La différence entre fille et garçon
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La différence entre fille et garçon
La différence entre fille et garçon
A l’ombre de la haie d’aubépine, sur le talus, elles sont allongées.
Il va les voir. Il ne leur parle pas. Elle sont longilignes, les unes à côté des autres. Le seul dialogue passe par les yeux. Mais elles n’ont pas d’yeux pour lui. Le garçon pose sur elles un regard étonné. Il observe les formes incurvées. Elles ont des couleurs que le garçon ne parvient pas à nommer.
L’ombre de la haie est une chance. Dans le plein soleil, que pourrait-il advenir ?
Le garçon, quand il n’est pas dans le champ, se retrouve dans la maison de la vieille. Elle n’est pas si vieille, mais pour le garçon, une femme qui garde des enfants, une femme si acariâtre, ne peut être que vieille.
Dans le rai de soleil qui court sur la longue table de bois, le garçon matinal, croque ses tartines. Elles sont rances de beurre. Les fillettes, en face de lui, sur le banc, mangent aussi. Elles ne disent mot, car la Vieille l’interdit, mais elles rient, elles pouffent, elles gloussent, devant le garçon qui les observe, atterré. Il se demande si les filles sont toujours ainsi : pouffant, gloussantes. Il se demande si les filles sont les mêmes que celles qui lui ouvrent l’inconnu.
Elles s’appellent Dorianne, Christelle, Evelyne, Huguette. Leurs noms pétaradent dans la bouche de la Vieille quand elle sermonne les gamines à propos de leurs bêtises.
Aujourd’hui, la Vieille a fait cimenter le devant de sa porte donnant sur une petite cour entourée de grillage. Le ciment est frais. « Surtout n’allez pas marcher dessus, je vous ficherais une raclée ! » prévient-elle. Tout le monde admire la jolie dalle de ciment, lisse et resplendissante sous le soleil. Une fois les tartines rances avalées, les filles, sortant de la maison, marchent avec précaution sur l’étroite planche qui surplombe le ciment. Après elles galopent vers le talus.
De loin, le garçon les regarde. Les tabliers bleus, roses, verts, jaunes s’animent dans la verdure du matin. Leurs jambettes, grasses ou comme des allumettes, leurs bras et leurs mains s’agitent dans l’herbe du talus. Elle se penchent. Elles rigolent, mais elles parlent, soudainement avec gravité, lorsqu’elles doivent prendre une décision.
Une fois le garçon s’était approché trop près des filles, alors qu’elles étaient occupées à leur tâche mystérieuse. Christelle, l’ayant aperçu, se mit à lui jeter des cailloux rageusement pour le faire fuir. Les filles l’avait menacé de le ligoter à un arbre et de l’y laisser une nuit entière, s’il s’avisait encore à venir les espionner.
Alors le garçon avait rebroussé chemin et s’était réfugié dans la maison. C’était ce jour qu’il avait surpris la Vieille, dans sa chambre, la porte entr’ouverte. La femme, en combinaison, était assise, les pieds trempés dans une bassine. Elle vit le garçonnet. Elle fut si surprise qu’elle resta pétrifiée sans réagir. Sa stature hommasse se tenait raide et blafarde dans la lumière. La Vieille perça le garçon de son regard d’acier. Ce fut la première fois qu’il rencontra le regard profond de la Vieille. Puis il se sauva pour aller se cacher sous les draps de son lit. Longtemps des convulsions violentes le secouèrent.
C’est toujours quand les filles sont loin que le garçon se hasarde sur leur territoire interdit. Il éprouve toujours le même trouble à l’approche du talus herbus. Sont-elles encore là ? Allongées, couchées, au repos, sur le terrain en pente. Aujourd’hui trois nouvelles sont venues se joindre aux anciennes. Toutefois des anciennes ont disparu. Le garçon cherche à comprendre. Quel sera le sort de celles qu’on a enlevées ? Pourquoi les avoir soustraites à la vue du garçon qui se réjouit jour après jour de leur fabuleux spectacle ? Toutes ces formes brunissant, rosissant, violacées, verdâtres… Cette chair comprimée, pressurée, débris moussant, macérant. Complexe enchevêtrement qui ne peut que pourrir.
Les filles avaient choisi des fioles de verre pour que la transparence permette une réelle observation. Le garçon ne savait plus comment interpréter la chose. Malice de fille ? Se régaler de l’œil de la putréfaction de la vie ? S’émouvoir de la lenteur des transformations, du passage du solide au liquide ? C’est surtout très dégoutant. Le garçon n’en est que plus attentif au trafic des filles.
Le soir, dans la maison, sous la grosse lampe suspendue de la cuisine, il croise leurs regards, autour de la table de bois. Dorianne baisse les yeux. Huguette avec sa poitrine naissante serre toujours ses bras devant elle. Evelyne a de vifs mouvements de cheveux qu’elle tresse en deux nattes épaisses. Le garçon, un jour, reçut l’une d’elles en pleine figure. Christelle est la plus audacieuse. Elle envoie des coups de pieds très haut pour montrer sa culotte.
Au dîner, la Vieille distribue des louches de purée de poix cassés à chacun. Saucisses grenats ou un jambon insipide les accompagnent. Si on ne termine pas son assiette, la Vieille sort le martinet et frappe la marmaille sur le cul. C’était arrivé plusieurs fois au garçon. Devant les filles, il dut subir, culotte baissée, la volée de coups de martinet. Sans pleurer. Si on geint, la Vieille double la correction.
C’est parfois, les fesses bleuies et meurtries, que le lendemain le garçon se faufile vers le talus. Il exprime alors toute sa solitude aux petites fioles couchées dans l’herbe tendre. Il lui prend l’envie souvent d’en saisir une et de la remuer énergiquement pour voir les bulles qui s’excitent à l’intérieur du flacon. Des morceaux mous se détachent, flottant, constituant une mixture peu ragoutante.
Le garçon se souvient aussi du temps où Evelyne avait lancé la méthode des boîtes en fer. Elle récupérait les boîtes de conserve vides. Avec un clou, elle les perçait, elle les remplissait de morceaux pulpeux et elle appuyait fortement sur le couvercle. Ça finissait par gicler par tous les trous de la boîte. Ce fut Huguette qui décida d’améliorer la technique par les fioles. Elle prétendait que c’était plus appétissant et scientifique. Le garçon avait surpris une nuit, cette conversation, avant de s’endormir. De fait, il avait déniché à plusieurs reprises, des vieilles boîtes en fer, vides, trouées et rouillées. Une odeur immonde s’en échappait.
Dimanche arrive. C’est vers midi que la Vieille fait retentir ses cloches. Quelles cloches ! Elle convoque tout le monde dans la cour, son martinet à la main. Fouettant l’air, elle montre la dalle en ciment. Deux petits pieds y ont laissé leur empreinte. « Qui est-ce ? Je veux connaître le coupable ! » fulmine-t-elle. Personne ne bouge. La Vieille fait déchausser les cinq enfants. Chacun est obligé d’apposer son pied nu dans l’empreinte, sur le ciment. Mais à cet âge impubère comment distinguer un pied d’un autre ? Le contrôle est sans effet. Un silence de plomb s’abat sur la petite assemblée. La Vieille scrute méchamment chaque visage. Le garçon s’attend à être désigné coupable. Quand la Vieille s’approche pour le sonder, brusquement c’est les yeux de la vieille femme qu’il avait surprise, à demi nue, se trempant les pieds dans sa bassine d’eau. Cette même expression démunie, sans défense, prête à l’improbable. Le garçon tremblant rougit devant la Vieille qui se ressaisissant annonçe qu’elle punira tout le monde si le fautif ne se dénonce pas. Alors on entend soudain une voix fluette, aussi cristalline qu’un ruisselet, qui se répand en quelques mots : « C’est moi… il faisait nuit et je me suis égarée vers la dalle de ciment… ». Cette voix si pure, sacrificielle, n’est autre que celle de Dorianne. La Vieille impitoyablement la condamne au pain sec et à dormir trois nuits de suite dans la cave, dans le noir. La fillette éclate en sanglots tandis que ses camarades essaient de la consoler. Evelyne envoie des regards de mitrailleuse sur le garçon.
Le lendemain, le garçon se rend à nouveau sur le talus. Les fioles n’ont pas bougé. Le garçon les examine de plus près, comme si elles contenaient l’âme des filles. A chacune il attribue un nom. La fiole d’Evelyne, celle d’Huguette, celle de Christelle. La fiole de Dorianne lui semble la plus triste. Décomposée, mourante, pourrissante. Mais toutes pareilles dans leur jus. La peur d’être surpris dans son indécente observation amplifie les sensations du garçon. Puisque Dorianne doit dormir avec les rats de la cave, pourquoi lui, ne mériterait-il pas d’être ficelé à un arbre, de subir les humiliations des filles et d’affronter les bêtes de la forêt durant toute une nuit ?
A chacune de se visites auprès des fioles son attention se relâche. A maintes reprises il est tenté de les ouvrir, faire sauter le bouchon, se livrer à l’exorbitante expérience de humer la putréfaction de ces déchets en bouteille. A vrai dire, c’est un peu comme une connaissance qu’il rêve de posséder, celle des filles qui savent ce lui ne sait pas. Mais hélas, aucune des « sorcières », c’est ainsi qu’il les nomme ces derniers temps, ne vient le surprendre. Il est convaincu même que celles-ci ont décidé de le laisser examiner à sa guise les mystérieuses fioles et qu’elles trouvent le jeu délectable à épier le garçon, accroupi devant les fioles et s’enivrant du spectacle de pourriture qu’elles lui dévoilent.
Après sa troisième nuit de cachot Dorianne est libérée. Pour marquer l’évènement ses camarades organisent une joyeuse réunion. Evelyne s’est empressée d’y inviter le garçon. Dans le verger, sous les pommiers, des gobelets sont alignés sur des cageots, tenant lieu de table. Evelyne s’adresse au garçon en ces termes : « Tu vas pouvoir enfin goûter notre bon cidre. Tu as deviné sans doute sa préparation dans les petites bouteilles qu’on faisait reposer dans l’herbe du talus. Ce cidre, c’est notre spécialité et notre secret. C’est une grande chance pour toi que tu puisses le goûter. Mais avant, Dorianne, il faut que tu nous racontes comment se sont passées ces trois atroces nuit dans la cave de la Vieille ! »
De son timbre de cristal, la fille, hésitante, commence le récit de sa séquestration. Elle parle des bêtes qu’elle entendait gratter dans l’obscurité. Des araignées qui lui couraient dessus. Des cancrelats qu’elle écrasait dans sa main. Elle avait très froid. Le matin, elle voyait son corps lacéré de morsures, de griffes et piqures de toutes sortes. Les enfants l’écoutaient dans un silence pesant. Puis Dorianne, pour terminer son récit, conclut : « Heureusement que Roméo, le gros matou de la maison, était là pour me protéger ! ». Une exclamation de soulagement fuse du groupe. « Et maintenant, toi, le garçon, tu vas avoir l’honneur de boire à la libération de notre courageuse Dorianne ! » déclare solennellement Evelyne.
Une copieuse rasade aussitôt est versée dans son gobelet. Un jus bien doré. Le garçon revoit les fioles alignées dans l’herbe. Les fruits découpés en lamelles, macérer, rejetant leur jus dont il est impatient à présent de découvrir le goût. Il saisit le gobelet et avale goulument le cidre magique. Mais dès les premières gorgées, un hurlement affreux jaillit de son gosier. Le garçon, tordu d’horreur, se penche pour vomir le breuvage magique. Les filles possédées, explosent d’un rire démoniaque : « Ah ah, il a bu notre pipi ! Notre pipi à toutes, celui de Christelle, Huguette, le mien. Il ne manque que celui de Dorianne. Elle a dû pisser dans la cave, parce qu’elle y a été enfermée à cause de toi ! Parce que c’est toi qui a marché sur le ciment de la Vieille ! Mais comme tu es le chouchou de la Vieille, elle n’a pas voulu te punir ! » dégoise Evelyne entre les rires et la colère. Les filles obligent le garçon à avaler toute la bouteille d’urine, dont la couleur est aussi étincelante que l’or du plus savoureux des jus.
La vengeance des filles s’est exercée ainsi. Le garçon n’a rien rapporté à la Vieille. Il craint seulement d’être malade d’avoir consommer le « mystère » des filles. Ce n’était donc pas celui qui le faisait rêver depuis des jours dans les petites fioles du talus. Curieusement, maintenant, il se sent rempli plein d’étrangeté. Comme portant une connaissance nouvelle que les filles lui auraient transmise. D’ailleurs depuis ce jour, le garçon redoutent moins leur compagnie. Il regarde franchement dans les yeux autant Evelyne, qu’Huguette ou Christelle. Il ne va plus contempler leurs fioles bourrées de pommes pourries.
A la longue table de bois, devant la Vieille, quand chacun grignote ses tartines de pain au beurre rance, les filles réclament de la confiture. Et c’est toujours le garçon qui a la primeur d’ouvrir le pot et de choisir les fruits les plus sucrés.
Un seul regret afflige encore le garçon ; celui de ne pas pouvoir compter parmi ses connaissances, la nature secrète de Dorianne. Pour lui, elle reste la lointaine fille, captive dans le trou noir de la cave.
Des ténèbres qu’il lui faut apprendre un jour à aimer.
**
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: La différence entre fille et garçon
comme toujours, assez superbe, mais une petite chose me gêne un peu : que les trucs pourrissant dans les flacons ne soient que des pommes destinées à faire du cidre, si ratées que soient les manipulations. J'aurais aimé des matières premières plus accordées au titre, plus sorcières....quoique, Eve ?
Par contre la boisson offerte au garçon, et ce qu'il en fait imaginairement, c'est très subtil.
Par contre la boisson offerte au garçon, et ce qu'il en fait imaginairement, c'est très subtil.
Re: La différence entre fille et garçon
j'ai décroché au tiers, pas motivé.
ça m'a semblé très mécanique. vous, c'est pas la temporalité, c'est la mécanique.
ça m'a semblé très mécanique. vous, c'est pas la temporalité, c'est la mécanique.
hi wen- Nombre de messages : 899
Age : 27
Date d'inscription : 07/01/2011
re : hi wen
Pourrais-tu préciser à propos de "mécanique" ? Que veux-tu dire ? Ce terme est important, ça m'aiderait si tu le développais. Merci à toi de m'avoir lu jusqu'au bout.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: La différence entre fille et garçon
pardon, mécaniste et non mécanique. je veux dire une perception mécaniste du réel
ça me fait penser à un cours de science physique. localisation, etendue, propriétés de l'objet observé. endroit par ou ça passe. action, poser, reactions. formes? couleur, nommage, expérimentage, catalogage.
alors là c'est assez remarquable parce que le fond épouse la forme. c'est à la fois mécaniste et petit-chimiste par le contenu.
ça me fait penser à un cours de science physique. localisation, etendue, propriétés de l'objet observé. endroit par ou ça passe. action, poser, reactions. formes? couleur, nommage, expérimentage, catalogage.
alors là c'est assez remarquable parce que le fond épouse la forme. c'est à la fois mécaniste et petit-chimiste par le contenu.
hi wen- Nombre de messages : 899
Age : 27
Date d'inscription : 07/01/2011
re : Merci hi xen
...pour ta réponse utile. Elle convient tout à fait à ma démarche voulue. Ma préoccupation constante étant de comment parler de l'intime, sans que la forme narrative soit intimiste, naturaliste, psychologique. Ce "cours science physique" est alors tout à fait approprié. Et les catégories que tu énonces remarquables. Les suis-je ?... Je relève une phrase que j'aime bien de Duras "voir et entendre dehors ce que je vois et j'entends dedans". Cette attitude me correspond actuellement. Je ne dis pas que je parviens à l'écrire. Hélas. Mais cette difficulté me stimule. Donc je prends tes commentaires comme un encouragement sur cette voie. Il vrai aussi que le contenu de ce texte est corollaire de sa forme. C'est inconsciemment volontaire. A bientôt hi wen, et merci pour le fil que tu n'as pas cassé.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
re : Les vieux arbres
Désertification. Sur le site les vieux arbres n'intéressent plus, les jeunes pousses les recouvrent à peine. Autrefois des promeneurs curieux venaient inspecter leur écorce, déceler dans les rides des singularités. Maintenant des vieux arbres coulent une sève, pourtant toujours aussi fraîche car le bûcheron n'est pas encore passé. Et tant que la hache ne la pas saigné, un vieil arbre repousse, sans lui il n'y aurait pas de forêt. Tiens, voici un toutou qui me lève sa patte. C'est toujours ça de pris, vivant et chaud.
Raoulraoul- Nombre de messages : 607
Age : 63
Date d'inscription : 24/06/2011
Re: La différence entre fille et garçon
il faut voir le bon côté des choses : ça casse pas le fil, et ça reste en phase avec le texte.
raoulraoul en buchettes.
raoulraoul en buchettes.
hi wen- Nombre de messages : 899
Age : 27
Date d'inscription : 07/01/2011
Re: La différence entre fille et garçon
C'est une belle histoire, riche en émotions diverses qui traversent le lecteur au fur et à mesure de sa lecture. Me plaisent tout particulièrement cette manière de raconter, proche et distance à la fois, pleine d'empathie pour ce garçon et ses fioles. J'aime aussi le mystère entretenu pendant le récit; on a envie qu'il ouvre les fioles et en même temps, non, ne déflore rien mon garçon.
De ci de là, peut-être, une tendance à virer dans la tristesse, presque le pathos; la frontière est ténue, il en faudrait peu. Merci pour cette lecture.
De ci de là, peut-être, une tendance à virer dans la tristesse, presque le pathos; la frontière est ténue, il en faudrait peu. Merci pour cette lecture.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
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