un col fin en dentelle. Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. Elle ébauche un sourire. Une réaction de vague coquetterie lui fait ramener ses cheveux en arrière, puis elle devient pensive, au point de sentir quelque chose se glacer en elle. Lentement, sa main glisse sur sa nuque et elle demeure immobile dans cette position à se contempler.
Brusquement, elle baisse la main ; son regard glisse lentement vers le sol, comme voulant s'extraire à son reflet, à ce visage d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas. Alors, prise d'une urgence subite, elle se dirige vers la cuisine, allume le poêle et s'affaire à préparer une pâte à gaufres, le tic-tac de la pendule marquant seul la pulsation d'un grand calme un peu oppressant.

Les préparatifs terminés, nous avons mangé des gaufres dans la salle à manger. Après, il est parti sur son vieux vélo, le dernier… Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.

***

La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remise en me regardant avec commisération. Et s'en est allé. La neige n'a gardé aucune trace de ses pas. J'ai compris alors que je ne recevrai plus jamais rien. L'injonction se trouvait dans une enveloppe jaune, rugueuse au toucher. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite, certaine que j'étais de son contenu et de mon devenir. À quoi bon !

Maintenant, la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures, – tendant l'oreille aux frôlements qu'ils font dans leur chute – dilués dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle.

J'ai soudain entendu le bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus, leurs lourdes pales fendant l'air ; je me suis bouché les oreilles et mordu la lèvre tout en fermant les yeux. Les Étroits aux commandes de leurs engins diaboliques, les Traqueurs faisaient leur ronde journalière. Ils se sont approchés, dégageant une image nette, précise – comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau forte ou le blanc crie contre le noir –, ont tourné un moment au-dessus du quartier, semblant chercher le lieu précis de leur prochain méfait ; puis, ils se sont éloignés, noyés dans la blancheur.

***

Sur le point de rentrer j'ai perçu comme un crissement. Déconcertée, j'ai longuement cherché d'où pouvait provenir ce bruit inhabituel. Puis, j'ai l'ai vue, son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi, gênée par la neige tourbillonnante qui lui provoquait des soubresauts épileptiques. Jusqu'à ce jour, je croyais qu'elle avait rendu l'âme, que ses micros et son objectif encrassé ne pouvaient plus rien capter. Je pensais être seule au monde, libérée des couillons et des pisse-vinaigre. J'ai secoué la tête en signe d'impuissance, n'arrêtant pas de répéter « ce n'est pas possible, ce n'est pas possible »… Et c'était vrai, je n'arrivais pas à le croire, refusais de l'admettre. Et je sentais le vide se creuser en moi, manger peu à peu mon cerveau, absorbant sa matière. Je commençais à perdre pied. J'ai senti venir l'inquiétude et monter l'angoisse qui à présent me serrait le cou à me faire rendre gorge. J'ai fait le vide et pris le temps de compter sans penser à rien d'autre.

Et là je suis restée, interdite. Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. Et avec eux, le doute. Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance. Seules comptent les histoires enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. Et moi, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible, ne pas fabriquer du passé, ne pas empiler le temps et les souvenirs.
Je suis rentrée, j'ai repris le bol que j'avais mis dans l'évier, regardé l'eau couler dedans, l'ai laissée déborder et jaillir. Le nettoyer m'a réchauffé les mains.

*********************

Il me dévisageait avec gravité, sans impatience. C'était un vieil homme déjà. Je l'avais connu enfant. Lui pourrait me répondre. Je l'ai toujours soupçonné de ne pas avoir été effacé. Il m'a dit :

— Viens !

Je l'avais rencontré récemment au cocktail d'un concert de charité. Il m'avait paru plus jeune. Je ne sais comment il avait appris, mais je l'ai suivi sans trop me poser de questions. Il m'a entraîné au travers de ruelles tortueuses et animées. Ici des enfants jouaient avec une luge ; là d'autres, aidés par les adultes, tentaient patiemment de faire un bonhomme de neige, l'inévitable carotte servant d’appendice nasal. Plus loin une vieille femme essayait tant bien que mal de dégager les marches menant à son domicile. Mais curieusement, toute cette activité, parfois fébrile, se déroulait dans un silence pesant. Je me suis dit que la couche de neige n'était pas à ce point épaisse pour étouffer les sons d'une manière aussi radicale. Seul nous parvenait parfois le bruit étouffé des frelons. Je me suis arrêtée, fatiguée ; j'aurai voulu finir éparpillée, fondre avec la neige. Le monde, mon monde, cette absurdité, pourrait continuer à se convulser sans se soucier de moi.

Tout à coup, le vent s'est levé, violent. Je suis demeurée là, immobile, malmenée par ses rafales, giflée par des paquets de poudre blanche. Pourquoi ne me casse-t-il pas les os ? Pourquoi n’abat-il pas les balcons et les lampadaires, ne précipite-t-il pas les hélicoptères au sol, instruments de notre asservissement, insectes misérables qui broient nos vies ?

— Émilie, viens !

Mais elle ne l'entend pas. Le ciel ne contient pas assez d'air pour qu'elle respire à sa mesure. Et elle pense à l'être aimé, lui aussi convoqué et qui n'est pas revenu. Et elle revit le temps du bonheur, celui que les traqueurs lui ont volé ; elle ne bouge pas, sent ses lèvres qui l'effleurent et effacent sa tristesse, un long baiser qui la transporte et balaie la poussière qu'est sa vie depuis qu'il n'est plus là, ses lèvres qui effacent la fatigue de vivre, ses nuits d'attentes pesantes… Elle voudrait ! Oh oui, elle voudrait… Elle ne sait plus et reste là, figée de chagrin, d'images qu'elle ne veut pas voir mais qu'elle porte quand même.

— Émilie !

Je suis Émilie. Nous flottons le long du fleuve. Enlacés. Sa cicatrice est comme un flambeau entre les joncs. Ses yeux sont comme l'océan. Leur lumière me transperce et me porte tout à la fois. Elle veut me montrer quelque chose. Et me cacher autre chose… Il part à la dérive, loin de moi. Derrière. Et la neige l'enseveli. Serais-je condamnée à tituber éternellement au milieu de mes rêves squelettiques ? À ne percevoir que l'écume des particules ? À vivre dans ce monde silencieux comme si le public invisible des choses retenait son souffle avant l'entrée en scène des acteurs ?

J’étreignais du vent, un souffle ardent qui ne m'était plus destiné. L'amour que je croyais tenir, tout à moi, me fuyait dans un battement d'ailes.
Elle poussa un soupir si vaste qu'il aurait rempli une église.

— Oui, j'arrive.

Le gel avait déposé de la dentelle le long des toits et sur les vitres. Il me prit la main et je redevins enfant. Brusquement, son visage d'homme déjà mûr surgit devant moi. Ses mains quand il coupait du bois, séchées par le soleil et le vent. Son visage humide de rosée vespérale, la senteur fraîche de sa peau nulle part retrouvée. Aussi l'odeur d'écurie, de foin et de terre. Les parfums des sous bois lorsque, me prenant la menotte il m'emmenait promener. Les odeurs dans la cuisine d'Amélie son épouse ; celle du levain, de la farine, du feu de brindilles et de leurs étincelles qui m'émerveillaient. Je vis les bouteilles de sirop, les paniers au plafond contenant les herbes séchées, dans le salon ; les gaufres dans de hautes coupes, la chaise sur laquelle je grimpais maladroitement pour les atteindre et son rire complice. L'odeur des gens vivant sous le même toit, laissant des traces familières dont personne ne parlait. Les nappes empesées, la lavande et le lin lourd dans les armoires, aussi rigide qu'un soldat de plomb. Les jeux de l'hiver, la glace fondante et le parfum des moufles en laine mouillées. Je me souvins tout à coup de la fois où j'avais posé ma langue sur un bloc de glace pour faire la fanfaronne.

Je suis Émilie, qui lis dans le livre du passé. Il est malheureux et il veut que je l'aide. Il n'arrivera pas à trouver le salut tout seul. Trahis, ils l'ont trahi et vendu aux traqueurs. Car il savait. Toute les nuits, je suis réveillée par ses cris. Ils restent accrochés dans ma tête. Parfois ils me dévorent.

Je crois que j'ai crié. Il m'a regardé, étonné, ne sachant rien du fabuleux voyage que je venais de faire. Comment aurait-il pu ?

***

Voilà ! pour la suite il faudra attendre plus longtemps (si tant est que ça intéresse quelqu'un).

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Message  elea Mar 26 Juin 2012 - 19:40

ça m'intéresse !
j'ai lu mais j'ai atteint mon quota de commentaires pour ce soir (pas en terme de nombres mais en terme de réussir à développer intelligiblement ce que je pense ou ressens)
j'y reviendrais donc mais je peux déjà dire que j'ai aimé lire et suis à la fois intriguée et charmée par cette lecture

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Message  Invité Mer 27 Juin 2012 - 7:21

Ah oui, c'est vraiment très prenant. Et pourtant, on ne comprend pas tout, par exemple les pistes chronologiques sont brouillées ; le système je/elle fonctionne à mon avis bien pour souligner le retour sur soi du personnage, le voyage loin à l'intérieur d'elle-même, lorsqu'elle se perd dans ce lieu où le lecteur (ou quiconque d'autre, apparemment) ne peut pas la rejoindre.
On est imprégné d'une ambiance lourde sans qu'elle soit complètement sinistre, les bribes livrées ici et là laissent penser que la femme a vécu un véritable traumatisme.
Bref, je suis bien dans cette lecture déroutante.

j'aurai voulu finir éparpillée, (j'aurais)
ses nuits d'attentes pesantes… ("d'attente", au singulier)
Et la neige l'enseveli. ("l'ensevelit")
Les parfums des sous bois lorsque, ("sous-bois")
Trahis, ils l'ont trahi et vendu aux traqueurs. ("Trahi,")



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Message  Jano Ven 29 Juin 2012 - 6:42

Une belle écriture au service d'une atmosphère inquiétante. Une sourde menace qui rôde dans les airs, une femme en proie à des fantômes du passé ; le puzzle est pour l'instant éparpillé. Pas facile à comprendre, personnellement j'aimerais moins me creuser la tête pour lier tous ces éléments entre eux mais j'imagine que l'horizon va s'éclaircir. Attention néanmoins à ne pas trop insister sur le mystère au risque de décourager les lecteurs adeptes d'histoires rapidement accessibles.
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Message  elea Sam 30 Juin 2012 - 17:01

Belle écriture, mystères, je ne sais pas où on m’emmène mais je me laisse aller avec plaisir vers où on veut.
L’impression d’être plongée dans les pensées de cette femme, des pensées qui ne sont pas linéaires, qui alternent entre présent et passé, entre rêve et réel, avec à la fois l’envie de convoquer les souvenirs d’un événement douloureux et celle de leur échapper.
Et puis l’autre héroïne, la neige, omniprésente, et les traqueurs qu’on entend au loin et qui parfois se rapprochent.
Vraiment, j’aime beaucoup, de l’émotion à la lecture, je n’y suis pas insensible, ça touche quelque chose en moi, profondément.


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Message  Invité Sam 24 Nov 2012 - 15:47

Les traqueurs : pour les ceusses qui ont commencé à lire cette histoire, la troisième partie commence à ** Troisième partie ** (héhé !).

** Première partie **

— Cette année, je vais peut-être voir la neige. On dit… On dit qu'elle vient quand les pelures d'oignon sont aussi fines que les ailes d'un papillon. On dit aussi qu'elle a d…

— Chut, ne prononce pas ce mot, on pourrait t'entendre.

— Oui, c'est vrai… Les pelures, elles font comme ça.

J'en ai pris une et l'ai froissée ; elle fit un agréable bruit croustillant.

— Il me rappelle la neige écrasée sous la semelle… Un froissement léger, presque immatériel.

Puis il se remit à accrocher les bottes d'oignons.

Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image : cheveux courts, robe simple d'intérieur agrémentée d'un col fin en dentelle. Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. Elle ébauche un sourire. Une réaction de vague coquetterie lui fait ramener ses cheveux en arrière, puis elle devient pensive, au point de sentir quelque chose se glacer en elle. Lentement, sa main glisse sur sa nuque et elle demeure immobile dans cette position à se contempler.
Brusquement, elle baisse la main ; son regard glisse lentement vers le sol, comme voulant s'extraire à son reflet, à ce visage d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas. Alors, prise d'une urgence subite, elle se dirige vers la cuisine, allume le poêle et s'affaire à préparer une pâte à gaufres, le tic-tac de la pendule marquant seul la pulsation d'un grand calme un peu oppressant.

Les préparatifs terminés, nous avons mangé des gaufres dans la salle à manger. Après, il est parti sur son vieux vélo, le dernier… Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.

***

La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remise en me regardant avec commisération. Et s'en est allé. La neige n'a gardé aucune trace de ses pas. J'ai compris alors que je ne recevrai plus jamais rien. L'injonction se trouvait dans une enveloppe jaune, rugueuse au toucher. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite, certaine que j'étais de son contenu et de mon devenir. À quoi bon !

Maintenant, la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures – tendant l'oreille aux frôlements qu'ils font dans leur chute –, dilués dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle.

J'ai soudain entendu le bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus, leurs lourdes pales fendant l'air ; je me suis bouché les oreilles et mordu la lèvre tout en fermant les yeux. Les Étroits aux commandes de leurs engins diaboliques, les Traqueurs faisaient leur ronde journalière. Ils se sont approchés, dégageant une image nette, précise – comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau forte ou le blanc crie contre le noir –, ont tourné un moment au-dessus du quartier, semblant chercher le lieu précis de leur prochain méfait ; puis, ils se sont éloignés, noyés dans la blancheur.
***

Sur le point de rentrer j'ai perçu comme un crissement. Déconcertée, j'ai longuement cherché d'où pouvait provenir ce bruit inhabituel. Puis, je l'ai vue, son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi, gênée par la neige tourbillonnante qui lui provoquait des soubresauts épileptiques. Jusqu'à ce jour, je croyais qu'elle avait rendu l'âme, que ses micros et son objectif encrassé ne pouvaient plus rien capter. Je pensais être seule au monde, libérée des couillons et des pisse-vinaigre. J'ai secoué la tête en signe d'impuissance, n'arrêtant pas de répéter « ce n'est pas possible, ce n'est pas possible »… Et c'était vrai, je n'arrivais pas à le croire, refusais de l'admettre. Et je sentais le vide se creuser en moi, manger peu à peu mon cerveau, absorbant sa matière. Je commençais à perdre pied. J'ai senti venir l'inquiétude et monter l'angoisse qui à présent me serrait le cou à me faire rendre gorge. J'ai fait le vide et pris le temps de compter sans penser à rien d'autre.

Et là je suis restée, interdite. Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. Et avec eux, le doute. Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance. Seules comptent les histoires enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. Et moi, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible, ne pas fabriquer du passé, ne pas empiler le temps et les souvenirs.
Je suis rentrée, j'ai repris le bol que j'avais mis dans l'évier, regardé l'eau couler dedans, l'ai laissée déborder et jaillir. Le nettoyer m'a réchauffé les mains.

** Deuxième partie **

Il me dévisageait avec gravité, sans impatience. C'était un vieil homme déjà. Je l'avais connu enfant. Lui pourrait me répondre. Je l'ai toujours soupçonné de ne pas avoir été effacé. Il m'a dit :

— Viens !

Je l'avais rencontré récemment au cocktail d'un concert de charité. Il m'avait paru plus jeune. Je ne sais comment il avait appris, mais je l'ai suivi sans trop me poser de questions. Il m'a entraînée au travers de ruelles tortueuses et animées. Ici des enfants jouaient avec une luge ; là d'autres, aidés par les adultes, tentaient patiemment de faire un bonhomme de neige, l'inévitable carotte servant d’appendice nasal. Plus loin une vieille femme essayait tant bien que mal de dégager les marches menant à son domicile. Mais curieusement, toute cette activité, parfois fébrile, se déroulait dans un silence pesant. Je me suis dit que la couche de neige n'était pas à ce point épaisse pour étouffer les sons d'une manière aussi radicale. Seul nous parvenait parfois le bruit étouffé des frelons. Je me suis arrêtée, fatiguée ; j'aurais voulu finir éparpillée, fondre avec la neige. Le monde, mon monde, cette absurdité, pourrait continuer à se convulser sans se soucier de moi.

Tout à coup, le vent s'est levé, violent. Je suis demeurée là, immobile, malmenée par ses rafales, giflée par des paquets de poudre blanche. Pourquoi ne me casse-t-il pas les os ? Pourquoi n’abat-il pas les balcons et les lampadaires, ne précipite-t-il pas les hélicoptères au sol, instruments de notre asservissement, insectes misérables qui broient nos vies ?

— Émilie, viens !

Mais elle ne l'entend pas. Le ciel ne contient pas assez d'air pour qu'elle respire à sa mesure. Et elle pense à l'être aimé, lui aussi convoqué et qui n'est pas revenu. Et elle revit le temps du bonheur, celui que les traqueurs lui ont volé ; elle ne bouge pas, sent ses lèvres qui l'effleurent et effacent sa tristesse, un long baiser qui la transporte et balaie la poussière qu'est sa vie depuis qu'il n'est plus là, ses lèvres qui effacent la fatigue de vivre, ses nuits d'attentes pesantes… Elle voudrait ! Oh oui, elle voudrait… Elle ne sait plus et reste là, figée de chagrin, d'images qu'elle ne veut pas voir mais qu'elle porte quand même.

— Émilie !

Je suis Émilie. Nous flottons le long du fleuve. Enlacés. Sa cicatrice est comme un flambeau entre les joncs. Ses yeux sont comme l'océan. Leur lumière me transperce et me porte tout à la fois. Elle veut me montrer quelque chose. Et me cacher autre chose… Il part à la dérive, loin de moi. Derrière. Et la neige l'ensevelit. Serais-je condamnée à tituber éternellement au milieu de mes rêves squelettiques ? À ne percevoir que l'écume des particules ? À vivre dans ce monde silencieux comme si le public invisible des choses retenait son souffle avant l'entrée en scène des acteurs ?

J’étreignais du vent, un souffle ardent qui ne m'était plus destiné. L'amour que je croyais tenir, tout à moi, me fuyait dans un battement d'ailes.
Elle poussa un soupir si vaste qu'il aurait rempli une église.

— Oui, j'arrive.

Le gel avait déposé de la dentelle le long des toits et sur les vitres. Il me prit la main et je redevins enfant. Brusquement, son visage d'homme déjà mûr surgit devant moi. Ses mains quand il coupait du bois, séchées par le soleil et le vent. Son visage humide de rosée vespérale, la senteur fraîche de sa peau nulle part retrouvée. Aussi l'odeur d'écurie, de foin et de terre. Les parfums des sous-bois lorsque, me prenant la menotte il m'emmenait promener. Les odeurs dans la cuisine d'Amélie son épouse ; celle du levain, de la farine, du feu de brindilles et de leurs étincelles qui m'émerveillaient. Je vis les bouteilles de sirop, les paniers au plafond contenant les herbes séchées, dans le salon ; les gaufres dans de hautes coupes, la chaise sur laquelle je grimpais maladroitement pour les atteindre et son rire complice. L'odeur des gens vivant sous le même toit, laissant des traces familières dont personne ne parlait. Les nappes empesées, la lavande et le lin lourd dans les armoires, aussi rigide qu'un soldat de plomb. Les jeux de l'hiver, la glace fondante et le parfum des moufles en laine mouillées. Je me souvins tout à coup de la fois où j'avais posé ma langue sur un bloc de glace pour faire la fanfaronne.

Je suis Émilie, qui lit dans le livre du passé. Il est malheureux et il veut que je l'aide. Il n'arrivera pas à trouver le salut tout seul. Trahi, ils l'ont trahi et vendu aux traqueurs. Car il savait. Toutes les nuits, je suis réveillée par ses cris. Ils restent accrochés dans ma tête. Parfois, ils me dévorent.

Je crois que j'ai crié. Il m'a regardé, étonné, ne sachant rien du fabuleux voyage que je venais de faire. Comment aurait-il pu ?

** Troisième partie **

Quand la mer se retire, elle ne laisse que des épaves, des algues odorantes – fragments fuligineux –, des gris de cendre et des galets humides. De la buée aussi, une épaisse vapeur qui envahit toutes les surfaces lisses.
Le bateau – son bateau –, légèrement incliné, reposait sur le sable. Solitaire. La coque corsetée de rochers, séquestrée, il ne connaîtrait plus les ivresses du grand large. Seule la lumière, danseuse capricieuse et consciente de sa grâce, continuait à jouer avec lui. Plus loin, le ressac entourait le môle d'une fleur d'écume. Et on voyait les toits des maisons se grimper les uns sur les autres, jusqu'aux deux tours noires et menaçantes dressées dans le ciel, surmontées de multiples protubérances tourbillonnantes, épiant sans relâche. Et ces deux excroissances se dessinaient sur la blancheur lactescente des montagnes, sur l'énorme et lointaine montagne de neige qui barrait tout l'horizon.

— Il te plaît ? me demanda-t-il.
— Oui, il est encore beau. J'aime beaucoup sa teinte granitée.
— Tu as peut-être oublié : peindre, c'est écrire avec la lumière.
— Ils te l'ont laissé ?
— Oui, mais enfermé… Et inutile. J'y habite.

Nous longeâmes la coursive et il me fit pénétrer dans une petite cabine flanquée d'un bureau, d'un meuble à cartes maintenant inutile et de deux sièges.

— Assieds-toi, me dit-il en chuchotant. Ici tu vas apprendre à faire semblant. Ta convocation n'est destinée qu'à contrôler ta faculté à oublier… Les traqueurs se croient propriétaires de l'histoire et de la mémoire. Je sais qu'il n'en est rien.
— Comment ?
— Ce n'est ni le moment ni le lieu. Je te demande de faire silence pour laisser aux mots le temps de se disperser dans l'air. Repose-toi.

Laissant derrière elle le ressac se briser sur les rochers et s'estomper, elle baissa le menton, ferma les yeux et commença des exercices de respiration profonde en comptant dans sa tête à chaque inspiration. Insensiblement, elle se synchronisa sur l'aller et retour des flots et visualisa les immenses éboulis, les milliers de fragments qui deviendront des milliards de galets roulés par les torrents, les rivières et les fleuves et dont les vagues achevaient l'usure. Mentalement, elle se laissa glisser sans effort sur l'onde de son imaginaire. Sa respiration, à présent, était automatique, profonde, régulière. Elle était consciente de son corps détendu, du monde qui l'entourait, du clapot lent et régulier qui venait mourir sur la coque, de son souffle proche. Mais elle ne percevait les sons que de manière lointaine ; ce qu'elle entendait, c'était le silence.

Au bout de quelques minutes, il se dirigea vers la porte :

— Suis-moi.

Elle ouvrit les yeux, se leva et lui emboîta le pas. Il l’entraîna vers la salle machine, à l'aide d'un tournevis ôta prestement une plaque métallique et la fit entrer dans ce qui semblait être un réduit qui se révéla moins exigu qu'elle ne le pensait…

— Ici nous ne serons pas écoutés.

Tout le temps qu'elle dialogua avec lui, elle se sentit pratiquement hors d'elle, écoutant le flot magique, les changements de couleurs, entendant ses paroles accomplir leur travail étonnant. Elle ferma les yeux et eut un petit murmure encourageant pour indiquer qu'elle écoutait. Pendant qu'elle composait et jouait dans sa tête la partition qui lui permettrait de franchir l'obstacle, elle sentait qu'il la façonnait et l'interprétait en accord avec elle, leurs âmes jointes dans une entreprise audacieuse, comme de vieux amis qui peuvent se parler sans mots, se communiquer une pensée avant qu'elle n'émerge totalement.

Au retour, elle marcha longtemps, errant sur la neige dure, tandis qu'une légion de corbeaux, accourue de tous les voisinages, se déroulait à travers l'espace à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en poussant des clameurs violentes et sinistres, mêlant leurs cris au bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus.
Quelquefois ils se posaient, criblant de taches noires le manteau froid déjà assombri par le ciel plombé du crépuscule d'hiver. Puis tout à coup, ils repartaient en croassant lugubrement et en déployant de nouveau au-dessus des toits le long feston ténébreux de leur vol.
Au traversé d'un parc, ils s'abattirent enfin sur les arbres les plus hauts et cessèrent enfin leurs rumeurs, tandis que le crépuscule grandissant mêlait leurs noires livrées aux ténèbres. Brusquement, elle s'arrêta et se mit à parler pour elle, vagua dans ses souvenirs, allant doucement à travers les choses anciennes. Elle flotta ainsi longuement à travers les événements passés qui surgissaient dans son esprit, comme on va en flânant dans les lieux où l'on fut élevé, musant à petits pas dans le vieux jardin de famille où chaque plante odoriférante, chaque arbre, fait surgir un minuscule épisode de notre vie, une de ces petites péripéties insignifiantes et dérisoires, mais qui forme la trame même de notre existence.
Elle divagua encore au pied des arbres, lentement : puis, quand les ténèbres opaques ne lui permirent plus de marcher, elle rentra, tomba comme une masse dans son fauteuil. Enfin, elle s'endormit.

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Message  Invité Sam 24 Nov 2012 - 19:40

J'ai dû relire le début pour me remettre l'histoire en mémoire.
La troisième partie continue à planter le décor, à disposer les morceaux du puzzle sans qu'ils s'emboîtent encore, ça reste très mystérieux ; j'espère que les réponses ou en tout cas des bribes d'explication ne vont pas tarder.

Petite répétition ici :
"ils s'abattirent enfin sur les arbres les plus hauts et cessèrent enfin leurs rumeurs,"

D'ailleurs, j'aime bien ce passage avec les corbeaux, l'ambiance visuelle qu'il crée, ce monde en noir et blanc.

Cette phrase aussi m'a accrochée : "Je te demande de faire silence pour laisser aux mots le temps de se disperser dans l'air. ", je la trouve tout simplement belle, apaisante, emplie d'une promesse.

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Message  Jano Lun 26 Nov 2012 - 11:20

C'est très bien écrit, on sent que vous mettez beaucoup d'application pour cette histoire. Une troisième partie plutôt contemplative, où Emilie est à l'écoute de son corps et des paroles de son interlocuteurs. Les éléments se mettent doucement en place, je crois comprendre que les Traqueurs manipulent l'esprit des gens, effacent leur volonté ou leur mémoire pour asseoir leur pouvoir. Montés sur les Frelons, ils épient les moindres faits et gestes.
Cette histoire de frelons me fait penser à un vieux dessin animé "Les maîtres du temps" où ils avaient aussi un rôle menaçant.
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Message  Louis Mer 5 Déc 2012 - 18:18

Une histoire captivante, dans un récit qui nous plonge au sein d’un monde effrayant, mais poétique, et fictif à la façon de G. Orwell.
Dans cet univers de cauchemar, chacun est observé, surveillé, contrôlé. La parole n’est pas libre, chacun est sous écoute.
Les mots sont dangereux dans ce monde-là, de cauchemar.
Même la parole en apparence la plus anodine, comme celle qui évoque la neige, s’avère dangereuse. On lui substitue un « bruit croustillant », « un froissement léger, presque immatériel ». On fait parler les pelures d’oignon qui disent avec finesse l’arrivée de la neige. Et la neige elle-même est une parole, silencieuse : « Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence. »
Les pelures d’oignon disent l’avenir, la neige dit le passé. Un passé fondu, évanoui. Mais où sont les neiges d’antan ? Les pelures annoncent son retour en flocons légers ; et dans le monde noir du cauchemar, les neiges d’antan sont dangereuses ; les mots qui veulent dire le passé doivent se faire tout blancs.
Le temps ancien est enneigé, en blanc silencieux, mais Emilie désire son retour, elle qui est privée de passé, privée d’elle-même.

Emilie, c’est la narratrice, qui s’exprime tantôt à la première personne, tantôt à la troisième. « Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image… Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. »
Celle qui parle, c’est elle, et ce n’est pas elle. Le passage du « je » à « elle » indique cette scission intérieure qui s’est produite, ce déchirement interne par lequel elle ne coïncide plus avec elle-même, cette schizophrénie, cette aliénation qu’elle subit.
Le visage qui lui apparaît dans un miroir est celui du passé, son passé. La scission engendrée est celle entre son présent et ce passé. Ce visage est celui « d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas ».

Dans cet univers de cauchemar, on a pris le pouvoir sur les esprits. « Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. »
Une puissance terrible a le pouvoir d’effacer le passé des êtres humains, le pouvoir terrifiant donc de dérober leur mémoire, de voler leur histoire et ainsi briser leur identité.
Emilie, sans passé, est prisonnière ; derrière les barreaux du présent, ne lui reste que la liberté d’imaginer l’avenir, comme retour des neiges d’antan. Toute la nostalgie et l’espérance d’Emilie.

A son retour d’une convocation dans un mystérieux centre de décryptage, centre de pouvoir et d’oppression, alors que tombe la neige, elle cherche à en percevoir le murmure, à entendre la parole blanche du passé. Au décryptage qu’on lui impose, elle oppose un décryptage du sens de la parole en pétales blancs, du passé en flocons.
Ce murmure de l’hiver, passé qui tente un retour pour contourner la censure du pouvoir, passé refroidi que l’on a voulu tuer et qui cherche à revivre en pétales vifs, est perturbé, brouillé par le bourdonnement d’insectes mécaniques, les frelons.
Ce sont des yeux volants qui tournoient au-dessus des têtes, inspectent, épient, espionnent, prêts à fondre sur leur proie, grains noirs en contraste avec les flocons blancs de neige, comme « le tranchant d'une eau forte où le blanc crie contre le noir ».
Big brother a des yeux partout, dans les airs et sur terre. Une machine, caméra de vidéo autant qu’audio surveillance, la guette, « son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi ». Le panopticon est la réalité de ce monde totalitaire.
L’angoisse monte en elle, l’envahit, et la vide d’elle-même. « Je pensais être seule au monde » se dit-elle, elle qui se croyait libérée de toute surveillance, bien que privée de passé, or elle découvre des yeux et des oreilles partout aux aguets, qui scrutent chacun de ses gestes, chacune de ses paroles. Angoisse.


Dans la deuxième partie, Emilie retrouve, par la mémoire affective, le souvenir de l’homme qu’elle aime, convoqué par le pouvoir oppresseur, et jamais revenu, disparu.
Dans un fantasme, elle le revoit, et dans sa vision il s’éloigne d’elle. « Et la neige l'ensevelit ». La neige, blanc linceul d’un passé sous lequel sa vie et celui qu’elle aime sont enfouis. Mélancolie encore : mais où sont les neiges d’antan ?

Emilie, mystérieusement, on ne sait pas encore par quels moyens, réussit à retrouver des bribes neigeuses du passé. Elle écrit, peut-être, ou réécrit (dans les passages en italique) ce qui lui revient du passé, en même temps qu’elle le lit : « Je suis Émilie, qui lit dans le livre du passé ». Elle lit une trahison dont a été victime l’homme qu’elle aime ; elle lit un appel au secours ; elle lit encore un savoir que son amant avait acquis, un savoir dangereux qui a causé sa perte.
En retrouvant le passé, elle se retrouve elle-même, retrouve son identité : « Je suis Emilie »

La troisième partie est celle d’une initiation. Emilie a rencontré un homme qu’elle a connu dans son enfance. Il vit sur un bateau échoué sur le sable.
Là, dans cette épave, l’homme va lui apprendre à lever l’obstacle qui empêche la mémoire, mais il lui faut entrer en résistance, et d’abord apprendre à « faire semblant », semblant d’avoir tout oublié, la convocation qu’elle a reçue est un contrôle d’absence de mémoire.

L’apprentissage du jeu de l’oubli se fait, dans une longue respiration, par une mise au diapason avec la nature, « Insensiblement, elle se synchronisa sur l'aller et retour des flots » ; une harmonie avec la réalité présente, une osmose, une fusion avec la nature sans passé, sans futur, une union avec la seule présence. Elle se pénètre de la nature, toute entière présente, l’inspire, et se projette en elle, dans un souffle, expire en elle son esprit par lequel seul il y a du passé, de la mémoire. « Elle était consciente de son corps détendu, du monde qui l'entourait… » La nature dans la conscience, la conscience dans la nature, en une étroite union ; là où s’abolit la temporalité.
La nature oublieuse est aussi silencieuse. Emilie, toute entière dans le silence. « ce qu'elle entendait, c'était le silence. »
Présence et silence pourront prémunir contre les investigations du pouvoir.

La manière de retrouver la mémoire perdue est plus allusive, et plus mystérieuse. Elle réside dans le pouvoir de la parole, un « flot magique » ; dans une musique, une mélodie du temps, « pendant qu'elle composait et jouait dans sa tête la partition qui lui permettrait de franchir l'obstacle » ; dans une fusion avec les capacités de l’homme, « leurs âmes jointes dans une entreprise audacieuse ».
Ainsi le passé « effacé » n’est pas détruit, mais subsiste en un lieu de l’âme rendu inaccessible ; il subsiste, enfoui dans un recoin secret, où il peut pourtant être retrouvé.

Le paysage où se tient la scène évoque la solitude et la désolation. La mer s’est retirée, et c’est la vie qui semble s’être retirée, le bateau n’est qu’une épave emprisonnée par des rochers, qui ne peut plus naviguer ; le paysage est crépusculaire où planent la mort dans le vol des corbeaux noirs « à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent », et le péril menaçant des insectes mécaniques ; paysage d’hiver où tout semble glacé, où tout semble déteint, décoloré et sans vie.
Là, dans cette ambiance sinistre, lugubre, au plus profond de la désolation, se cache une lueur, là, Emilie retrouve la lumière de la mémoire, retrouve sa vie et son histoire ; l’épave cachait un navire à qui n’est plus permis l’espace du grand large, mais se révèle capable de naviguer sur les flots du temps. Emilie est embarquée : « Elle flotta ainsi longuement à travers les événements passés ».

Un beau texte, vraiment. La suite est attendue avec intérêt, avec impatience.


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Message  Invité Lun 17 Déc 2012 - 13:17

Merci (un peu tardif) à celle et ceux qui ont commenté : Easter, Jano et Louis. Des commentaires et remarques toujours pertinents et dont je tiens le plus grand compte.
Easter : la poésie, toujours. Sans elle, que serait la vie.
Oui Jano, la mémoire et les mots sont importants. Sans les mots…
Louis : analyse toujours aussi fine. Je suis époustouglafé (:-))).
Pour la suite, il faudra attendre. Je ne suis pas pressé (et en plus je ne sais pas où je vous emmène, mais vos commentaire m'ouvrent des pistes).

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Message  Invité Jeu 31 Jan 2013 - 16:32

Une quatrième partie (vers le bas), bande de petits veinards ! :-))

Les traqueurs

Première partie

— Cette année, je vais peut-être voir la neige. On dit… On dit qu'elle vient quand les pelures d'oignon sont aussi fines que les ailes d'un papillon. On dit aussi qu'elle a d…

— Chut, ne prononce pas ce mot, on pourrait t'entendre.

— Oui, c'est vrai… Les pelures, elles font comme ça.

J'en ai pris une et l'ai froissée ; elle fit un agréable bruit croustillant.

— Il me rappelle la neige écrasée sous la semelle… Un froissement léger, presque immatériel.

Puis il se remit à accrocher les bottes d'oignons.

Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image : cheveux courts, robe simple d'intérieur agrémentée d'un col fin en dentelle. Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. Elle ébauche un sourire. Une réaction de vague coquetterie lui fait ramener ses cheveux en arrière, puis elle devient pensive, au point de sentir quelque chose se glacer en elle. Lentement, sa main glisse sur sa nuque et elle demeure immobile dans cette position à se contempler.
Brusquement, elle baisse la main ; son regard glisse lentement vers le sol, comme voulant s'extraire à son reflet, à ce visage d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas. Alors, prise d'une urgence subite, elle se dirige vers la cuisine, allume le poêle et s'affaire à préparer une pâte à gaufres, le tic-tac de la pendule marquant seul la pulsation d'un grand calme un peu oppressant.

Les préparatifs terminés, nous avons mangé des gaufres dans la salle à manger. Après, il est parti sur son vieux vélo, le dernier… Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.

***

La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remise en me regardant avec commisération. Et s'en est allé. La neige n'a gardé aucune trace de ses pas. J'ai compris alors que je ne recevrai plus jamais rien. L'injonction se trouvait dans une enveloppe jaune, rugueuse au toucher. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite, certaine que j'étais de son contenu et de mon devenir. À quoi bon !

Maintenant, la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures – tendant l'oreille aux frôlements qu'ils font dans leur chute –, dilués dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle.

J'ai soudain entendu le bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus, leurs lourdes pales fendant l'air ; je me suis bouché les oreilles et mordu la lèvre tout en fermant les yeux. Les Étroits aux commandes de leurs engins diaboliques, les Traqueurs faisaient leur ronde journalière. Ils se sont approchés, dégageant une image nette, précise – comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau forte ou le blanc crie contre le noir –, ont tourné un moment au-dessus du quartier, semblant chercher le lieu précis de leur prochain méfait ; puis, ils se sont éloignés, noyés dans la blancheur.

***

Sur le point de rentrer j'ai perçu comme un crissement. Déconcertée, j'ai longuement cherché d'où pouvait provenir ce bruit inhabituel. Puis, je l'ai vue, son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi, gênée par la neige tourbillonnante qui lui provoquait des soubresauts épileptiques. Jusqu'à ce jour, je croyais qu'elle avait rendu l'âme, que ses micros et son objectif encrassé ne pouvaient plus rien capter. Je pensais être seule au monde, libérée des couillons et des pisse-vinaigre. J'ai secoué la tête en signe d'impuissance, n'arrêtant pas de répéter « ce n'est pas possible, ce n'est pas possible »… Et c'était vrai, je n'arrivais pas à le croire, refusais de l'admettre. Et je sentais le vide se creuser en moi, manger peu à peu mon cerveau, absorbant sa matière. Je commençais à perdre pied. J'ai senti venir l'inquiétude et monter l'angoisse qui à présent me serrait le cou à me faire rendre gorge. J'ai fait le vide et pris le temps de compter sans penser à rien d'autre.

Et là je suis restée, interdite. Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. Et avec eux, le doute. Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance. Seules comptent les histoires enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. Et moi, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible, ne pas fabriquer du passé, ne pas empiler le temps et les souvenirs.
Je suis rentrée, j'ai repris le bol que j'avais mis dans l'évier, regardé l'eau couler dedans, l'ai laissée déborder et jaillir. Le nettoyer m'a réchauffé les mains.

Deuxième partie

Il me dévisageait avec gravité, sans impatience. C'était un vieil homme déjà. Je l'avais connu enfant. Lui pourrait me répondre. Je l'ai toujours soupçonné de ne pas avoir été effacé. Il m'a dit :

— Viens !

Je l'avais rencontré récemment au cocktail d'un concert de charité. Il m'avait paru plus jeune. Je ne sais comment il avait appris, mais je l'ai suivi sans trop me poser de questions. Il m'a entraînée au travers de ruelles tortueuses et animées. Ici des enfants jouaient avec une luge ; là d'autres, aidés par les adultes, tentaient patiemment de faire un bonhomme de neige, l'inévitable carotte servant d’appendice nasal. Plus loin une vieille femme essayait tant bien que mal de dégager les marches menant à son domicile. Mais curieusement, toute cette activité, parfois fébrile, se déroulait dans un silence pesant. Je me suis dit que la couche de neige n'était pas à ce point épaisse pour étouffer les sons d'une manière aussi radicale. Seul nous parvenait parfois le bruit étouffé des frelons. Je me suis arrêtée, fatiguée ; j'aurais voulu finir éparpillée, fondre avec la neige. Le monde, mon monde, cette absurdité, pourrait continuer à se convulser sans se soucier de moi.

Tout à coup, le vent s'est levé, violent. Je suis demeurée là, immobile, malmenée par ses rafales, giflée par des paquets de poudre blanche. Pourquoi ne me casse-t-il pas les os ? Pourquoi n’abat-il pas les balcons et les lampadaires, ne précipite-t-il pas les hélicoptères au sol, instruments de notre asservissement, insectes misérables qui broient nos vies ?

— Émilie, viens !

Mais elle ne l'entend pas. Le ciel ne contient pas assez d'air pour qu'elle respire à sa mesure. Et elle pense à l'être aimé, lui aussi convoqué et qui n'est pas revenu. Et elle revit le temps du bonheur, celui que les traqueurs lui ont volé ; elle ne bouge pas, sent ses lèvres qui l'effleurent et effacent sa tristesse, un long baiser qui la transporte et balaie la poussière qu'est sa vie depuis qu'il n'est plus là, ses lèvres qui effacent la fatigue de vivre, ses nuits d'attentes pesantes… Elle voudrait ! Oh oui, elle voudrait… Elle ne sait plus et reste là, figée de chagrin, d'images qu'elle ne veut pas voir mais qu'elle porte quand même.

— Émilie !

Je suis Émilie. Nous flottons le long du fleuve. Enlacés. Sa cicatrice est comme un flambeau entre les joncs. Ses yeux sont comme l'océan. Leur lumière me transperce et me porte tout à la fois. Elle veut me montrer quelque chose. Et me cacher autre chose… Il part à la dérive, loin de moi. Derrière. Et la neige l'ensevelit. Serais-je condamnée à tituber éternellement au milieu de mes rêves squelettiques ? À ne percevoir que l'écume des particules ? À vivre dans ce monde silencieux comme si le public invisible des choses retenait son souffle avant l'entrée en scène des acteurs ?

J’étreignais du vent, un souffle ardent qui ne m'était plus destiné. L'amour que je croyais tenir, tout à moi, me fuyait dans un battement d'ailes.
Elle poussa un soupir si vaste qu'il aurait rempli une église.

— Oui, j'arrive.

Le gel avait déposé de la dentelle le long des toits et sur les vitres. Il me prit la main et je redevins enfant. Brusquement, son visage d'homme déjà mûr surgit devant moi. Ses mains quand il coupait du bois, séchées par le soleil et le vent. Son visage humide de rosée vespérale, la senteur fraîche de sa peau nulle part retrouvée. Aussi l'odeur d'écurie, de foin et de terre. Les parfums des sous-bois lorsque, me prenant la menotte il m'emmenait promener. Les odeurs dans la cuisine d'Amélie son épouse ; celle du levain, de la farine, du feu de brindilles et de leurs étincelles qui m'émerveillaient. Je vis les bouteilles de sirop, les paniers au plafond contenant les herbes séchées, dans le salon ; les gaufres dans de hautes coupes, la chaise sur laquelle je grimpais maladroitement pour les atteindre et son rire complice. L'odeur des gens vivant sous le même toit, laissant des traces familières dont personne ne parlait. Les nappes empesées, la lavande et le lin lourd dans les armoires, aussi rigide qu'un soldat de plomb. Les jeux de l'hiver, la glace fondante et le parfum des moufles en laine mouillées. Je me souvins tout à coup de la fois où j'avais posé ma langue sur un bloc de glace pour faire la fanfaronne.

Je suis Émilie, qui lit dans le livre du passé. Il est malheureux et il veut que je l'aide. Il n'arrivera pas à trouver le salut tout seul. Trahi, ils l'ont trahi et vendu aux traqueurs. Car il savait. Toutes les nuits, je suis réveillée par ses cris. Ils restent accrochés dans ma tête. Parfois, ils me dévorent.

Je crois que j'ai crié. Il m'a regardé, étonné, ne sachant rien du fabuleux voyage que je venais de faire. Comment aurait-il pu ?

Troisième partie

Quand la mer se retire, elle ne laisse que des épaves, des algues odorantes – fragments fuligineux –, des gris de cendre et des galets humides. De la buée aussi, une épaisse vapeur qui envahit toutes les surfaces lisses.
Le bateau – son bateau –, légèrement incliné, reposait sur le sable. Solitaire. La coque corsetée de rochers, séquestrée, il ne connaîtrait plus les ivresses du grand large. Seule la lumière, danseuse capricieuse et consciente de sa grâce, continuait à jouer avec lui. Plus loin, le ressac entourait le môle d'une fleur d'écume. Et on voyait les toits des maisons se grimper les uns sur les autres, jusqu'aux deux tours noires et menaçantes dressées dans le ciel, surmontées de multiples protubérances tourbillonnantes, épiant sans relâche. Et ces deux excroissances se dessinaient sur la blancheur lactescente des montagnes, sur l'énorme et lointaine montagne de neige qui barrait tout l'horizon.

Il te plaît ? me demanda-t-il.
Oui, il est encore beau. J'aime beaucoup sa teinte granitée.
Tu as peut-être oublié : peindre, c'est écrire avec la lumière.
Ils te l'ont laissé ?
Oui, mais enfermé… Et inutile. J'y habite.

Nous longeâmes la coursive et il me fit pénétrer dans une petite cabine flanquée d'un bureau, d'un meuble à cartes maintenant inutile et de deux sièges.

Assieds-toi, me dit-il en chuchotant. Ici tu vas apprendre à faire semblant. Ta convocation n'est destinée qu'à contrôler ta faculté à oublier… Les traqueurs se croient propriétaires de l'histoire et de la mémoire. Je sais qu'il n'en est rien.
Comment ?
Ce n'est ni le moment ni le lieu. Je te demande de faire silence pour laisser aux mots le temps de se disperser dans l'air. Repose-toi.

Laissant derrière elle le ressac se briser sur les rochers et s'estomper, elle baissa le menton, ferma les yeux et commença des exercices de respiration profonde en comptant dans sa tête à chaque inspiration. Insensiblement, elle se synchronisa sur l'aller et retour des flots et visualisa les immenses éboulis, les milliers de fragments qui deviendront des milliards de galets roulés par les torrents, les rivières et les fleuves et dont les vagues achevaient l'usure. Mentalement, elle se laissa glisser sans effort sur l'onde de son imaginaire. Sa respiration, à présent, était automatique, profonde, régulière. Elle était consciente de son corps détendu, du monde qui l'entourait, du clapot lent et régulier qui venait mourir sur la coque, de son souffle proche. Mais elle ne percevait les sons que de manière lointaine ; ce qu'elle entendait, c'était le silence.

Au bout de quelques minutes, il se dirigea vers la porte :

Suis-moi.

Elle ouvrit les yeux, se leva et lui emboîta le pas. Il l’entraîna vers la salle machine, à l'aide d'un tournevis ôta prestement une plaque métallique et la fit entrer dans ce qui semblait être un réduit qui se révéla moins exigu qu'elle ne le pensait…

Ici nous ne serons pas écoutés.

Tout le temps qu'elle dialogua avec lui, elle se sentit pratiquement hors d'elle, écoutant le flot magique, les changements de couleurs, entendant ses paroles accomplir leur travail étonnant. Elle ferma les yeux et eut un petit murmure encourageant pour indiquer qu'elle écoutait. Pendant qu'elle composait et jouait dans sa tête la partition qui lui permettrait de franchir l'obstacle, elle sentait qu'il la façonnait et l'interprétait en accord avec elle, leurs âmes jointes dans une entreprise audacieuse, comme de vieux amis qui peuvent se parler sans mots, se communiquer une pensée avant qu'elle n'émerge totalement.

Au retour, elle marcha longtemps, errant sur la neige dure, tandis qu'une légion de corbeaux, accourue de tous les voisinages, se déroulait à travers l'espace à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en poussant des clameurs violentes et sinistres, mêlant leurs cris au bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus.
Quelquefois ils se posaient, criblant de taches noires le manteau froid déjà assombri par le ciel plombé du crépuscule d'hiver. Puis tout à coup, ils repartaient en croassant lugubrement et en déployant de nouveau au-dessus des toits le long feston ténébreux de leur vol.
Au traversé d'un parc, ils s'abattirent sur les arbres les plus hauts et cessèrent enfin leurs rumeurs, tandis que le crépuscule grandissant mêlait leurs noires livrées aux ténèbres. Brusquement, elle s'arrêta et se mit à parler pour elle, vagua dans ses souvenirs, allant doucement à travers les choses anciennes. Elle flotta ainsi longuement à travers les événements passés qui surgissaient dans son esprit, comme on va en flânant dans les lieux où l'on fut élevé, musant à petits pas dans le vieux jardin de famille où chaque plante odoriférante, chaque arbre, fait surgir un minuscule épisode de notre vie, une de ces petites péripéties insignifiantes et dérisoires, mais qui forme la trame même de notre existence.
Elle divagua encore au pied des arbres, lentement : puis, quand les ténèbres opaques ne lui permirent plus de marcher, elle rentra, tomba comme une masse dans son fauteuil. Enfin, elle s'endormit.


Quatrième partie

La nuit prend place et s’insère dans le flot de ses rêves. C’est animal et minéral à la fois ; elle se fond dans cette glu, se coule dans le lit de ses cauchemars et les dilue. Ne restent que songes nébuleux, fragments de passés qui n’ont pas été. Elle pressent, confusément, que ce qui lui a été arraché n’en fait pas partie. Au réveil il ne subsistera rien, ou si peu, ou peut-être le sentiment de cette mémoire cambriolée. Et pourtant, elle sait :

Je suis Émilie. Je suis venu pour retrouver mon histoire, quelque chose qui me garde en vie. M’inventer des contes et des légendes pour donner du voyage à cette existence absurde. Je nage à contre-courant d’un cours d’eau furieux. Je tends les bras de toutes mes forces ; une main est là que je cherche à attraper… Mais l’onde bouillonnante m’agrippe, ses tourbillons m’aspirent, m’obligeant à mobiliser toute mon énergie. Lorsqu’enfin mes doigts l’atteignent, je suis entraînée vers le fond ; des bulles blanches emplies de mots pénètrent mon cerveau, mon corps est ballotté, ne plus respirer devient douloureux.

Le cri chagrin d’une mouette l’a délogée de ce cauchemar tumultueux. Elle a ouvert les yeux et réalisé que ce n’était qu’un rêve. Un chiffonnier dans l’aube blafarde – ramassant avec son bâton des lambeaux de chimères et des bribes de paroles – l’a emporté comme un soupir. Il lui reste des particules dont elle ne perçoit que l’écume. Brusquement, elle a une intuition. Il lui faut s’ouvrir la tête pour accueillir cette vague nitescence, ne pas bouger pour ne pas l’effaroucher. Il lui semble que la vision est encore possible si elle demeure là, immobile ; mais, insaisissable, elle glisse dans son esprit avant de disparaître vers les profondeurs. Subsistent quelques mots oubliés et une certitude : seuls eux sont importants. Et elle sait qu’on ne remplit pas un abyme avec des souvenirs, qu’à craindre les faux pas elle en oublie d’avancer.

Soudain, elle se sent affamée : les mots lui manquent. Elle pressent que, sans eux, il n’est pas de liberté. Il lui semble alors atteindre un moment de grande quiétude, un instant de solennité et d’harmonie. Elle voudrait que cette paix fût celle de toute sa vie – pouvoir la ressentir encore – qu’elle soit un viatique pour l’avenir. L’avenir ? L’enfer ! Elle le sent, quelque chose le lui dit. Demain, elle devra se soumettre à la convocation.

Dehors, la pluie bat furieusement le toit dans un bruit de cataracte ininterrompu. L’odeur d’eau sature l’atmosphère.


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Message  Invité Jeu 31 Jan 2013 - 20:02

Toi peut-être pas pressé mais moi si, enfin, un peu plus que toi.
Parce que d’une partie à l’autre, il s'écoule tant de temps que je perds le fil.

Cela dit, c’est toujours très bien.
J’aime bien l’atmosphère qui se dégage, un peu "cotonneuse", ouatée plutôt.
Et puis, toujours ce ton mystérieux avec les réminiscences en italiques, et ce rappel de la convocation - élément récurrent dont on sait peu -, pour tenir le lecteur en haleine ; jusqu’à la prochaine - trop lointaine ? - fois...


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Message  Louis Sam 9 Fév 2013 - 0:12

A la veille de sa convocation au centre de décryptage, Emilie se débat avec la nuit.
Et comme elle est tourmentée, la nuit d’Emilie !
Gluante, cette nuit mêlée de rêves cauchemardesques ; visqueuse, elle colle à son esprit troublé.
Un fleuve s’écoule : noire mélasse, épaisse, qui mêle images de cauchemar aux ténèbres de la nuit dans un ensemble « minéral et animal à la fois ». Boue vivante où surnagent des images effrayantes.
Emilie réussit pourtant à les « diluer », à les dissiper, ces cauchemars boueux, non en s’extirpant du bourbier dans lequel elle se démène, mais en se « fondant » dans la glu, en se « coulant » dans « le lit de ses cauchemars ».
Entre songes et mensonges, elle se débat, Emilie. Elle comprend que les images qui la hantent ne correspondent pas à son authentique passé, qui lui a été dérobé, mais ne sont que mensonges, une histoire factice qu’on lui a implantée, « songes nébuleux, fragments de passés qui n’ont pas été. Elle pressent, confusément, que ce qui lui a été arraché n’en fait pas partie »

Emilie tente à nouveau de se retrouver ; de réaffirmer son identité pour éviter de se perdre dans une aliénation : « Je suis Emilie, Je suis venu pour retrouver mon histoire… »
Elle semble résister au pouvoir étranger, totalitaire, qui s’est insinué jusque dans son esprit, par un double mouvement opposé : l’un consiste à se fondre et se couler dans ce qui la submerge, à se faire lisse en quelque sorte, pour laisser la glu s’écouler et ne pas lui coller à l’âme ; l’autre à s’extraire du « cours d’eau furieux » ; à placer son esprit dans un second degré réflexif, « Je suis Emilie… », hors de l’emprise de cette force qui, de l’intérieur, cherche à la vaincre ; à nager enfin « à contre-courant » du flot qui l'entraîne hors d'elle-même.
Mais elle est puissante, la force noire contre laquelle il lui faut lutter.

Elle découvre aussi, Emilie, qu’il lui faut, outre retrouver son histoire personnelle, sa biographie, pour restaurer son identité contre le pouvoir aliénant, s’inventer des histoires, « M’inventer des contes et des légendes pour donner du voyage à cette existence absurde. », imaginer des contes, des mythes qui donnent sens à sa vie. L’identité de chacun n’est pas seulement dans une mémoire du passé, une mémoire fidèle, mais une mémoire imaginative d’un passé, reproductrice mais aussi productrice. Une vie est mémoire, mais aussi conte, mythe et légende.
Chacun est son histoire, et des histoires.
Chacun est le résultat d’une réalité vécue, et de fiction, d’imaginaire, contes et légendes.
Chacun est le roman de soi. Emilie doit reconstituer le roman de sa vie.
Elle découvre enfin la puissance de la parole, qui porte les récits du passé, du réel et de l’imaginaire ; elle découvre la force libératrice des mots, « les mots lui manquent. Elle pressent que, sans eux, il n’est pas de liberté. », ces mots qui, « eux seuls sont importants », permettent de se dégager de cette glu sans clarté de l’indistinct et de la confusion.
On ne peut se sauver de toute aliénation que par les mots et les histoires : bel éloge de la littérature.

Comment Emilie va-t-elle affronter la Convocation ? On attend la suite.



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Message  Invité Lun 18 Fév 2013 - 16:47

Une cinquième partie (vers le bas, c'est marqué) :-)). Pfffffff, ze sais pas comment ze vais m'en sortir de ce machin !

Les traqueurs

Première partie


— Cette année, je vais peut-être voir la neige. On dit… On dit qu'elle vient quand les pelures d'oignon sont aussi fines que les ailes d'un papillon. On dit aussi qu'elle a d…

— Chut, ne prononce pas ce mot, on pourrait t'entendre.

— Oui, c'est vrai… Les pelures, elles font comme ça.

J'en ai pris une et l'ai froissée ; elle fit un agréable bruit croustillant.

— Il me rappelle la neige écrasée sous la semelle… Un froissement léger, presque immatériel.

Puis il se remit à accrocher les bottes d'oignons.

Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image : cheveux courts, robe simple d'intérieur agrémentée d'un col fin en dentelle. Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. Elle ébauche un sourire. Une réaction de vague coquetterie lui fait ramener ses cheveux en arrière, puis elle devient pensive, au point de sentir quelque chose se glacer en elle. Lentement, sa main glisse sur sa nuque et elle demeure immobile dans cette position à se contempler.
Brusquement, elle baisse la main ; son regard glisse lentement vers le sol, comme voulant s'extraire à son reflet, à ce visage d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas. Alors, prise d'une urgence subite, elle se dirige vers la cuisine, allume le poêle et s'affaire à préparer une pâte à gaufres, le tic-tac de la pendule marquant seul la pulsation d'un grand calme un peu oppressant.

Les préparatifs terminés, nous avons mangé des gaufres dans la salle à manger. Après, il est parti sur son vieux vélo, le dernier… Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.

***


La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remise en me regardant avec commisération. Et s'en est allé. La neige n'a gardé aucune trace de ses pas. J'ai compris alors que je ne recevrai plus jamais rien. L'injonction se trouvait dans une enveloppe jaune, rugueuse au toucher. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite, certaine que j'étais de son contenu et de mon devenir. À quoi bon !

Maintenant, la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures – tendant l'oreille aux frôlements qu'ils font dans leur chute –, dilués dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle.

J'ai soudain entendu le bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus, leurs lourdes pales fendant l'air ; je me suis bouché les oreilles et mordu la lèvre tout en fermant les yeux. Les Étroits aux commandes de leurs engins diaboliques, les Traqueurs faisaient leur ronde journalière. Ils se sont approchés, dégageant une image nette, précise – comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau forte ou le blanc crie contre le noir –, ont tourné un moment au-dessus du quartier, semblant chercher le lieu précis de leur prochain méfait ; puis, ils se sont éloignés, noyés dans la blancheur.

***


Sur le point de rentrer j'ai perçu comme un crissement. Déconcertée, j'ai longuement cherché d'où pouvait provenir ce bruit inhabituel. Puis, je l'ai vue, son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi, gênée par la neige tourbillonnante qui lui provoquait des soubresauts épileptiques. Jusqu'à ce jour, je croyais qu'elle avait rendu l'âme, que ses micros et son objectif encrassé ne pouvaient plus rien capter. Je pensais être seule au monde, libérée des couillons et des pisse-vinaigre. J'ai secoué la tête en signe d'impuissance, n'arrêtant pas de répéter « ce n'est pas possible, ce n'est pas possible »… Et c'était vrai, je n'arrivais pas à le croire, refusais de l'admettre. Et je sentais le vide se creuser en moi, manger peu à peu mon cerveau, absorbant sa matière. Je commençais à perdre pied. J'ai senti venir l'inquiétude et monter l'angoisse qui à présent me serrait le cou à me faire rendre gorge. J'ai fait le vide et pris le temps de compter sans penser à rien d'autre.

Et là je suis restée, interdite. Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. Et avec eux, le doute. Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance. Seules comptent les histoires enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. Et moi, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible, ne pas fabriquer du passé, ne pas empiler le temps et les souvenirs.
Je suis rentrée, j'ai repris le bol que j'avais mis dans l'évier, regardé l'eau couler dedans, l'ai laissée déborder et jaillir. Le nettoyer m'a réchauffé les mains.

Deuxième partie


Il me dévisageait avec gravité, sans impatience. C'était un vieil homme déjà. Je l'avais connu enfant. Lui pourrait me répondre. Je l'ai toujours soupçonné de ne pas avoir été effacé. Il m'a dit :

— Viens !

Je l'avais rencontré récemment au cocktail d'un concert de charité. Il m'avait paru plus jeune. Je ne sais comment il avait appris, mais je l'ai suivi sans trop me poser de questions. Il m'a entraînée au travers de ruelles tortueuses et animées. Ici des enfants jouaient avec une luge ; là d'autres, aidés par les adultes, tentaient patiemment de faire un bonhomme de neige, l'inévitable carotte servant d’appendice nasal. Plus loin une vieille femme essayait tant bien que mal de dégager les marches menant à son domicile. Mais curieusement, toute cette activité, parfois fébrile, se déroulait dans un silence pesant. Je me suis dit que la couche de neige n'était pas à ce point épaisse pour étouffer les sons d'une manière aussi radicale. Seul nous parvenait parfois le bruit étouffé des frelons. Je me suis arrêtée, fatiguée ; j'aurais voulu finir éparpillée, fondre avec la neige. Le monde, mon monde, cette absurdité, pourrait continuer à se convulser sans se soucier de moi.

Tout à coup, le vent s'est levé, violent. Je suis demeurée là, immobile, malmenée par ses rafales, giflée par des paquets de poudre blanche. Pourquoi ne me casse-t-il pas les os ? Pourquoi n’abat-il pas les balcons et les lampadaires, ne précipite-t-il pas les hélicoptères au sol, instruments de notre asservissement, insectes misérables qui broient nos vies ?

— Émilie, viens !

Mais elle ne l'entend pas. Le ciel ne contient pas assez d'air pour qu'elle respire à sa mesure. Et elle pense à l'être aimé, lui aussi convoqué et qui n'est pas revenu. Et elle revit le temps du bonheur, celui que les traqueurs lui ont volé ; elle ne bouge pas, sent ses lèvres qui l'effleurent et effacent sa tristesse, un long baiser qui la transporte et balaie la poussière qu'est sa vie depuis qu'il n'est plus là, ses lèvres qui effacent la fatigue de vivre, ses nuits d'attentes pesantes… Elle voudrait ! Oh oui, elle voudrait… Elle ne sait plus et reste là, figée de chagrin, d'images qu'elle ne veut pas voir mais qu'elle porte quand même.

— Émilie !

Je suis Émilie. Nous flottons le long du fleuve. Enlacés. Sa cicatrice est comme un flambeau entre les joncs. Ses yeux sont comme l'océan. Leur lumière me transperce et me porte tout à la fois. Elle veut me montrer quelque chose. Et me cacher autre chose… Il part à la dérive, loin de moi. Derrière. Et la neige l'ensevelit. Serais-je condamnée à tituber éternellement au milieu de mes rêves squelettiques ? À ne percevoir que l'écume des particules ? À vivre dans ce monde silencieux comme si le public invisible des choses retenait son souffle avant l'entrée en scène des acteurs ?

J’étreignais du vent, un souffle ardent qui ne m'était plus destiné. L'amour que je croyais tenir, tout à moi, me fuyait dans un battement d'ailes.
Elle poussa un soupir si vaste qu'il aurait rempli une église.

— Oui, j'arrive.

Le gel avait déposé de la dentelle le long des toits et sur les vitres. Il me prit la main et je redevins enfant. Brusquement, son visage d'homme déjà mûr surgit devant moi. Ses mains quand il coupait du bois, séchées par le soleil et le vent. Son visage humide de rosée vespérale, la senteur fraîche de sa peau nulle part retrouvée. Aussi l'odeur d'écurie, de foin et de terre. Les parfums des sous-bois lorsque, me prenant la menotte il m'emmenait promener. Les odeurs dans la cuisine d'Amélie son épouse ; celle du levain, de la farine, du feu de brindilles et de leurs étincelles qui m'émerveillaient. Je vis les bouteilles de sirop, les paniers au plafond contenant les herbes séchées, dans le salon ; les gaufres dans de hautes coupes, la chaise sur laquelle je grimpais maladroitement pour les atteindre et son rire complice. L'odeur des gens vivant sous le même toit, laissant des traces familières dont personne ne parlait. Les nappes empesées, la lavande et le lin lourd dans les armoires, aussi rigide qu'un soldat de plomb. Les jeux de l'hiver, la glace fondante et le parfum des moufles en laine mouillées. Je me souvins tout à coup de la fois où j'avais posé ma langue sur un bloc de glace pour faire la fanfaronne.

Je suis Émilie, qui lit dans le livre du passé. Il est malheureux et il veut que je l'aide. Il n'arrivera pas à trouver le salut tout seul. Trahi, ils l'ont trahi et vendu aux traqueurs. Car il savait. Toutes les nuits, je suis réveillée par ses cris. Ils restent accrochés dans ma tête. Parfois, ils me dévorent.

Je crois que j'ai crié. Il m'a regardé, étonné, ne sachant rien du fabuleux voyage que je venais de faire. Comment aurait-il pu ?

Troisième partie


Quand la mer se retire, elle ne laisse que des épaves, des algues odorantes – fragments fuligineux –, des gris de cendre et des galets humides. De la buée aussi, une épaisse vapeur qui envahit toutes les surfaces lisses.
Le bateau – son bateau –, légèrement incliné, reposait sur le sable. Solitaire. La coque corsetée de rochers, séquestrée, il ne connaîtrait plus les ivresses du grand large. Seule la lumière, danseuse capricieuse et consciente de sa grâce, continuait à jouer avec lui. Plus loin, le ressac entourait le môle d'une fleur d'écume. Et on voyait les toits des maisons se grimper les uns sur les autres, jusqu'aux deux tours noires et menaçantes dressées dans le ciel, surmontées de multiples protubérances tourbillonnantes, épiant sans relâche. Et ces deux excroissances se dessinaient sur la blancheur lactescente des montagnes, sur l'énorme et lointaine montagne de neige qui barrait tout l'horizon.

— Il te plaît ? me demanda-t-il.
— Oui, il est encore beau. J'aime beaucoup sa teinte granitée.
— Tu as peut-être oublié : peindre, c'est écrire avec la lumière.
— Ils te l'ont laissé ?
— Oui, mais enfermé… Et inutile. J'y habite.

Nous longeâmes la coursive et il me fit pénétrer dans une petite cabine flanquée d'un bureau, d'un meuble à cartes maintenant inutile et de deux sièges.

— Assieds-toi, me dit-il en chuchotant. Ici tu vas apprendre à faire semblant. Ta convocation n'est destinée qu'à contrôler ta faculté à oublier… Les traqueurs se croient propriétaires de l'histoire et de la mémoire. Je sais qu'il n'en est rien.
— Comment ?
— Ce n'est ni le moment ni le lieu. Je te demande de faire silence pour laisser aux mots le temps de se disperser dans l'air. Repose-toi.

Laissant derrière elle le ressac se briser sur les rochers et s'estomper, elle baissa le menton, ferma les yeux et commença des exercices de respiration profonde en comptant dans sa tête à chaque inspiration. Insensiblement, elle se synchronisa sur l'aller et retour des flots et visualisa les immenses éboulis, les milliers de fragments qui deviendront des milliards de galets roulés par les torrents, les rivières et les fleuves et dont les vagues achevaient l'usure. Mentalement, elle se laissa glisser sans effort sur l'onde de son imaginaire. Sa respiration, à présent, était automatique, profonde, régulière. Elle était consciente de son corps détendu, du monde qui l'entourait, du clapot lent et régulier qui venait mourir sur la coque, de son souffle proche. Mais elle ne percevait les sons que de manière lointaine ; ce qu'elle entendait, c'était le silence.

Au bout de quelques minutes, il se dirigea vers la porte :

— Suis-moi.

Elle ouvrit les yeux, se leva et lui emboîta le pas. Il l’entraîna vers la salle machine, à l'aide d'un tournevis ôta prestement une plaque métallique et la fit entrer dans ce qui semblait être un réduit qui se révéla moins exigu qu'elle ne le pensait…

— Ici nous ne serons pas écoutés.

Tout le temps qu'elle dialogua avec lui, elle se sentit pratiquement hors d'elle, écoutant le flot magique, les changements de couleurs, entendant ses paroles accomplir leur travail étonnant. Elle ferma les yeux et eut un petit murmure encourageant pour indiquer qu'elle écoutait. Pendant qu'elle composait et jouait dans sa tête la partition qui lui permettrait de franchir l'obstacle, elle sentait qu'il la façonnait et l'interprétait en accord avec elle, leurs âmes jointes dans une entreprise audacieuse, comme de vieux amis qui peuvent se parler sans mots, se communiquer une pensée avant qu'elle n'émerge totalement.

Au retour, elle marcha longtemps, errant sur la neige dure, tandis qu'une légion de corbeaux, accourue de tous les voisinages, se déroulait à travers l'espace à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en poussant des clameurs violentes et sinistres, mêlant leurs cris au bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus.
Quelquefois ils se posaient, criblant de taches noires le manteau froid déjà assombri par le ciel plombé du crépuscule d'hiver. Puis tout à coup, ils repartaient en croassant lugubrement et en déployant de nouveau au-dessus des toits le long feston ténébreux de leur vol.
Au traversé d'un parc, ils s'abattirent sur les arbres les plus hauts et cessèrent enfin leurs rumeurs, tandis que le crépuscule grandissant mêlait leurs noires livrées aux ténèbres. Brusquement, elle s'arrêta et se mit à parler pour elle, vagua dans ses souvenirs, allant doucement à travers les choses anciennes. Elle flotta ainsi longuement à travers les événements passés qui surgissaient dans son esprit, comme on va en flânant dans les lieux où l'on fut élevé, musant à petits pas dans le vieux jardin de famille où chaque plante odoriférante, chaque arbre, fait surgir un minuscule épisode de notre vie, une de ces petites péripéties insignifiantes et dérisoires, mais qui forme la trame même de notre existence.
Elle divagua encore au pied des arbres, lentement : puis, quand les ténèbres opaques ne lui permirent plus de marcher, elle rentra, tomba comme une masse dans son fauteuil. Enfin, elle s'endormit.


Quatrième partie


La nuit prend place et s’insère dans le flot de ses rêves. C’est animal et minéral à la fois ; elle se fond dans cette glu, se coule dans le lit de ses cauchemars et les dilue. Ne restent que songes nébuleux, fragments de passés qui n’ont pas été. Elle pressent, confusément, que ce qui lui a été arraché n’en fait pas partie. Au réveil il ne subsistera rien, ou si peu, ou peut-être le sentiment de cette mémoire cambriolée. Et pourtant, elle sait :

Je suis Émilie. Je suis venu pour retrouver mon histoire, quelque chose qui me garde en vie. M’inventer des contes et des légendes pour donner du voyage à cette existence absurde. Je nage à contre-courant d’un cours d’eau furieux. Je tends les bras de toutes mes forces ; une main est là que je cherche à attraper… Mais l’onde bouillonnante m’agrippe, ses tourbillons m’aspirent, m’obligeant à mobiliser toute mon énergie. Lorsqu’enfin mes doigts l’atteignent, je suis entraînée vers le fond ; des bulles blanches emplies de mots pénètrent mon cerveau, mon corps est ballotté, ne plus respirer devient douloureux.

Le cri chagrin d’une mouette l’a délogée de ce cauchemar tumultueux. Elle a ouvert les yeux et réalisé que ce n’était qu’un rêve. Un chiffonnier dans l’aube blafarde – ramassant avec son bâton des lambeaux de chimères et des bribes de paroles – l’a emporté comme un soupir. Il lui reste des particules dont elle ne perçoit que l’écume. Brusquement, elle a une intuition. Il lui faut s’ouvrir la tête pour accueillir cette vague nitescence, ne pas bouger pour ne pas l’effaroucher. Il lui semble que la vision est encore possible si elle demeure là, immobile ; mais, insaisissable, elle glisse dans son esprit avant de disparaître vers les profondeurs. Subsistent quelques mots oubliés et une certitude : seuls eux sont importants. Et elle sait qu’on ne remplit pas un abyme avec des souvenirs, qu’à craindre les faux pas elle en oublie d’avancer.

Soudain, elle se sent affamée : les mots lui manquent. Elle pressent que, sans eux, il n’est pas de liberté. Il lui semble alors atteindre un moment de grande quiétude, un instant de solennité et d’harmonie. Elle voudrait que cette paix fût celle de toute sa vie – pouvoir la ressentir encore – qu’elle soit un viatique pour l’avenir. L’avenir ? L’enfer ! Elle le sent, quelque chose le lui dit. Demain, elle devra se soumettre à la convocation.

Dehors, la pluie bat furieusement le toit dans un bruit de cataracte ininterrompu. L’odeur d’eau sature l’atmosphère.

Cinquième partie

Le plus difficile dans sa vie est de ne pouvoir se fuir, se dépouiller de son existence, enfermée qu’elle est sans ce monde qui disparaît – sauf à l’occasion de quelques songes – et qui resurgit dès qu’elle ouvre les yeux : il y un abîme entre imaginer et être. On peut ressentir plus que quiconque, savoir peindre la vie avec des mots, en penser chaque note et la mélodie, mais être inapte à siffler le plus simple des airs.
Elle traverse cette cité d’ombres du pas lourd des insomniaques, croit voir leurs formes pendre lamentablement aux arbres qui frémissent sur son passage ; elles lui semblent être des sacrifices faits à un dieu primitif et sanguinaire. Elle ne perçoit pas les craquements, pas le moindre frémissement et doit se faire violence pour reprendre des forces. Elle a peur ; écrasée, elle sent monter en elle une frayeur viscérale. Une ombre s’approche – retour éphémère à l’existence fragile d’une apparence* – et lui murmure à l’oreille pour que l’angoisse la quitte. Les mots l’apaisent. Elle se coule dans cette ville accompagnée d’âmes qui trépignent d’impatience.

Au loin, les tours jumelles – blocs monolithes de pegmatite et de marbre, raides et immuables comme un dogme – attendent, tandis que la pluie bat la ville ; la lumière s’est muée en clair-obscur, le vent pressé soulève et déchire la mer. Quelques mouettes, malmenées par les bourrasques, planent devant la paroi des montagnes. Portées par les courants ascendants, elles peuvent se jouer du souffle puissant, reposer leurs ailes ; elles savent être au monde, et pourtant elles ne pensent jamais. Le soleil s’est frayé un passage parmi les lourds nuages et les éclaire un instant ; il brasille sur elles, puis il s’estompe, et on dirait que la lumière se dissout dans le corps des oiseaux.
Et maintenant, alors que le ciel tremble sous la tempête et que le bateau lutte contre la mort, elle a l’impression d’être importante. Elle ne se sent plus humiliée. Elle vient de découvrir que les mots ont un pouvoir ; ils peuvent entrer en vous et apaiser, vous conduire à croire, vous aider à embrasser l’horizon. Et elle entrevoit – par delà les tours, au-delà de la perte d’un être cher et de l’absence, après une longue errance et les déferlements d’une souffrance – un avenir possible.

Elle a foulé le parvis. C’est le midi d’une sombre journée ; la ville est sans bruit, la tempête lui a imposé silence. Elle n’entend que le murmure de l’eau qui emporte et ses rêves, et les sons. Elle se tient debout – le cœur, cet organe inquiet, battant la chamade – comme dans l’attente de quelqu’un venant lui adresser un signe, lui apporter la confirmation qu’elle est vivante. C’est le cœur qui lui ordonne de ne pas vivre comme une ombre. Face à elle, les tours gémelles – stèles griffant l’éther, l’une semblant le reflet de l’autre – se confondent avec le ciel comme s’il s’agissait d’une méprise.

* Emprunté à Louis, avec son aimable autorisation : dans "Au souffle du vent" (un texte à relire impérativement :-).

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Message  Invité Lun 18 Fév 2013 - 21:32

Très beau passage comme suspendu dans le temps, bien servi par la qualité de l'écriture.

Je ne crois pas que je connaissais le verbe "brasiller".
Relevé ceci au passage, pour sa juste simplicité : "elles [les mouettes] savent être au monde, et pourtant elles ne pensent jamais."

Petite remarque : je ne mettrais pas de virgule avant le deuxième "et" ici "Elle n’entend que le murmure de l’eau qui emporte et ses rêves, et les sons."



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Message  Invité Lun 18 Fév 2013 - 21:36

Après vérification (parce que la question m'intéresse), il semble bien que la virgule ne soit pas nécessaire : http://66.46.185.79/bdl/gabarit_bdl.asp?t1=1&id=3446

Lorsque, pour un effet stylistique, il y a répétition de et devant deux mots ou deux groupes de mots, la virgule n’est nécessaire que si les deux segments sont longs ou complexes.

Exemples :

- Paul a connu et la célébrité et la richesse.
- Sont convoqués à cette réunion et les cadres supérieurs, et les employés dont la fonction l’exige.


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Message  Lucy Mar 19 Fév 2013 - 19:24

Pour te citer :
"Peindre, c'est écrire avec la lumière."
Et c'est ce que tu as fait.
D'une plume élégante, tu nous entraînes dans cet univers sur lequel plane la menace des Traqueurs, et nous allons de rêves en souvenirs, déambulant agréablement au fil des phrases.
A suivre, donc...
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Message  Louis Jeu 21 Fév 2013 - 11:01

Si Emilie cherche surtout à se retrouver, elle éprouve pourtant dans ce passage le désir de « se fuir », de fuir surtout du côté de l’imaginaire le monde effroyable dans lequel elle vit, mais elle se découvre prisonnière d’elle-même, - on ne peut, il est vrai, échapper à soi, même si ce « soi » est aliéné ; et se découvre encore rivée à une réalité qu’elle ne peut quitter qu’en de brefs moments, « à l’occasion de quelques songes ».
L’heure si redoutée de la Convocation approche, et « elle sent monter en elle une frayeur viscérale »
Elle aperçoit au loin deux tours jumelles, qu’on devine être le lieu du pouvoir, le lieu de la Convocation.
Leur apparence correspond bien au pouvoir totalitaire régnant, « blocs monolithes de pegmatite et de marbre, raides et immuables comme un dogme ». Impression d’une architecture de type stalinien, massive, faite de pierres dures et froides. Tours élevées comme inquiétants donjons. Impression de force brutale, de puissance impitoyable. Inflexibilité et rigidité, raideur du « dogme » qui s’affirme comme un absolu.

La pluie, le vent, la tempête : la météo extérieure semble au diapason de celle, intérieure, qui prévaut dans l’âme d’Emilie. Elle retrouve pourtant une dignité, Emilie, « Elle ne se sent plus humiliée », en découvrant que « les mots ont un pouvoir », le pouvoir de calmer la tempête qui fait rage, de provoquer une éclaircie, une accalmie, une embellie, ces mots qu’une « ombre » amie lui a glissés à l’oreille ; en se découvrant dépositaire d’un message qui lui est destiné, à elle, qui n’est donc pas rien, à qui une mission d’importance est dévolue.
Les tours ne ferment plus l’horizon, une espérance s’ouvre au-delà des murs hostiles. Emilie semble prête à affronter, avec courage, l’épreuve de la Convocation.

Toujours la poésie au rendez-vous plutôt que l’action effrénée, un beau passage.



Louis

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Message  Invité Lun 4 Mar 2013 - 14:35

Sixième partie

Sourde la pulsation, obscurs les mots. On dirait qu’ils se bousculent les uns les autres. Ils se battent, des feux les consument. Les beffrois élevés à Babel enfoncent dans la nue leurs spirales étranges. « Elles sont donc à ce point ardentes », se dit-elle, en essayant de maîtriser les battements de son cœur. Elle avance de quelques pas, sans trop approcher. Le vent a chassé les nuages. Il y a maintenant le soleil dans le ciel, une lumière éternelle d’après gros temps, l’odeur iodée qui flotte dans l’air, la lente respiration des tours jumelles qui plongent leurs racines dans la mer pour se nourrir de sels et leurs tentacules dans la ville pour se gorger de mots… et leurs murmures. Ils sont là les mots. Sont-ils vivants ? Elle n’ose s’interroger sur l’essence, car c’est le propre des êtres humains que de s’ingénier à décrire des évidences.

— Émilie !

Elle reste un moment indécise, désorientée, comme si elle s’était égarée par erreur dans un faubourg inconnu. Étonnée, elle risque quelques regards furtifs autour d’elle. Le parvis est désert. Seuls les chuchotis – tels de longs pleurs éternels qui glissent dans l’azur –, et la brise.

— Émilie !

Il est là, posté entre les deux tours et lui sourit. Et soudain, l’énergie coule en elle, tumultueuse ; on peut se battre et vivre longtemps pour un simple sourire.

***
« Donnez-leur une clé et laissez les gens ouvrir leurs propres serrures ».

Elle est entrée dans le grand livre – ce mausolée des mots –, cernée du bruissement des pages, léger comme celui du feuillage qu’une faible brise agite et balance, de chuchotements aussi, de cris parfois. Les mots semblent vivants ; ils ont, pareils aux traits mobiles des enfants, des soubresauts violents aux sillons de leurs lettres. Ils tremblent de colère et pleurent de douleur, comme s’ils voulaient s’arracher à ce papier et recouvrer enfin une liberté injustement confisquée. Elle ouvre un livre – ce miroir où le cœur s’envisage, étonné de se voir nu –, entend des voix, imagine des fleuves, des ciels, des terres oubliées, écoute émerveillée un conte du vieux temps et voyage entre hier et demain. L’horizon, elle doit se l’inventer, se libérer des ténèbres et de l’opacité du ciel. Errant dans le présent, elle s’abîme dans le passé jusqu’à retrouver les strates du temps.

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Message  Invité Lun 4 Mar 2013 - 16:22

Oh, la belle pirouette finale !
On n'aura pas la réponse mais peu importe, je dirais même que l'interrogation rajoute du sel à un très beau récit intemporel et empreint d'une poésie de tous les mots.
Beau travail constant, à tous les niveaux. Vraiment beaucoup aimé.

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Message  Invité Lun 4 Mar 2013 - 17:11

J'ai lu tout d'une seule traite, avec grand intérêt. L'écriture est belle et incite à poursuivre, malgré la longueur du texte.
J'ai trouvé pathétique, l' insistance d’Émilie à répéter son identité, pour ne pas se perdre, lutter contre cette force gluante qui s'empare d'elle, retisser son existence, sa vie propre grâce au pouvoir des mots, en usant des mots sans lesquels il n'y a pas d'histoire.
Le sens de quelques passages m'a échappé. Ce sont ceux qui créent le cadre et les circonstances dans lesquels se déroule le récit.
Et il faut que je relise le dernier passage pour le relier (dans mon esprit) au reste.
En résumé : un très beau texte que je ne regrette pas d'avoir lu.

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Message  Louis Mer 6 Mar 2013 - 14:12

Un passage moins visuel que les précédents, plus auditif, qui nous plonge dans un univers essentiellement sonore.
Dans cette partie centrée sur ce qui s’entend, Emilie est à l’écoute, Emilie est tout ouïe.
Ce qu’elle perçoit, en elle : une « sourde… pulsation », les « battements de son cœur ». L’attention portée au cœur était déjà présente à la fin du passage précédent : « le cœur, cet organe inquiet, battant la chamade ». Cœur par lequel elle entend sa vie se manifester ; cœur qui bat et la détermine à se battre pour elle, pour la vie : « C’est le cœur qui lui ordonne de ne pas vivre comme une ombre. » Cœur en résistance contre les traque-cœurs.

Ce qu’elle entend à la fois en elle, et autour d’elle : les mots. Des mots « obscurs », des mots qui se « bousculent les uns les autres » ; des mots de tous langages, de toutes langues mêlées : « les beffrois élevés à Babel », ces mots écoutés, espionnés, ces mots volés par les deux grandes oreilles, les grandes tours dressées pour tout surveiller, tout voir et tout entendre, pour tout dominer.
Les tours bruissent des mots extorqués ; grouillantes de mots, « leurs tentacules dans la ville pour se gorger de mots », chargées des échos de la vie, elles s’érigent monstrueuses, ventres gavés de paroles d’un monstre tentaculaire qui broie toute liberté.
Emilie entend la « la lente respiration » du géant bicéphale, ventripotent, son inspiration des paroles humaines, son expiration par des « murmures ».

A l’écoute, elle perçoit un appel ; elle entend son nom. Pas du côté des tours où elle est convoquée par une injonction impérative et redoutable ; mais du côté où s’entend « la brise », du côté où s’entendent des « chuchotis » semblables à des « pleurs éternels qui glissent dans l’azur », du côté d’un sourire.
Celui qui l’appelle d’un nom souriant, il ne nous est pas révélé, il ne nous est pas montré, il est « posté entre les deux tours », mais sans apparence bien déterminée. Dans ce passage, il s’agit moins de voir que d’entendre. Il est un appel, il est amical, et ce qu’il y a juste à voir, c’est un sourire. C’est l’appel lancé par un sourire.
Entre les deux tours hostiles aux faces repoussantes, dévoreuses de mots, plane un nom dans un sourire, plane une voix réconfortante.

Quand Emilie entre « dans le grand livre » ( on ne sait pas, pas encore, à quoi correspond ce livre), c’est encore à l’écoute, du « bruissement des pages », semblable au balancement d’un feuillage sous la brise, de « chuchotements aussi », et de « cris parfois ». Quand elle « ouvre un livre », elle « entend des voix », elle « écoute émerveillée un conte du vieux temps ».

En quel sens entre-t-elle dans le grand livre ?
Se mue-t-elle en un mot, en un signe couché sur une feuille blanche ? Sa vie se transforme-t-elle en une histoire contée dans un livre ?
Le mouvement inverse semble plutôt se produire : ce n’est pas la vie qui devient mot, ce sont les mots qui prennent vie, qui deviennent vivants, « Les mots semblent vivants ; ils ont, pareils aux traits mobiles des enfants, des soubresauts violents aux sillons de leurs lettres. » Ils semblent vouloir s’échapper du livre comme d’une prison qui les tient enclos ; ils semblent vouloir conquérir une indépendance, une liberté qui les dé-livre, « comme s’ils voulaient s’arracher à ce papier et recouvrer enfin une liberté injustement confisquée. »
Est-ce à dire que tout est écrit d’avance, et que ce qui advient n’est autre que ce qui était d’abord fixé dans une prédestination ? Faudrait-il, comme Jacques le fataliste de Diderot s’écrier sans cesse « c’était écrit là-haut ». Probablement pas, car on ne comprendrait pas qu’Emilie entre dans le livre, elle y serait présente depuis longtemps, depuis toujours.
Le sens de la vie des mots s’éclairera sans doute dans la suite du roman.

Se pourrait-il que le « grand livre » soit les doubles tours, bien fermées à double tour et « gorgées » de mots, ce « mausolée » ? On comprendrait alors que les mots vivants y « tremblent de colère et pleurent de douleur ». Ce n’est pas certain, pourtant.
Ce qui est sûr, c’est que le livre qu’ouvre Emilie ( après être entrée dans « le grand livre » ) est en stricte opposition avec les tours. Celles-ci sont un chaos babélien de mots, mots arrachés et soumis à contrôle, mots soumis aux oreilles d’un pouvoir, fragments de paroles vécues, dérobées, usurpées. Les tours ne sont pas une bibliothèque, pas même un labyrinthe de livres comme la tour de l’abbaye dans Le nom de la rose.
Le livre authentique, contre les Tours ( et mauvais tours) du pouvoir, est celui qu’Emilie tient entre ses mains. Ce livre est littérature, il est miroir, de l’âme et du cœur, « ce miroir où le cœur s’envisage, étonné de se voir nu » ; miroir où l’humain se révèle à lui-même, tout le contraire des mots alignés sous la contrainte d’un pouvoir totalitaire et inhumain ; livre véritable dans lequel on « entend des voix », les voix humaines de ceux qui ont à dire et révéler une vérité ou une sagesse ; livre producteur d’imaginaire par lequel on « imagine des fleuves, des ciels, des terres oubliées » ; livre des émerveillements, celui des « contes du vieux temps » des légendes et des mythes qui donnent du sens à l’aventure humaine ; livre des transports dans le temps « entre hier et demain ».

Par-delà le livre, il lui faut à Emilie, « s’inventer… un horizon », se construire un avenir, se donner un nord, une perspective, un idéal ; il lui faut un avenir, elle qui est en errance dans le présent, il lui faut s'inventer un avenir en retrouvant son passé ; il lui faut reconstituer « les strates du temps ».

Ce passage est, Luluberlu, d’aussi bonne qualité que les précédents, aussi poétique, aussi riche de sens.


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Message  Invité Jeu 7 Mar 2013 - 6:27

Spoiler:

Dernière partie (tout ce qui précède cette partie est caché dans le spoiler. C'est poilant les spoilers :-)))

Pour Easter (Island) et Louis. Sans eux, je n'aurai pas été au bout.

L'agonie de la lumière la rappelle à la vie ; la nuit, brouillant les contours, bientôt va dompter le monde et se lancer dans l'espace à la poursuite des étoiles. La tour palpite, immense cœur glacé. D'une démarche un peu précaire, elle se dirige vers la sortie, interroge du regard la grosse horloge murale qui égrène des lettres comme d'autres les heures ; le temps a bien des visages, la pendule ne mesure pas celui qui nous est intime, celui qui est l'incontestable durée de la vie.

Autour d'elle, les pages – si pures, si blanches – terriblement affamées, enhardies par la clarté mourante, l'assaillent comme pour lui dérober les mots. Leurs vagues s'enroulent ; quelque chose en elles évoque la mer. Elles ne sont pas déchaînées mais lui ferment l'horizon. Elle les chasse, rageusement… Plus dense à chaque pas, la houle contraint son avance, l'air se vicie, ses muscles menacent de ne plus répondre. Mais elle perçoit la pulsation, moins intense – celle qui irrigue les tours siamoises – qui doucement s’étiole. Lorsqu'enfin elle sort, l'orage d'une violence ahurissante a éclaté dans un soupçon de soir.


***

J'ai passé une partie de la nuit à écouter la tempête, le grondement du tonnerre, ce brouhaha qui libérait la montagne et la ville. Des mots se heurtaient dans ma tête, m'empêchant de trouver le sommeil. Au matin, je me suis engagée dans le sentier qui part des tours défuntes, de l'autre côté du petit pont de bois, j'ai suivi le chemin abrupt qui serpente entre les sapinettes blanches et les érables veinés, et, à l'abri des regards, je me suis agenouillée et j'ai creusé la terre humide pour y enfouir la bague qu'il m'avait offerte et les souvenirs recouvrés.

La ville a retrouvé son aspect d'antan. Les frelons se sont tus, les caméras et les micros se sont éteints, vestiges d'un passé révolu que tout le monde veut oublier. Le port, déserté depuis des lustres, a repris un semblant d'activité. La vie renaît doucement.
Les jours ont passé ; il est venu me voir, compagnon attentif, doux et délicat. Son bateau délivré, nous avons pu muser au vent ; la tristesse et les ecchymoses s'en sont allées. Pour que l'absence ne soit plus un vide funeste, j'ai cessé de porter ma douleur et n'ai gardé que la couleur de son regard.

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Message  Invité Jeu 7 Mar 2013 - 11:31

Merci Luluberlu.

Cette fois, il est bien fini ce texte à la teneur décidément mystique, spirituelle (j'avais cru , un peu surprise, que le passage précédent signait la fin)...
J'aime qu'un long texte, qui passe par diverses étapes et emprunte les chemins de traverse, finisse par retomber sur ses pieds, par boucler la boucle surtout, comme c'est le cas ici.
Mais... Si tout s'était passé dans une autre dimension ? Si tout n'était qu'un mauvais rêve ?

J'ai relevé cette phrase pour son évidente et belle vérité : "le temps a bien des visages, la pendule ne mesure pas celui qui nous est intime, celui qui est l'incontestable durée de la vie."

Et une petite répétition disgracieuse du relatif : "Mais elle perçoit la pulsation, moins intense – celle qui irrigue les tours siamoises – qui doucement s’étiole." (peut-être : "Mais elle perçoit la pulsation, moins intense – celle qui irrigue les tours siamoises et doucement s’étiole."

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Message  Lucy Jeu 7 Mar 2013 - 18:49

Un très, très joli texte !

Il me faudra, à tout prix, le relire du début.

Beaucoup aimé, rien d'autre à dire !
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Message  Louis Ven 8 Mar 2013 - 11:18

Je trouve dommage que le récit se termine de cette façon. Il y a avait de quoi écrire tout un roman, il n’en résulte qu’une nouvelle. Une nouvelle belle et poétique, mais qui n’a pas l’ampleur et toutes les dimensions du roman.
Le choix de privilégier l’aspect poétique du texte explique peut-être l’absence du romanesque.

« Les frelons se sont tus, les caméras et les micros se sont éteints, vestiges d'un passé révolu que tout le monde veut oublier. » Les traqueurs ont été vaincus, leur monde totalitaire s’est effondré, mais on ne sait comment. Les aventures d’Emilie en lutte contre le pouvoir dominant ne nous sont pas contées, et c’est vraiment dommage. Le monde ancien n’est plus et « tout le monde veut l’oublier », mais on n’oublie pas en se cachant le passé, en le mettant au jour, plutôt, en le racontant ; pas plus qu’on oublie les horreurs de la seconde guerre mondiale sans d’abord en faire l’histoire, en se la remémorant. L’ « oubli » passe paradoxalement par la mémoire. Ce qui est oublié, on se condamne à le revivre. Eh bien, on aurait aimé qu’Emilie raconte l’histoire du règne des traqueurs et sa défaite. Qu’elle nous apprenne comment l’on résiste à un pouvoir qui, pour tout contrôler, tout diriger, veut tout entendre et tout voir ; parce que c’est le monde vers lequel on risque de se diriger, et qu’on ne veut pas le vivre.
Une idée passionnante semblait se mettre en place : le pouvoir libérateur de la littérature et de l’art en résistance contre le pouvoir despotique, économique et politique, qui s’insinue partout, jusque dans l’intime de chacun ; le pouvoir des mots contre les mots du pouvoir ; le pouvoir de la poésie contre la tyrannie ; le pouvoir des histoires contre l’effacement du passé et le règne d’un présent absurde, barbare et inhumain ; mais on est privés de l’histoire, privés du développement de cette idée. Encore une fois, c’est dommage.
Luluberlu, écrivez-donc ce roman dont vous nous avez présentés un si beau début, un début si prometteur.



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Message  Invité Ven 8 Mar 2013 - 14:38

@Louis : AH ! je ne sais que répondre. Ou plutôt si, je sais. Un roman ! comme vous y allez. Pour écrire un roman, il faut de la constance, de l’imagination et tout un tas d’autres qualités que je ne possède pas (cf. UbicMagic). Il a fallu qu’Easter (Island) me botte (virtuellement) le cul pour que j’avance (merci Easter (Island) :-))). Vous écrivez : « mais on est privés de l’histoire, privés du développement de cette idée. » Oui, j’en suis conscient. J’ai même un peu honte parce que j’ai largué le lecteur [la lectrice, à ne pas oublier, d’autant qu’elles sont majoritaires pour ce qui est de la lecture :-)) en rase campagne.

En fait, la prose poétique est ce qui m’attire le plus. La poésie et le message « philosophique » [et politique, au sens noble et non pas perverti comme actuellement] l’emportent sur l’intrigue qui n’est au fond, pour moi, que secondaire. Ma vision du monde, et je vous rejoins en ce qui concerne le « pouvoir despotique, économique et politique, qui s’insinue partout, jusque dans l’intime de chacun », est plutôt pessimiste. « Le pouvoir des mots contre les mots du pouvoir », écrivez-vous. Je dirai plutôt « le pouvoir des mots contre les maux du pouvoir ».

De surcroit, ce que vivent mes personnages, je le vis. Imaginez l’état de mon clavier ! à changer tous les deux mois pour cause d’inondation [l’électronique n’aime pas l’eau] :-)).

« Une idée passionnante semblait se mettre en place : le pouvoir libérateur de la littérature et de l’art en résistance contre le pouvoir despotique, économique et politique » : c’est une idée vieille comme le monde et, effectivement, il s’agit bien de cela.
Quand vous dites : « Qu’elle nous apprenne comment l’on résiste à un pouvoir qui, pour tout contrôler, tout diriger, veut tout entendre et tout voir ; parce que c’est le monde vers lequel on risque de se diriger, et qu’on ne veut pas le vivre ». Je réponds : ce n’est pas le monde vers lequel on se dirige : on y est. J’en veux pour preuve la présence des caméras qui se multiplie, le programme Echelon des USA [http://fr.wikipedia.org/wiki/Echelon] – système mondial d’interception des communications privées et publiques –, le traçage grâce aux cartes bancaires, téléphones portables, internet, recoupement des fichiers [SS, impôts, et autres], presse aux ordres ou muselée, etc. Peu de gens en sont conscients. On s’habitue. Un exemple : si vous utilisez le fureteur [navigateur] Firefox, installez l’extension Ghostery [https://addons.mozilla.org/fr/firefox/addon/ghostery/] et vous verrez.

« L’“oubli” passe paradoxalement par la mémoire. Ce qui est oublié, on se condamne à le revivre. » : oh que oui, je sais. La condamnation avant la damnation [dieu merci, je suis athée :-))).


Par contre, je vous retourne la suggestion : pourquoi n’écrivez-vous pas un roman (si ce n’est déjà fait) ?

@Easter [Island] : « Mais... Si tout s’était passé dans une autre dimension ? Si tout n’était qu’un mauvais rêve ? »
Ben non, on y est. Je crois qu’il est temps de se réveiller. Ça vire au cauchemar.

« Et une petite répétition disgracieuse du relatif » : corrigée sur mon site. Merci encore une fois.

@Iris : « Et il faut que je relise le dernier passage pour le relier [dans mon esprit] au reste » : autant que vous voudrez :-)).

@Lucy : « Il me faudra, à tout prix, le relire du début » : itou.

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Message  Invité Ven 8 Mar 2013 - 15:33

Coïncidence : lu dans le coin coin, page 6, à propos de l’essai « Superman est arabe » de Joumana Haddad :
À la fin de cet essai littéraire raffiné, J. Haddad confie sa croyance dans le « seul superpouvoir des mots » pour changer le monde.

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Message  Invité Sam 9 Mar 2013 - 8:19

Décidément j'aime beaucoup votre univers gorgé de mystère, de poésie. Tout est fait pour tenir le lecteur en haleine et c'est vraiment très bien écrit. J'ai relevé tout du long de magnifiques passages (j'ai tout lu d'une traite et je n'ai rien noté mais je vais relire). Ce qui me plait surtout c'est que votre écriture n'est pas purement "cérébrale", concentrée sur elle-même, elle est aussi très visuelle, on pourrait presque humer les mots, les toucher du doigt. J'ai regretté que ça s'arrête comme ça, je pense que vous auriez pu faire un récit plus étoffé. Au tout début, j'ai spontanément pensé à Farenheit.

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Message  Invité Lun 11 Mar 2013 - 11:51

Vertigo : « J’ai regretté que ça s’arrête comme ça, je pense que vous auriez pu faire un récit plus étoffé » et Louis « Je trouve dommage que le récit se termine de cette façon ». Ce ne sera certes pas un roman, plutôt une longue nouvelle. J’ai supprimé les derniers paragraphes et je continue l’histoire après « Lorsqu’enfin elle sort, l’orage d’une violence ahurissante a éclaté dans un soupçon de soir ». Tout ce qui précède est caché dans le spoiler.

Spoiler:

Elle a dérobé le livre et s’évade chaque jour un peu plus. Maintenant, il ferait bon dormir, jusqu’à ce que les mots deviennent un rêve. Mais le sommeil la fuit. Lorsqu’elle ferme les yeux, ce sont les souvenirs qui l’assaillent. Parfois, ils arrivent par vagues, ou clairsemés, mais ne tardent pas à se travestir en une tempête oppressante et sombre. Quelquefois, ils sont emplis de ciel, d’espoir, d’envie de vivre. En elle se cache une lumière qui refuse de s’éteindre, de céder face au poids des siamoises, des montagnes et des tempêtes ; et quand le ciel s’éclaircit après un de ses emportements, il lui semble apercevoir, loin au-dessus des crêtes, par-delà les nuées blanches qui courent dans le grand ciel bleu, la promesse d’un immense bonheur.

Depuis peu, les traqueurs se font rares ; ils passent, hésitants, comme réséqués d’une partie d’eux-mêmes. Des tours sourdent de vagues gémissements, amputées qu’elles sont d’une parcelle de leur pouvoir. En Émilie la lueur croît et lui intime de continuer au lieu de s’allonger comme un animal blessé. Mais il lui faut encore grandir et revenir à l’essence de ce monde, apprivoiser les mots, découvrir le pouvoir libérateur de la littérature et de l’art en résistance contre ce pouvoir despotique*. Assurément, ses mouvements sont encore incertains, mais l’espoir la remplit d’une joie enfantine.

* Emprunté à Louis (de son dernier commentaire).

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Message  Invité Mar 12 Mar 2013 - 11:48

Je trouve que ça n’apporte rien de plus au récit. Soit ça reste une nouvelle, une très belle nouvelle vibrante et poétique. Soit cela devient carrément un roman d’anticipation (un récit intemporel) avec comme fil d’Ariane la résistance, la lutte d’une femme face à un système de décervelage. Je n’ai malheureusement pas le talent de Louis pour exprimer les choses mais je me sens aussi privée d’une partie de l’histoire, comment sont arrivés les traqueurs, avoir des bribes du dialogue avec le vieil homme sur le bateau, comment les traqueurs ont été vaincus. Bref, au boulot !

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Message  Invité Mar 12 Mar 2013 - 12:04

Comme vertigo, je trouve que ce rajout ou remplacement n'apporte rien ; pire, il minimise à mes yeux tout ce qui précède, l'élément mystérieux, insaisissable.


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Message  Invité Mar 12 Mar 2013 - 12:25

@Vertogo :
Soit cela devient carrément un roman d’anticipation (un récit intemporel) avec comme fil d’Ariane la résistance, la lutte d’une femme face à un système de décervelage.
C'était bien mon intention. D'où le livre dérobé.
@Easter(Island) :
Comme vertigo, je trouve que ce rajout ou remplacement n'apporte rien ; pire, il minimise à mes yeux tout ce qui précède, l'élément mystérieux, insaisissable.
Bon, du coup j'arrête. Je vais passer à autre chose.


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Message  Invité Jeu 14 Mar 2013 - 16:43

Spoiler:
***
Au crépuscule, j’ai cheminé vers la montagne pour écouter psalmodier les étoiles – leur pulsation cardiaque –, cette vibration lumineuse capable d’éveiller le désespoir ou le divin. La lumière de fin du jour s’évaporait de la terre et montait au firmament. Un croissant de lune incertain et trouble flottait au-dessus de la ville. Partout, la vie animale s’était retirée sous terre, dans la mousse frémissante et mouillée, au creux de frêles tiges, dans les falaises des troncs. Depuis longtemps, l’arborescence dorée de l’automne s’en était allée et les virgules d’hirondelles ne ponctuaient plus le passage des nuages. Il ne restait plus grand-chose du foisonnement végétal : des squelettes d’herbacées, de courtes et fluettes graminées jaunies, des feuilles paresseusement étalées en vagues fauves, quelques pousses. Les sureaux avaient perdu leurs drupes noires et violacées ; les pâtres n’y pourraient plus tailler leurs flûtes ni les druides y souffler pour converser avec l’âme des disparus. La nature s’était elle même édulcorée, comme affadie. Là haut, je me suis réfugiée dans une vieille cabane au toit à demi effondré, étendue sur le plancher, et j’ai laissé mon esprit divaguer. Oh ! je sais que nul ne saurait se nourrir de ses rêves, mais sans eux, l’être humain se consume.

Et maintenant, la nuit s’est posée sur la ville, distribuant ses chimères et ses songes. C’est d’illusions, de folies intérieures, dont les humains bercent leurs misères, bien que jamais ils ne les vivent. C’est là une troublante liberté. Jusqu’ici, je me suis contenté de survivre et je vais devoir prendre une décision. La lecture du livre m’a profondément troublée ; elle m’a donné le vertige et amenée à douter de leur puissance. Enfin, bercée par le lourd soupir de l’océan, je me suis endormie.

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Message  Invité Ven 15 Mar 2013 - 13:04

Mon commentaire n'apportera rien de constructif, ni même d'intelligent. Mais je voulais juste dire combien je trouve envoûtante l'écriture soignée de ce texte.

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Message  Anne Veillac Sam 16 Mar 2013 - 8:58

J'ai beaucoup beaucoup aimé la première partie, jusqu'à la convocation au centre de décryptage. Après, j'ai eu l'impression de quitter la première histoire pour entrer dans une deuxième qui m'a moins plu. Elle est très bien écrite, c'est juste que je ne suis pas entrée dedans, c'est très subjectif.
Pour revenir au début, j'ai trouvé cette histoire de miroir fascinante. Le miroir, la neige, l'homme. Cela me suffisait. J'aurais voulu en savoir encore plus, mais je n'avais pas besoin d'éléments supplémentaires.
Et j'ai beaucoup aimé cette phrase :
Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.
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Message  Louis Lun 25 Mar 2013 - 18:30

Le dernier extrait ne me semble pas une fin, mais un passage qui relance le récit. Une décision est annoncée : « Jusqu’ici, je me suis contenté de survivre et je vais devoir prendre une décision. », cela ne peut constituer une fin.
Si les commentaires qui ont été faits ont pu être des stimulants et des encouragements à la création d’une suite à ce beau texte, j’en suis ravi, l’atelier VE a joué son rôle.

Louis

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Les traqueurs Empty Re: Les traqueurs

Message  Invité Lun 1 Avr 2013 - 14:51

Spoiler:
Peu de choses peuvent produire autant d’effet sur un être humain que les yeux. Nous y voyons se refléter la méchanceté quelquefois, l’envie, le désir, l’amour aussi, la compassion et parfois la bonté. Il suffit de regarder, les yeux se sont toujours passés de mots. Les siens sont ma source de lumière quand j’avance à tâtons. Nul besoin de souffler sur les braises pour le feu ne meure, il l’épand sur moi dans le continuel souci de mon bonheur. Quel que soit le nom qu’on lui donne, il y a dans son regard, limpide et clair comme une eau printanière, cette étincelle de bonté qui m’envahit de douceur tant paraît sûre la promesse de guérison qu’il apporte aux plus secrètes plaies. Il affiche un sourire si bienveillant et me regarde avec une si grande tendresse que je retrouve instantanément l’innocence de l’enfance et l’envie de filer vers l’avenir comme on grimpe aux arbres pour toucher les oiseaux.

Je lui ai apporté le livre pour qu’il plonge dans l’inconnu et pénètre l’incompréhensible. Il lui faudra du temps pour décoder ces mots qui renferment un mystère, un message adressé au monde. Il saisit l’ouvrage et l’étreint du regard ; ses doigts lentement effleurent chaque page comme on caresse la femme aimée, semblent partir en quête d’un univers lointain – un peu comme un illusionniste maladroit –, car certains mots contiennent en eux des villes englouties. Certes, la plume peut mentir, mais il fait corps avec cet étrange mélange d’encre et de papier.

Elle se force à rester immobile, attend, écoute simplement le temps qui bat lentement, la mer qui la berce et conserve en elle comme une réminiscence des vents et des tourmentes.

Les bourrasques la fouettent et le soir tombe sur les montagnes quand elle se met en route, se détache de ces yeux et de ce sourire. Ses jambes avancent, mues par une vieille habitude : elles ne savent rien faire d’autre, sinon se croiser à chaque enjambée. Leur conversation – si tant est qu’elles puissent jaboter –, serait brève et quelque peu monotone : « tiens, te voilà, dirait la droite à la gauche », réjouie par cette fugace et répétitive rencontre. Rien qui nous éclaire vraiment sur les errements d’Émilie.
La lumière de la ville illumine le port et les pentes qui surplombent les maisons les plus en altitude. L’air pique, le vent soulève la poussière, secoue la cité, et les montagnes couvertes de cascades grommellent sourdement dans le lointain. On dirait de gigantesques épées tant elles sont par endroits abruptes et effilées. Séparés par le fond obscur d’une noire ravine charriant de longs cadavres d’arbres, tels des korrigans immenses à la forme convexe et à l’air furieux ayant sauvagement sorti leurs têtes du ventre de la terre avant d’être changés en roc, deux sommets d’apparence semblable l’observent.

Le lendemain, l’air est presque immobile et porte en lui le silence ; le vent a disparu au cours de la nuit laissant derrière lui une brise légère comme une caresse. Avec de la nuit au fond des yeux, elle met longtemps à se réveiller, oscillant entre rêve et réalité. Elle marmonne quelque chose, mâchouille quelques mots à propos du livre, s’efforce de se rendre assez lourde pour s’immerger à nouveau.

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