Exo live vendredi 21 juin à 20 h ?

L’envol

Exo 210613

La trêve. 

Le maître d’hôtel venait de quitter la cuisine. Avec une brève courbette de la nuque. On est prussien ou on ne l’est pas. Le baron Von E. se tourna vers le Direktor de ses entreprises. Une énorme valise de cuir ouverte trônait sur la table. Il en débordait une marée de gros billets. On est riche ou on ne l’est pas. Dans les salons de réception,  l'Avenir du reich en chemise noire, brune ou même sans chemise du tout, arrosait sans modération aucune la victoire du parti de l’Ordre et surtout la défaite des rouges. Avec si peu de modération qu’il avait contraint les grandes personnes à trouver refuge à la cuisine pour discuter d’affaires de grandes personnes. De préférence sans être dérangées.

− Ach, que c’est schön, ululait une sinueuse aryenne sans chemise ni noire ni brune en tendant la main vers le pactole.
− Veuillez ne pas toucher aux reichsmarks, péripatéticienne.

La formule était d’une totale korrektion, mais les épaules et le regard sourcilleux de Helmut, le Maître d’hôtel, suffirent à mettre en fuite l’imprudente avec de ssueurs froides. On était entre grands fauves. Et justement le zoo embauchait, à ce qu’il semblait.

− Ha ha, que personne ne bouge. Nos lüger proviennent des aciéries Thyssen et pourraient perforer un bunker. Heil Hitler !

Le cousin Konstantin et son inséparable frère Joachim venaient de surgir par la porte du fond, chemise brune, brassard à croix gammée au bras et moustache plus hitlérienne que moi tumeurs.

− Si Meine Herren avaient l’obligeance de me les confier, un coup malheureux est si vite parti. Heil Hilter à vous aussi.

Comme Helmut, surgi dans leur dos, braquait en direction de celui-ci un mauser M-06 au canon plus long qu’un télescope et que de surcroît il portait un uniforme noir de Sturmbannführer SS, l’ambiance passa à la coexistence pacifique.

− Ya ya, mon colonel. Le bon National-Socialiste, préfère toujours une bonne paix à une mauvaise guerre.
− Bien bien, cher cousin. Je ne suis pas non plus opposé à un honnête compromis. S’il ne s’agit pas d’un diktat, natürlich.
− Natürlich ! Qu’en penses-tu, Joachim ?
− Peut-être pourrions nous sceller notre kollaboration de quelque prosit…
− Je n’ai rien contre, qu’en pensez-vous, Helmut ?
− L’Avenir de notre Reich a malheureusement dévasté le cellier. Nous devrons nous tourner vers l’ersatz, répondit-il en tirant d’un buffet une dame-jeanne où clapotait un liquide d’un vert inquiétant. Il nous reste quelques bonbonnes du schnaps du Doktor Gustav. Cela nous rappellera le bon temps des tranchées.
− Ach, vous avez sorti la soude caustique !
− Warum il dit ça, Helmut ?

Mais Helmut, lancé, ne l’écoute pas.

− 6235 Lieber Gott, quel chimiste c’était, le Doktor Gustav. Un virtuose de la cornue. Avec un sac de charbon et deux seaux de sciure de sapin, il vous distillait cinquante litres de schnaps trois étoiles.

Il sert à la régalade dans de grands gobelets de carton. L’avenir du Reich a aussi piraté la verrerie. Le baron se veut rassurant.

− Cette eau-de-vie n’a rien qui puisse faire peur à un brave Allemand. J’ai connu une margrave poméranienne qui n’en lampait pas moins d’une chope à chaque réveil, lâche-t-il en séchant son gobelet cul sec en vrai junker. Non sans grimace. Je dois admettre qu’il s’agit plutôt d’un breuvage de uhlans.
− En effet, larmoyait Konstantin, ça percute aussi fort que la Grosse Bertha.
− On dirait que cela contient du rutabaga, expertisait Joachim.
− Cela se pourrait.
− Et peut-être du chardon.
− Cela se pourrait aussi.

Le Baron, touché par la grâce du rutabaga, ou peut-être du chardon, se lance dans la nostalgie.

−  Il paraît quand même que vers la fin, le bon Doktor avait un peu la main tremblante et la vue peu assurée. On dit qu’il avait tendance à ne plus savoir déchiffrer les étiquettes et sucrer le potage avec générosité.
−  Il est vrai que le Kriminalbüro a été saisi de quelques plaintes. Le taux de mortalité chez ses clients  excédait largement les normes admises par le Reichswirstchaftsichereheitsamt. Au cours de la bataille de Verdun…
− Ach, Verdun… la guerre gross malheur
− Jawohl herr Baron…au cours de cette bataille, il liquida à lui tout seul un régiment de hussards silésiens…
− Ach so ! il a donc servi dans la cavalerie.
− Ach nein, voyons, Konstantin, il tenait une weinstub !
− Ach pardon…je n’ai plus tout mon kopf.

Et Konstantin de s’écrouler sur la table au milieu du tas de reichsmarks. Préfiguration de ce qui allait réellement lui arriver à peine une année plus tard, quand les damnés en noir de la SS liquideront les damnés en brun de la SA. Pour le plus grand profit des héritiers du Baron. Heil.


Gobu