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Gris-poussière
Yoni Wolf Lun 12 Mai 2014 - 8:06
Je vous propose ici un texte déjà publié, mais que j'ai remanié pour l'intégrer au manuscrit de mon dernier recueil. J'espère qu'il est mieux ficelé.
Cathy-souris (paraît-il) n’existe pas, ou presque ; on la voit parfois, le soir ou très tôt le matin, traînant son caddie dont nul n’a jamais vu l’intérieur. Dans son manteau gris, sous ses cheveux gris, Cathy-souris semble ruminer en permanence, la tête basse, la gorge et le menton recouverts d’un foulard sans couleur. On peut, bien sûr, se demander qui, du trottoir ou d’elle, marche sur l’autre. Comme si le sol voulait l’écraser contre le ciel, comme si la pluie trouvait sa source dans le béton béant, et jaillissait sous les semelles en caoutchouc de Cathy-souris, sous le corps courbe de Cathy-souris, dont nul n’a jamais vu l’intérieur.
*
Et pourtant… moi, du haut de mes 67 piges bien sonnées, je peux dire qu’il y a très longtemps je l’ai connue, d’apparence, tout du moins. Il se trouve en effet qu’à l’époque, Cathy-souris était connue sous le blaze de Gris-poussière, et Gris-poussière était une star (relative) dans le milieu du hip-hop underground. Je la vis pour la première fois lors d’une scène ouverte organisée sur Los-Angeles, du temps où Los-Angeles s’appelait encore Los-Angeles. Il y avait pas mal de monde, mais l’ambiance n’était pas tout à fait là. Le MC qui venait de terminer son set avait été un peu mou, pas mauvais en soi, mais mou. Nous, on voulait du sang, on voulait que ça pulse et démonte nos cervicales.
Toi-même tu sais.
Le type qui monta ensuite sur la scène était grand, sec, et j’avoue avoir pas mal bloqué sur son tee-shirt, même si je ne me souviens plus pourquoi. – Check it out, hem hem, check it out… Déjà, rien qu’au mic test on savait qu’il n’allait pas casser la baraque. La salle était en attente, tel un Léviathan qui a les cros. La salle voulait une peau de MC toute fraîche. Moi, je buvais ma bière en causant avec un ami. J’étais à moitié plein lorsque j’aperçus ce petit bout de rien, de l’autre côté de la salle. Il y avait beaucoup d’épaules, de torses et de sueur, et cette petite femme semblait s’être perdue en cherchant l’opéra, if you see what I mean.
-hem hem, check it out, ouh, one two one two, well… Le grand se tourne vers nous, tout empoté, et, perso, je sais déjà que la honte va bientôt s’abattre sur lui et sa famille, tant je le sens stressé, complètement à côté de la plaque.
Et c’est là que le miracle se produit.
Je la vois soudain, cette petite femme fendre la foule, grimper sur la scène, se planter devant le type et lui arracher le micro des mains. – DJ ! Gimme some Purcell, please ! Henry Purcell ! Music for a fucking while ! Da fucking remix !
(Purcell ?)
Le beat arrive et il est bon. Ho ? fait le public. Le clavecin se mêle au beat et la voix du contre-ténor, passée au vocodeur, émerge des profondeurs. Damn ! Tous les visages se tournent vers ce curieux MC, et Gris-poussière lentement écarte les bras, se fige avant d’ouvrir la bouche et de clouer tout le monde à sa croix. Elle crie, gueule, elle éructe toute sa haine sur un flow sauvage et syncopé, style rafales de mitraillette, et le clavecin s’électrifie et le feu monte à la tête du public, qui headbang de plus en plus furieusement. Ca pulse. Ca claque. – THE ROOF ! The roof is on… Le flow est monstrueux, dantesque, tout en cuts et en accelerations, avance puis se retire puis déborde à nouveau, comme la marée, les tripes à l’air, lourdement armée de lyrics sans pitié, elle reste droite, nous jugeant les bras en croix, elle bousille nos égos, se donne – THE GAMBLER GAMBOLS ‘ROUND THE TABLE ! Se donne à nous tous, subjugués, remués jusque dans le bide et le beat goes on et je renverse ma bière et me rends compte que je n’ai pas plus d’importance qu’un crachat qu’un pneu crevé je suis à ma place cloué à moi-même éternellement niqué style papillon grillé à l’halogène espérant que dalle et je hurle aussi, aussi je hurle et avec tous et jump ! JUMP ! et nous sommes tous, je dis bien tous, nous sommes absolument TOUS, canonisés.
*
Oahouôhouhavoilàvroum
Doucement ouharvouahou
(le temps qui pessoa, écoute.)
*
Par la suite, je revis Gris-poussière à pas mal de scènes ouvertes ou de battles. Elle arrivait, posait sans prévenir, puis repartait. Et à chaque fois c’était ça, elle nous cassait en deux, nous fusillait de sa fragilité incontrôlable.
D’un coup de de colère bien placé.
Je la respectais, tout le monde la respectait, mais personne ne lui parlait, comme le vilain petit canard qui, devenant cygne, croit qu’il arrivera enfin à être des autres, alors, qu’en réalité, il n’inspire que respect et presque crainte à ses anciens congénères. D’abord mis au rencard pour sa laideur ; ensuite mis sur un piédestal pour la beauté de son chant.
Ne dealant qu’avec l’absolu. T’en a pas t’en a trop.
Et puis elle disparut (paraît-il) de la scène.
Paraît-il également qu’elle retrouva son vrai blaze (selon certaines sources), et que ce blaze est Cathy-souris. Retrouver son nom de naissance, dans le milieu du hip-hop, signifie rendre les armes, quitter son nom de scène, son personnage, et retrouver son âme.
*
Je l’ai recroisé un jour - j’en suis sûr à présent - il y a quelques années, alors que je zonais à la terrasse d’un salon de thé. L’ai reconnu mais, comme d’habitude, je n’ai pas osé aller vers elle. Elle était vieille (moi aussi), grise, puait le gris, vieille et courbe, vaincue, triste, et traînait son cabas comme on traîne son ombre portée. Etait devenue l’inverse de la gloire.
Et à présent que je me lève tôt, me rase, et mange à heure fixe, je me dis que la vie est sans pitié pour ceux qui veulent en prendre le contrôle, et jouir d’elle à chaque instant.
Tout s’inverse, les pôles s’inversent, et peu à peu apparaît la doublure de ses rêves, les ficelles du bonheur, ou de la gloire, et il n’y a plus, nulle part, de surprises, le cœur bat par habitude et l’espoir, noyé dans les flaques fait floc floc, hem, one two one two, fait flic flac sous les semelles de toutes les Cathy-souris du monde, les Gris-poussière, Les Gris-souris ou encore Cathy-poussière, dont (paraît-il) nul
n’est jamais revenu.
*
Et pourtant… moi, du haut de mes 67 piges bien sonnées, je peux dire qu’il y a très longtemps je l’ai connue, d’apparence, tout du moins. Il se trouve en effet qu’à l’époque, Cathy-souris était connue sous le blaze de Gris-poussière, et Gris-poussière était une star (relative) dans le milieu du hip-hop underground. Je la vis pour la première fois lors d’une scène ouverte organisée sur Los-Angeles, du temps où Los-Angeles s’appelait encore Los-Angeles. Il y avait pas mal de monde, mais l’ambiance n’était pas tout à fait là. Le MC qui venait de terminer son set avait été un peu mou, pas mauvais en soi, mais mou. Nous, on voulait du sang, on voulait que ça pulse et démonte nos cervicales.
Toi-même tu sais.
Le type qui monta ensuite sur la scène était grand, sec, et j’avoue avoir pas mal bloqué sur son tee-shirt, même si je ne me souviens plus pourquoi. – Check it out, hem hem, check it out… Déjà, rien qu’au mic test on savait qu’il n’allait pas casser la baraque. La salle était en attente, tel un Léviathan qui a les cros. La salle voulait une peau de MC toute fraîche. Moi, je buvais ma bière en causant avec un ami. J’étais à moitié plein lorsque j’aperçus ce petit bout de rien, de l’autre côté de la salle. Il y avait beaucoup d’épaules, de torses et de sueur, et cette petite femme semblait s’être perdue en cherchant l’opéra, if you see what I mean.
-hem hem, check it out, ouh, one two one two, well… Le grand se tourne vers nous, tout empoté, et, perso, je sais déjà que la honte va bientôt s’abattre sur lui et sa famille, tant je le sens stressé, complètement à côté de la plaque.
Et c’est là que le miracle se produit.
Je la vois soudain, cette petite femme fendre la foule, grimper sur la scène, se planter devant le type et lui arracher le micro des mains. – DJ ! Gimme some Purcell, please ! Henry Purcell ! Music for a fucking while ! Da fucking remix !
(Purcell ?)
Le beat arrive et il est bon. Ho ? fait le public. Le clavecin se mêle au beat et la voix du contre-ténor, passée au vocodeur, émerge des profondeurs. Damn ! Tous les visages se tournent vers ce curieux MC, et Gris-poussière lentement écarte les bras, se fige avant d’ouvrir la bouche et de clouer tout le monde à sa croix. Elle crie, gueule, elle éructe toute sa haine sur un flow sauvage et syncopé, style rafales de mitraillette, et le clavecin s’électrifie et le feu monte à la tête du public, qui headbang de plus en plus furieusement. Ca pulse. Ca claque. – THE ROOF ! The roof is on… Le flow est monstrueux, dantesque, tout en cuts et en accelerations, avance puis se retire puis déborde à nouveau, comme la marée, les tripes à l’air, lourdement armée de lyrics sans pitié, elle reste droite, nous jugeant les bras en croix, elle bousille nos égos, se donne – THE GAMBLER GAMBOLS ‘ROUND THE TABLE ! Se donne à nous tous, subjugués, remués jusque dans le bide et le beat goes on et je renverse ma bière et me rends compte que je n’ai pas plus d’importance qu’un crachat qu’un pneu crevé je suis à ma place cloué à moi-même éternellement niqué style papillon grillé à l’halogène espérant que dalle et je hurle aussi, aussi je hurle et avec tous et jump ! JUMP ! et nous sommes tous, je dis bien tous, nous sommes absolument TOUS, canonisés.
*
Oahouôhouhavoilàvroum
Doucement ouharvouahou
(le temps qui pessoa, écoute.)
*
Par la suite, je revis Gris-poussière à pas mal de scènes ouvertes ou de battles. Elle arrivait, posait sans prévenir, puis repartait. Et à chaque fois c’était ça, elle nous cassait en deux, nous fusillait de sa fragilité incontrôlable.
D’un coup de de colère bien placé.
Je la respectais, tout le monde la respectait, mais personne ne lui parlait, comme le vilain petit canard qui, devenant cygne, croit qu’il arrivera enfin à être des autres, alors, qu’en réalité, il n’inspire que respect et presque crainte à ses anciens congénères. D’abord mis au rencard pour sa laideur ; ensuite mis sur un piédestal pour la beauté de son chant.
Ne dealant qu’avec l’absolu. T’en a pas t’en a trop.
Et puis elle disparut (paraît-il) de la scène.
Paraît-il également qu’elle retrouva son vrai blaze (selon certaines sources), et que ce blaze est Cathy-souris. Retrouver son nom de naissance, dans le milieu du hip-hop, signifie rendre les armes, quitter son nom de scène, son personnage, et retrouver son âme.
*
Je l’ai recroisé un jour - j’en suis sûr à présent - il y a quelques années, alors que je zonais à la terrasse d’un salon de thé. L’ai reconnu mais, comme d’habitude, je n’ai pas osé aller vers elle. Elle était vieille (moi aussi), grise, puait le gris, vieille et courbe, vaincue, triste, et traînait son cabas comme on traîne son ombre portée. Etait devenue l’inverse de la gloire.
Et à présent que je me lève tôt, me rase, et mange à heure fixe, je me dis que la vie est sans pitié pour ceux qui veulent en prendre le contrôle, et jouir d’elle à chaque instant.
Tout s’inverse, les pôles s’inversent, et peu à peu apparaît la doublure de ses rêves, les ficelles du bonheur, ou de la gloire, et il n’y a plus, nulle part, de surprises, le cœur bat par habitude et l’espoir, noyé dans les flaques fait floc floc, hem, one two one two, fait flic flac sous les semelles de toutes les Cathy-souris du monde, les Gris-poussière, Les Gris-souris ou encore Cathy-poussière, dont (paraît-il) nul
n’est jamais revenu.
Yoni Wolf- Nombre de messages : 905
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Date d'inscription : 28/03/2011 -
Re: Gris-poussière
Gobu Lun 12 Mai 2014 - 9:41
J'avais déjà apprécié quelques de tes poèmes. Pas déçu par ta prose, qui sonne poétique par moments, d'ailleurs, enfin je me comprends.
Pas facile d'écrire sur le ressenti de la musique et tout ce qui vit autour ; tu t'en tires avec panache et non sans vacherie. J'aime bien. Continue à épurer, tu as de la patte, et c'est quand elle est la plus légère qu'elle cogne le plus fort. C'est le paradoxe de l'écriture...
Gobu
Pas facile d'écrire sur le ressenti de la musique et tout ce qui vit autour ; tu t'en tires avec panache et non sans vacherie. J'aime bien. Continue à épurer, tu as de la patte, et c'est quand elle est la plus légère qu'elle cogne le plus fort. C'est le paradoxe de l'écriture...
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Gobu- Nombre de messages : 2400
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Date d'inscription : 18/06/2007
Re: Gris-poussière
seyne Lun 12 Mai 2014 - 11:58
non, je trouve que ça ne fonctionne pas. D'abord c'est trop court, on monte beaucoup trop vite et on descend beaucoup trop vite aussi. Ensuite je trouve qu'il faut que tu retravailles le langage parlé, qui fait assez plaqué, et puis les anglicismes, idem. Enfin il y a quelque chose à quoi j'ai du mal à croire entre Los Angeles et cette petite vieille ménagère de plus de 60 ans parisienne.
Mais la première strophe est superbe ;-)
Mais la première strophe est superbe ;-)
seyne- Nombre de messages : 1377
Age : 71
Date d'inscription : 19/03/2013 -
Re: Gris-poussière
seyne Mer 14 Mai 2014 - 7:37
Je viens de lire la réponse de Polixène au poème de Raoulraoul et c'est amusant parce qu'il y a quelque chose d'une symétrie avec celle que je t'ai faite ici.
Toi le poète un peu maladroit dans la prose, lui le prosateur-(poète) un peu empêtré dans les vers. Et tous les deux aux prises avec le langage "parlé", "populaire", qui me semble bien l'exercice le plus acrobatique qu'on puisse tenter dans l'écriture.
Polixène insiste sur le côté "vintage" de l'argot de Raoulraoul et il y a quelque chose d'assez proche dans celui que tu utilises ici. Sauf que je sens peut-être quelque chose de plus délibéré chez lui.
En ce qui concerne la question du tempo du texte, c'est ce que je ressens très souvent dans les courts textes en prose, l'impression d'un roman qu'on voudrait faire tenir dans une chaussure trop petite.
Toi le poète un peu maladroit dans la prose, lui le prosateur-(poète) un peu empêtré dans les vers. Et tous les deux aux prises avec le langage "parlé", "populaire", qui me semble bien l'exercice le plus acrobatique qu'on puisse tenter dans l'écriture.
Polixène insiste sur le côté "vintage" de l'argot de Raoulraoul et il y a quelque chose d'assez proche dans celui que tu utilises ici. Sauf que je sens peut-être quelque chose de plus délibéré chez lui.
En ce qui concerne la question du tempo du texte, c'est ce que je ressens très souvent dans les courts textes en prose, l'impression d'un roman qu'on voudrait faire tenir dans une chaussure trop petite.
seyne- Nombre de messages : 1377
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Date d'inscription : 19/03/2013 -
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