Maître Oriental : Nom du Maître

Allez, un petit coup de reviens-y, ça fait longtemps qu'ils roupillaient, ces deux feignants-là.

Nom du Maître

- Assez prié pour aujourd’hui. La prière est la toilette de l’âme. Quand elle est finie, on s’essuie et l’on passe à autre chose.

- Je croyais, Maître, que plus l’on priait, plus on se rapprochait de Dieu.

- Ce qui nous éloigne de nous-mêmes nous rapproche de Dieu. La prière n’est qu’un véhicule parmi d’autres. Je te crois suffisamment détaché de toi ce matin pour continuer ton éducation.

- En ce cas, Maître, permets-moi de te poser une question.

- Pose.

- Nous parlions hier des disciples et des noms qu’on doit leur donner. Mais qu’en est-il des maîtres ?

- Je n’entends point. Exprime-toi plus clairement.

- Comment doit-on appeler les maîtres ?

- Comment m’appelles-tu ?

- Je t’appelle Maître.

- Eh bien voilà. Cela s’appelle appeler les choses par leur nom !

- J’entends bien, Maître. C’est ainsi que je m’adresse à toi comme tout disciple respectueux doit le faire. Mais dehors, comment doit-on les appeler ? Il y a tant de sages que l’on ne peut tous les appeler le Maître. On s’y perdrait.

- Es-tu sûr qu’il y ait tant de sages que cela ? Et si c’est le cas, pourquoi est-ce moi que tu es venu importuner avec ta stupide soif de sagesse ?

- C’est qu’on m’avait dit le plus grand bien de toi. Il se racontait partout, que de tous les saints et sages ermites qui peuplent nos cavernes et nos forêts, tu étais le plus saint, le plus sage et le plus ermite. J’étais le plus vaniteux et le plus puissant des princes, il me fallait le plus sévère et le plus clairvoyant des Maîtres pour m’en guérir.

- On ne guérit pas comme cela de la vanité. Encore moins de la puissance. Comment m’appelaient ces gens qui me tenaient en si haute estime ?

- Ils t’appelaient le Maître du Lac Noir, car nul ne connaissait ton nom. On racontait mille légendes sur toi, qu’avant de renoncer au Monde et devenir un saint, tu avais servi des empereurs redoutables et conseillé des princes avisés, que tu avais surpassé en érudition les maîtres qui t’avaient formé, que ta sagacité ridiculisait les plus illustres penseurs, que ton éloquence faisait bafouiller les rhéteurs les plus loquaces, que ta piété faisait pâlir de jalousie les grands prêtres de mille croyances, que tes oracles stupéfiaient l’avenir, que ta compassion s’étendait à tout ce qui vit et même au-delà si possible, que prodiges et miracles fleurissaient comme jardins de printemps sur l’empreinte de chacun de tes pas, que tu avais dix fois parcouru le monde et autant de fois laissé la marque de ton enseignement dans chaque contrée, que tu avais tout jeune goûté aux crus les plus enivrants, asservi les cœurs des plus ombrageuses déesses et fait chanter la chair des plus exigeantes courtisanes, tracé de ton calame les poèmes les plus émouvants, brossé de ton roseau des paysages à s’y plonger corps et âme, vaincu en combat singulier des manieurs de sabre dont le nom suffisait à mettre en fuite des armées, et qu’à trente ans déjà, las de cette foire aux illusions, tu as choisi le renoncement au monde et trouvé l’Illumination.

- Peste ! Voilà un panégyrique à faire rougir de confusion le Bouddha lui-même ! Mais il y a du vrai là-dedans : on ne renonce vraiment qu’à ce qu’on a aimé. Et j’ai beaucoup aimé.

- C’est pourquoi tout le monde te révère sans savoir qui tu es et voudrait honorer ton nom.

- Est-ce pour cela que tu es venu ?

- Non pas, Maître. Mais je t’avouerais que du temps où je régnais, j’ai envoyé trois espions vers ta retraite pour l’apprendre. Je voulais toujours en savoir beaucoup plus que les autres.

- Grande folie ! Et qu’ont-ils rapporté, tes mouchards ?

- Rien du tout. Aucun n’est revenu.

- Que leur est-il arrivé ?

- Nul ne le sait, Maître.

- Détrompe-toi : moi je le sais. Le premier s’est présenté ici comme un voyageur cherchant asile. Je lui ai accordé l’hospitalité. Malgré son habileté, il ne découvrit pas mon nom. Au bout de trois mois, pris de pitié, je lui prédis que s’il apprenait ce qu’il voulait savoir, il en mourrait.

- T’a-t-il cru ?

- En tous cas il a détalé comme s’il avait un dragon à ses trousses ! Le deuxième est venu avec une troupe hérissée de piques. Ce que l’autre avait cherché à obtenir par la ruse, il voulait l’acquérir par la force.

- Qu’as-tu fait ?

- Moi ? Rien. La force tue la force. Une armée de brigands dissimulée dans les bois de la vallée tailla sa troupe en pièces et m’apporta sa tête. J’ai morigéné ces brutes pour avoir ôté des vies et j’ai inhumé ces pauvres restes dans le respect des traditions.

- Et le troisième espion ?

- Celui-là se présenta comme disciple. Il le devint pour de bon. Quant il fut mûr pour me quitter, je lui proposai de satisfaire sa curiosité en cadeau d’adieu. Mais il se moquait désormais de mon nom : il avait trouvé sa voie.

- Leçon de cette histoire, Maître ?

- Ne t’occupe pas de mon nom, trouve ta voie.

GOBU