ANONYME : Un banc de pierre... (Charles)

Un banc de pierre, sans dossier. Une minuscule place sur une petite île au milieu de deux bras de fleuve. Quatre platanes, un désert en ville. La pluie d’août, un carnet gris et mes premiers mots sur papier, premier mal-être, évasion adolescente en attente de maturité. L’anonymat pour moi, c’est précisément ça. L’anonymat est dans le décalage, le quidam qui, assis sur un banc, distribue des miettes de pains aux moineaux tandis que les autres se pressent vers les métros, bus, bouchons matinaux, l’adolescent romantique qui végète sur une place quand les autres déjeunent ... Jamais le sentiment d’être anonyme n’est aussi fort que lorsqu’on se ressent à contre courant, en dehors de la logique sociale qui nous entoure, sensation de solitude, d’inanité et d’insignifiance. L’impression de ne pas être compris, estimé, isole un peu plus et un soir, on se surprend à se sentir seul à un dîner, une sortie de boulot … Vient alors l’envie de se perdre, d’errer au beau milieu de rien, de tout, de tous, l’envie de marches lentes, silence paisible des rues de Modiano, rêveries de Rousseau. Et puis, écrire, pour soi d’abord, pour les autres ensuite, écrire pour ne plus être anonyme, écrire pour devenir, exister, écrire pour que quelques mots imaginés puissent devenir célèbres, puissent s’avancer, se montrer là où l’on ne veut pas soi-même s’affirmer, se découvrir, de peur de ne trop risquer. Ecrire parce que dire n’est plus possible, plus suffisant.

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Trois heures d’entretien minimum, m’avait garantit Robert, trois heures de questions, profils psychologiques et autres tortures et encore, pas sûr qu’ils soient intéressés au final. J’avais tout de même tenté ma chance. J’avais surtout besoin d’argent alors trois heures, trois minutes ou trois semaines, je m’en fichais pourvu que ça débouche sur un job.

- Et donc vous êtes Monsieur ?
- Youssouf Martin.
- Martin, c’est votre nom ou votre prénom ?
- Mon nom.
- Ah et euh … C’est pas banal, ça, Youssouf Martin ? Enfin, je veux dire Martin, ça sonne français et Youssouf, plutôt africain.
- Je suis français. Youssouf, c’était le prénom de mon grand père.
- Oui, enfin, bon, avec ses histoires de CV anonyme, c’est difficile de s’y retrouver, hein. Il faudrait au moins mentionner la couleur, non ?
…
- Non, enfin, c’est pas que je sois raciste ou quoi … mais bon, si vous devez aller convaincre des agriculteurs français d’acheter nos semences, ben, c’est vrai que blanc, c’est mieux …
…
- Bref, enfin, de toute façon, Monsieur le directeur va vous recevoir et c’est lui qui décide. Moi, ce que j’en dis, hein.

Première étape chez Mentauxsots, le cerbère raciste. Enfin, raciste, non puisqu’il dit précisément ne pas l’être. Depuis mai 2007, on n’est plus raciste par ses actes ou ses paroles. N’est raciste que celui qui s’affirme comme tel …Sans ça, non, pas de problème. Ça partait donc plutôt mal et je commençais à douter franchement de cette expérimentation du CV anonyme qui visiblement offre aux candidats noirs et maghrébins l’avantageux remplacement d’une lettre de refus non motivée par un entretien interminable leur laissant entendre que oui, on va réfléchir et on vous rappellera pour vous signifier notre réponse négative non motivée, réponse dont vous pourrez toujours vous plaindre par le biais d’une lettre non anonyme adressée à la haute commission aux discriminations.

Après cet instructif échange, je poursuivis ma visite avec la rencontre du DRH de garde, à savoir l’immense expert en psychologie d’entreprise et profil de salarié. Après deux ou trois minutes de silence, après que j’ai croisé, décroisé, les bras, les jambes, bombé le torse, réprimé un bâillement et enfin, trouvé la position reflétant mon ouverture d’esprit, position conseillée par mon que sais-je spécial entretien d’embauche écrit par un chômeur devenu écrivain au rabais. Donc après tout cela, j’appris avec intérêt que j’étais, à coup sûr, un numéro trois contrarié !

- Numéro trois ? Vous voulez dire qu’il y deux candidats mieux placés pour le poste ?
- Hein ? Non, rien à voir. Vous êtes un numéro trois !
- Ah ?
- Et c’est une mauvaise année pour les trois, difficulté personnelle, baisse de forme, bref, pas bon pour un nouvel emploi.
- Ah bon mais pourquoi je ne serais pas plutôt un deux ? Un trois qui progresse, quoi… C’est peut être une bonne année pour les deux ?
- Très bon pour les deux mais vous êtes un trois ! Ca se voit tout de suite ! Tout d’abord le CV anonyme, ça veut simplement dire que vous doutez, vous n’assumez pas ce que vous êtes, vous avez peur du refus et ça, c’est pas bon pour convaincre.
- Enfin, à vrai dire, c’est l’ANPE qui l’a anonymisé.
- Oui enfin, c’est pareil, vous avez laissé faire.
- Ah … Et vous, quel chiffre êtes vous ?
- Un deux, voyons ! C’est évident. Les deux ont un profil psychologique fort, ce sont des gagnants.
- D’accord, pas comme les trois. Mais est ce que parfois, imaginons, une fois peut être, est ce qu’on pourrait, par exemple, voir un trois prendre l’ascendant sur un deux ?
- Inimaginable, impossible …
- Et qu’un trois mette son poing …
- Ah, attendez voilà Monsieur le Directeur.

J’étais à deux doigts de commencer à m’énerver, ce qui, finalement, correspondait plutôt bien avec mon profil de trois. Heureusement, le directeur avait interrompu l’échange qui aurait dû considérablement raccourcir ma visite au royaume de l’agro-alimentaire hi-tech, du maïs toutes options et du colza redesigné. J’avais donc devant moi un futur licencié millionnaire, un cochonnet tirelire à stock-options, un futur responsable d’incompétence mais pas coupable d’empoissonnement, un futur libéré après cassation de l’appel suspensif parce que le greffier allait prendre ses notes à l’encre bleu plutôt qu’à l’encre noire réglementaire, bref, l’entretien avec le directeur allait débuter.

- Bon, soyons clair Monsieur Marin !
- Martin, Youssouf Martin.
- Si vous voulez. Donc soyons clair, Mentauxsots est une entreprise hautement soucieuse de son image, nous sommes l’avenir de la société, la solution à tous les problèmes. Voilà notre vocation officielle ! En vérité, le but final, comme j’aime à dire en réunion interne, est de récolter un maximum de blé et là, OGM ou pas, on s’en fiche, hein ?

Et mon enculeur de petits porteurs à la bourse de partir d’un rire gras, si distingué quand provenant d’un costard Armani.

- Donc plusieurs profils de carrière chez nous. Tout d’abord, évidemment, scientifique. Nous finançons anonymement nombre d’études pour rassurer le grand public et lui démontrer l’innocuité de nos produits. Le plus souvent, des études en double aveugle, sécrète mais au résultats connus et garantis pour paiement. Mais vous n’êtes pas un scientifique, je crois ?
- Plutôt commercial.
- Alors, oui, je suis désolé mais nous n’envisageons pas d’entamer des relations commerciales avec le continent africain . Pas besoin de convaincre quelqu’un qui n’a pas le choix, non ?
Mais, je suis plutôt venu pour un poste en France, je ne connais pas l’Afrique et …
- Bah, sinon il reste toujours quelques tâches administratives importantes. Constituer et mettre à jour des fichiers d’opposants malveillants ou bien, qui sait, peut être seriez vous un crack pour recueillir anonymement des informations boursières offrant quelques plus values non officielles et non sanctionnables dès lors qu’assez de monde touche au grisbi.
- …

A cet instant de l’entretien, vous vous doutez bien que j’avais déjà la tête ailleurs. Résigné et sentant bien le caractère hautement improbable de la situation, j’en étais déjà à élaborer le menu de mes jours suivants. Après mon octobre spaghetti et mon novembre penne, Je décidais que décembre serait fusilli. Bref, je ne crois pas que j’aurais le job, mais bon, ceci dit, c’est connu, nous, les trois, on a tendance à être un peu grinçant et défaitiste.

Un texte grinçant par moments, une écriture agréable. J'aime l'idée de ces numéros et la façon dont tout cela est tourné en dérision.

La rupture entre les deux parties surprend, elle n'est pas inintéressante mais j'aurais aimé que le raccord se fasse d'une façon plus percutante.

Je crois aussi que le racisme retranscrit par les dialoges aurait pu être suggéré différemment, peut-être avec une subtilité qui aurait donné plus de poids à l'horreur des propos. D'une façon générale, si la dénonciation du "système" est menée avec un humour plaisant, il me manque un brin de finesse...

Et sinon : quid de la phrase incipit imposée ?

Pas trop vu le rapport entre la 1ère et la 2ème partie … lecture agréable, distrayante. L'incipit a disparu !

Pour le coup du numéro à l'entretien, je dirais donc Loup

DE LA PART DE MENTOR:

Une belle charge contre ce racisme de moins larvé et presque institutionnalisé, mais sans nuances, et sans trop d’humour malgré les apparences. Dommage sans doute. En tout cas ça se lit d’une traite malgré la longueur.
Et zut ! Là pour le coup je dis Charles ! Et donc je vais devoir relire les autres que j’attribuais à ce même Charles ;-)

Pas de "C'est fini"... :-)

C'est cruel cet entretien mais terriblement réaliste aussi, malgré le côté absurde de la conversation. Une écriture agréable, un texte bien mené et plaisant à lire, avec ce qu'il faut de dialogues et de coupures, ça donne un côté vivant et parlé à l'ensemble, qui le rend plutôt réussi.
J'ai apprécié les monologues de Youssouf Martin et son regard lucide et décalé à la fois sur tout cela.

Une caricature assez "rentre-dedans", j'ai souri en lisant. C'est vrai qu'il pourrait y avoir plus de subtilité, mais je ne crois pas que c'était l'objectif. Le tout est bien mené, les réflexions mi-résignées mi-moqueuses du narrateur sont bien vues. J'ai plutôt aimé donc =)

J'ai beaucoup aimé le coup du numéro 3, des profils etc... Le coup du nom c'était un peu moins "fin". C'est vrai que par moments on a l'impression que tu tombes un peu dans la "facilité", au niveau de la technique d'argumentation. La dessus je rejoins un peu le commentaire de Krys. Mais ça reste un texte que j'ai apprécié !

ah et j'oubliais, pour la première partie : décrire une personne à l'écart, "spéciale", "unique", qui fait rien comme tout le monde, dire que c'est elle l'anonyme, ça parait bizarre, mais c'est en fait très bien trouvé ! Un bon sujet de philo^^!

Charles a écrit:
Pour le coup du numéro à l'entretien, je dirais donc Loup

Et moi je dirais que c'est pas joli joli de piquer les idées des autres :-)

Extrêmement caricaturale, en ça c’est parfaitement réussi. Quelques tournures de phrases un peu faciles, mais l’ensemble reste plaisant. Je ne suis pas gêné par les clichés, ce monde en est plein, aucune raison de les éviter donc.
Malgré ton commentaire Charles, je dirais que c’est toi le papa de celui-là.

L'idée du C.V. anonyme obligatoire imposé par l'ANPE est bien trouvée (mais Kris à l'air de dire que c'est volé ?)
Oui, c'est cliché, mais j'ai passé un bon moment, avec quelques sourires.

Un peu gênée par le premier texte dont je me demande si la seule utilité n'était pas de nous éconduire..Modiano, .....;-) (Je vais passer aussi (salut voisine) pour une parano ;-))
Sinon un moment agréable de lecture, la sourire parfois et un beau personnage en tout cas que ce Monsieur Youssouf.

ninananere a écrit:L'idée du C.V. anonyme obligatoire imposé par l'ANPE est bien trouvée (mais Kris à l'air de dire que c'est volé ?).

Je ne parlais pas de l'idée du CV anonyme mais des numéros et du profil psychologique. Et je disais ça parce que Loup avait fait quelques allusions à ce sujet dans le fil de discussion. L'auteur y a juste fait un clin d'oeil amusé, du moins crois-je... :-)

je ne suis pas fan du sujet donc pas adoré, cela dit j'ai beaucoup apprécié le dialogue sur les 3 et les 2, quelle belle connerie!
Je dirai Charles, parce qu'il aime bien dénoncer ce genre de chose :0)

Ah oui, pas vu le rapport entre la première et la deuxième partie, et pas trop aimé ce passage sur le banc

Un texte qui se lit plutôt facilement. Un texte que je trouve surtout explicatif. Il démarre comme une page de carnet de route privé (explicatif-descriptif), un narrateur se parle à lui-même. Il enchaîne sur le (re)trancription d'entretiens d'embauches qui nomme, définit et commente tour à tour et ne laisse ainsi, à mon goût, pas suffisamment de place au lecteur pour sentir, découvrir ce qu'il y a de faussé dans cette procédure dite de CV anonyme. Un texte qui dit davantage comment il faut comprendre, un texte-parti pris qui met immédiatement le lecteur dans la position d'adopter celle du narrateur qui montre comment les choses se déroulent mal.

Le texte est amusant, le dialogue sympathique, il va un peu trop loin dans la condamnation explicite et du coup manque un peu d'effet réellement ironique voire subversif.

Le début n'est pas mal mais peut-être pas assez creusé. En fait, au début le narrateur a une personnalité qui se dessine, dans la seconde partie, pas vraiment.

Les bons moments, c'est quand ça frise le surréalisme.

Et pour qui a écrit ça, je dirais que c'est un texte typiquement écrit par un 7 :-)

Commentaire : bon départ, arrivée sur le fil de la banalité. L'exercice donne envie de participer à une chose extraordinaire. Dommage. Le thème très actuel est bien traité.