Maître oriental : De la foi
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Maître oriental : De la foi
De la foi
- Qu’est-ce que la foi, Maître- C’est croire dur comme fer à l’impossible
- Qu’est-ce qui est impossible, Maître ?
- De débarrasser un niais de ton calibre de son ignorance, par exemple. Et pourtant je m’échine quotidiennement à tenter de racler la crasse qui obscurcit ton jugement sans aucun signe notable de progrès. Cela s’appelle la foi.
- Je te remercie.
- Il n’y a pas de quoi. C’était une réprimande.
- Tes réprimandes sont les meilleures des leçons, Maître.
- Ouais, trêve de flatteries, je…
- M’en vas-tu conter une histoire à propos de la foi ?
- Mais c’est qu’il me couperait la chique, ce fils de l’impudent ! Oui-da, je m’en vas te conter une histoire à propos de la foi, et tu ne ressortiras pas indemne du périple, crois-moi !
- Chic, Maître, j’adore les émotions fortes.
- Cela ne m’étonne guère de toi. Parfois je me demande si tu as quitté l’enfance et toujours je me réponds : non. Bref il était une fois un village perdu dans la montagne, tellement isolé que de mémoire d’homme nul n’y était parvenu ni personne n’en était sorti.
- Comment connaissait-on son existence, Maître ?
- Oh, la chronique et les cartes étaient formelles : le village existait bien.
- De quoi vivaient donc ses habitants, s’ils étaient à ce point coupés du monde ?
- De la miséricorde divine…de la bienveillance de la Nature…de l’air du temps, que sais-je de leur labeur, sans doute, c’est ainsi que les hommes épuisent habituellement leur existence.
- Je l’ignorais, Maître : je n’ai jamais travaillé.
- Heureusement ! Tu es encore moins bâti pour le travail que pour la méditation. Mais comme je te le disais, je ne désespère point. Pour en revenir à ce village, tout perdu qu’il fût, la rumeur voulait qu’y résidât un ermite renommé, dont la sagesse à elle seule valait le voyage, tout périlleux qu’il pût être.
- S’il s’était retiré dans un village aussi inaccessible, Maître, c’est sans doute qu’il ne souhaitait point être dérangé.
- Sans doute. Mais tu sais comme sont les hommes. Moins tu les veux voir et plus ils te collent à l’arrière-train. Beaucoup étaient partis pour le village, aucun n’était revenu conter sa réussite. Un jour, deux frères résolurent de s’y rendre de concert. Ils avaient soif de savoir comme d’aventure. Une combinaison redoutable.
- Comment s’y prirent-ils, Maître ?
- Pour parvenir à ce nid d’aigle, il n’y avait que deux voies. L’une, la plus courte, consistait en un interminable pont de lianes mangé par le vent et la pluie, oscillant par-dessus un gouffre insondable au fond duquel déferlait un torrent à disloquer l’arête des plus souples poissons.
- Et l’autre voie ?
- Elle paraissait moins périlleuse, bien que beaucoup plus longue. Mais ce n’était qu’une apparence. En effet, il fallait descendre le long de la paroi jusqu’en bas où grondait le tumulte des eaux, traverser celles-ci les dieux savent comment, puis monter au village par une voie si escarpée que même le bouquetin ne s’y risquait pas.
- Pour moi, j’aurais choisi le pont. Quitte à mourir, j’aurais préféré au moins m’éviter de longs efforts.
- C’est que tu n’as pas la foi. Eux étaient convaincus de réussir.
- Et toi, Maître, quelle voie aurait-tu choisie ?
- Moi je n’y serais pas allé et j’aurais laissé ce sage à sa solitude.
- Mais toi tu es un Sage aussi, Maître.
- Je ne te le fais pas dire. Quoi qu’il en soit, bien qu’aussi téméraire l’un que l’autre, les deux frères possédaient un tempérament différent. L’aîné, tout feu tout flamme, voulut provoquer les éléments et s’élança sur le pont en riant. Le cadet, au contraire, d’une nature réfléchie et tenace, commença prudemment sa descente vers le torrent, tandis que son frère l’interpellait : « Alors, escargot, crois-tu que tu parviendras à me battre ? Je t’attendrai en la demeure du sage avec un bol de thé »
- C’était bien présomptueux, Maître.
- Oui. Qui peut savoir ce que le Destin lui réserve ? Lorsque le cadet fut parvenu en bas, une bourrasque particulièrement violente arracha son aîné à sa fragile passerelle ; il s’abîma en hurlant dans les flots tourbillonnants au moment où son frère atteignait la berge du torrent.
- Il l’avait cherché, Maître.
- Peut-être. Mais vois comme le Destin arrange parfois les choses. En tombant, le malheureux avait arraché l’un des cordages du pont, et l’avait entraîné avec lui dans sa chute. Un rocher avait arrêté sa fuite dans le courant, si bien que le cadet se trouvait en possession du moyen de traverser les eaux.
- Avec une simple corde ?
- La foi aplanit les difficultés. Et puis le gaillard venait de la campagne, et savait comment lancer un nœud coulant. Bref, il parvint à traverser le torrent et, encore ruisselant, se mit à gravir sans hâte le chemin qui menait à la sagesse.
- Y parvint-il ?
- Comment le savoir ? Nul n’est jamais revenu de ce village.
- Maître, crois-tu que l’aîné n’avait pas la foi ?
- Il ne l’avait pas. S’il l’avait eue, il y serait parvenu. C’est à ses effets qu’on juge l’effort.
- Tu as raison, Maître. Et d’ailleurs il n’y a laissé que la vie, après tout. Pour le sage, elle n’est qu’illusion.
- Assurément. Mais sans la vie, il n’y aurait pas même d’illusion.
Gobu
Gobu- Nombre de messages : 2400
Age : 70
Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Maître oriental : De la foi
Finalement: C’est à ses effets qu’on juge l’effort.
Tout ceci n'est jamais faux comme ma trouvaille d'hier " Un voyage d'un million de kilomètres commence toujours par le premier pas " qu'on lance en regardant un gamin faire ses premiers allez-retours.
Tout ceci n'est jamais faux comme ma trouvaille d'hier " Un voyage d'un million de kilomètres commence toujours par le premier pas " qu'on lance en regardant un gamin faire ses premiers allez-retours.
Invité- Invité
Re: Maître oriental : De la foi
Evidemment, c'est imparable.
Ou encore, CQFD.
Toujours contente de retrouver ces deux compères, si ... humains (sage ou pas sage).
Ou encore, CQFD.
Toujours contente de retrouver ces deux compères, si ... humains (sage ou pas sage).
Invité- Invité
Re: Maître oriental : De la foi
Le texte avance comme un rouleau compresseur, et on y va avec un sourire béat!
Un bel et bon dialogue.
Un bel et bon dialogue.
Polixène- Nombre de messages : 3298
Age : 62
Localisation : Dans un pli du temps . (sohaz@mailo.com)
Date d'inscription : 23/02/2010
Re: Maître oriental : De la foi
Sans foi, sur le sentier on casse son cordage...
J'ai l'impression que le disciple est de moins en moins respectueux... est-ce un effet de l'enseignement du maître ou d'une volonté de l'auteur ?
J'ai l'impression que le disciple est de moins en moins respectueux... est-ce un effet de l'enseignement du maître ou d'une volonté de l'auteur ?
Invité- Invité
Re: Maître oriental : De la foi
Un coup de Gobu et ça repart !
Je me suis régalée une fois de plus, tout en continuant à trouver ce maître délicieusement insupportable. J'adore cette manière de ne pas aimer être contrarié, de s'agacer face à certaines questions et de donner des leçons de vie emplies d'absurde intelligence.
Et ceci Mais sans la vie, il n’y aurait pas même d’illusion est une perle de justesse.
Je me suis régalée une fois de plus, tout en continuant à trouver ce maître délicieusement insupportable. J'adore cette manière de ne pas aimer être contrarié, de s'agacer face à certaines questions et de donner des leçons de vie emplies d'absurde intelligence.
Et ceci Mais sans la vie, il n’y aurait pas même d’illusion est une perle de justesse.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
re : Maître oriental de la foi.
Ca se lit comme un San Antonio métaphysique pour le suspens du pont... Mais aussi du Jean de La Fontaine. La fable ; Le lièvre et la tortue. Les éléments de la nature sont plus forts que la foi. Le cadet cependant peut remercier le reflexe de vie ultime de l'aîné ; s'agripper au cordage. Curieusement on cherche toujours à démystifier la foi. Comprendre l'incompréhensible. Enfin c'est moi ça. Très efficacement écrit. Merci Gobu.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
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