Maître oriental : "N'avoir plus peur"

- Qu’est-ce que la peur , Maître ?

- Celui qui s’est détaché de tout n’a peur de rien perdre. La peur n’est pas autre chose que le désespoir d’avoir à renoncer à ce qui nous tient à cœur.

- Mais lorsqu’un danger menace notre vie, Maître, la peur n’est elle pas la force qui nous pousse à tout tenter pour la sauver ?

- La peur n’a jamais sauvé une vie. De plus, il est absurde de tenir à la vie : c’est elle qui nous tient.

- Ainsi donc, Maître, la peur serait toujours appréhension de la mort ?

- Non. Il y a autant de sortes de peurs en toi qu’il y a de choses auxquelles tu t’attaches. Mais la peur de la mort est la plus inepte : pourquoi passer son temps à trembler devant ce qui est inévitable ?

- Si je cessais de la redouter, je n’aurais plus peur de rien, Maître ?

- Hélas non. Beaucoup ne craignent pas la mort, mais que la vue d’une araignée, le grondement du tonnerre ou la menace du bâton plongent dans l’épouvante.

- Cependant, Maître, les animaux eux-mêmes, qui pourtant ne possèdent rien, connaissent la peur face au danger.

- Tu confonds peur et instinct de survie, homme de peu de jugeote ! Les animaux, contrairement aux humains – enfin à certains humains – ne sont pas doués de la faculté de raisonner. Ils n’ont pour appréhender le monde et réagir à ses agressions que les sens et les réflexes dont les a doté la nature. Nous aussi possédons ces réflexes : si l’on te jette une pierre, tu feras sans même y réfléchir un mouvement de côté pour l’éviter et quand tu as soif, rien ne pourrait t’empêcher de boire. Mais qui t’oblige à trembler quand rien ne te menace, sinon des monstres enfantés par ton imagination ?

- Mes peurs seraient donc sans objet, Maître, parce qu’elles n’existent que dans mon esprit ?

- Les causes des peurs peuvent être réelles et extérieures. Mais ta peur, elle, est en toi ! Au demeurant, la vérité est que c’est surtout de toi-même que tu as peur, peur de te voir tel que tu es réellement. Et pourtant il n’existe pas d’autre moyen d’échapper à la peur. Celui qui s’admet mortel ne craint plus de mourir. Celui qui se reconnaît esclave peut combattre la servitude. Celui qui accepte la pauvreté ne redoute plus de perdre quoi que ce soit ; il est riche, non de son dénuement, mais de l’acceptation de son dénuement.

- Que signifie, Maître, « se voir tel que l’on est » ?

- Parfois c’est consentir à se voir avec le regard des autres. Ne note pas ceci, imbécile, c’est une boutade. Te voir tel que tu es, c’est humblement reconnaître que tes soucis, tes malheurs, tes angoisses, tes frustrations, résident en toi, sont l’œuvre de ton esprit et le plus souvent la conséquence de tes propres actions irréfléchies. Lorsque tu deviens capable de te voir ainsi, les écailles tombent de tes yeux et la lumière commence à t’apparaître.

- Quelle lumière, Maître ?

- Celle que tu cherches avec frénésie et que tu ne trouveras que lorsque toute frénésie t’aura quittée. Tu me fais penser à ces insectes qui se cognent contre une fenêtre derrière laquelle brille le soleil. Ils prennent la vitre pour l’astre du jour et ne rencontrent que du verre !

- Comment trouver la paix de l’esprit ?

- En ne la cherchant plus.

- Ainsi, Maître, je devrais renoncer à trouver la voie qui mène à la sérénité ?

- Ouvre ton cœur aux autres : tu verras qu’il n’y restera bientôt plus de place pour tes petits soucis.

- A quoi sert d’étudier comme je le fais, alors ?

- Cette question prouve à quel point tu as encore besoin d’étudier ! Tu me rappelleras de te donner cinq coups de bâton avant le coucher et tu liras à haute voix sept fois sept Sûtras avant de dormir, cancre indécrottable. Ecoute ceci : l’étude sert avant tout à ouvrir ton esprit cadenassé et enténébré à la pensée d’autrui. En t’imprégnant sans relâche des sages paroles des Maîtres et en avouant ton ignorance en regard de leur sagesse, tu contribueras à rabaisser ce « je » arrogant…qui t’empêche d’être toi-même !

- Est-il possible que même en étudiant et en méditant avec acharnement tout au long de ma vie, je n’atteigne jamais la sérénité ?

- Sache, ô fils de la faiblesse d’esprit, ô créature tyrannisée par l’indécision, que nul ne peut t’ôter ce que tu as toujours possédé, que rien ne peut altérer le pur diamant de ce que tu es réellement. Tu portes en toi ce que tu cherches et tu le porteras toujours. Hélas, tu ressembles au caravanier égaré dans le désert poursuivant une eau qui sans fin se dérobe. Tu pourchasses des mirages et t’étonnes ingénument de les voir s’évanouir au fur et à mesure que tu t’en approches.

- Je suis mortifié, Maître.

- Il faut un commencement à tout. Ca ne peut pas te faire de mal, en tous cas.

- Je suis mortifié et triste : ainsi tu penses que ma quête de la Voie, mon désir d’accéder à la sérénité et ma soif de progrès spirituel ne sont que des chimères que je traque en pure perte ?

- Ta quête de la Voie flatte ta vanité, ton désir de sérénité cache mal ta peur de la peur, et quant à tes progrès spirituels, pardonne-moi de te dire qu’ils ne sont pas très avancés, c’est le moins qu’on puisse dire en restant charitable !

- Dans ce cas, Maître, pourquoi écouter ton enseignement ?

- Qui as dit que tu le devais ? Je ne te retiens pas. C’est toi qui as choisi de rester accroupi à mes pieds et de racler tes fesses sur le plancher à me poser mille questions saugrenues ! Si mes propos te déplaisent, adieu, et n’aie pas de regrets : on ne peut devenir que ce que l’on est.

- Tu me chasses, Maître ?

- Qui suis-je pour te chasser ? Ton angoisse d’être rejeté prouve si besoin était à quel point tu as besoin de mes leçons.

- Je peux donc rester ? Merci Maître, mille fois merci.

- Pourquoi me remercier, idiot ? S’il me plaît que tu m’écoutes, c’est à moi de te remercier, et si c’est à toi que cela plaît, tu dois encore en être remercié. En vérité, je me moque bien que tu m’écoutes ou pas ; ce que j’aimerais, c’est que tu t’écoutes toi-même. Mon enseignement – comme tu appelles mon radotage de vieux solitaire – n’a pas d’autre but.

- Que dois-je étudier pour progresser ?

- Primo, tu ne dois pas étudier dans le but de progresser. L’étude se suffit à elle-même et le désir de progrès est encore un piège de la vanité. Secundo, à la question « quoi étudier ? » je réponds : étudie ce que tu connais déjà, lis, lis encore et relis sans cesse les Sûtras de ta religion et les sentences de tes Maîtres, et ouvre ton esprit à l’infinie sagesse du Bouddha. Quant à ton cœur, ouvre le si largement à la souffrance des autres qu’il n’y reste plus de place pour les tiennes. Quant tu auras satisfait à ces conditions, tu n’auras plus rien à chercher, et tu seras retourné là où tu as toujours été.

- Combien de temps cela prendra-t-il ?

- Si tu redoutes la longueur et l’âpreté du chemin, reste accroupi sur ta natte et médite sur le temps qui passe et les fatigues inutiles. En revanche, si tu prends la route sans appréhension ni impatience, alors il se peut que le début du voyage en soit déjà la fin.