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Sur ses yeux sa main

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Message  obi Sam 6 Fév 2016 - 15:14

Sur ses yeux sa main



           Fin juillet, il a quitté le bureau. Vidé. S'économiser ? Il en a toujours été incapable. A travers le bien quelquefois, souvent le mal, il a connu les douleurs, les déceptions, leur retour fidèle, têtu. Heurtement. Éprouvé le détail, le contour de la moindre des illusions. Incessants, les flots continuent de battre. La falaise s'effrite, tombe et pleure des petits graviers de rien. Vagues qui toujours avancent et reculent, toujours. L'ordre des choses.


               Cette année-là pourtant, Nathanaël s'est raidi : l'existence trompeuse, inane, obscène, l'enfermement de ce qui reste de lui dans cette carcasse vieille d'un bon demi-siècle va un peu cesser. Il l'a décidé. Construit. Rebâti son rêve si souvent fissuré. Délimitées d'un rectangle de pierres blanches, chaudes, longuement polies, elles n'ont pas été reportées faute d'argent cette fois, pas annulées à cause de l'incursion dans le pays de bandes armées : les vacances, ses vacances. Le billet d'avion est posé sur le bulgom vert foncé de la salle à manger, à côté de la valise où, depuis deux semaines, il empile les vêtements, note la liste des médicaments, fouille les tas, défait ses choix, hésite. Espère avec un peu plus de conviction que d'ordinaire.


                  Mais quelque chose continue à grincer en lui, comme une porte qui peine à fermer. Le grain de sable est là. Quelque part. Il ne le voit pas encore. Ne le sent pas. Il a pourtant déjà, rangée en lui, la place pour ce petit goût de moisi, à peine perceptible, que trahissaient les fraises bien rouges sous les feuilles trempées du mois de juin, pour ce regret prévisible qui, un quatorze juillet, assaille, au milieu du bal des pompiers, celui qui s'est forcé à répondre à une invitation de pure politesse. Il caresse des yeux la mince tranche d'un recueil de nouvelles sur l'étagère du couloir. Je voudrais que quelqu'un m'attende quelque part . Se force à rire à haute voix : un petit rire sec comme une convulsion frappe le plâtre blanchi derrière le philodendron. Et s'écrase. Il a fait tout ce qu'il devait pour obtenir ce qu'il voulait. Plus cher, il n'avait pas les moyens. « Tu n'as rien à te reprocher ».


         Chaque fois le cœur lui pince lorsqu'il rencontre entre le réfrigérateur et l'évier, sur les tommettes couleur crème, le vide. Depuis qu'il l'a lavé, rangé dans le fond du placard, le panier de l'ancien rescapé de la S.P.A.  est encore plus visible. Le post- it jaune et violet, lui, demeure collé sur la porte : La consultation annuelle de santé de votre compagnon. Grosseur d'avril dernier, légère déformation, un petit rien. Juste à surveiller. L'été a brillé. En septembre, analyses. Ostéosarcome. Il est trop tard. Cachet de la clinique. N'oubliez pas votre rendez-vous. Cinq février, mort, la patte sanguinolente déchiquetée par un crabe qui avait déjà essaimé dans les poumons. Devant le chagrin de Nathanaël, la phrase stupide du vétérinaire : « Vous n'avez rien à vous reprocher. » Stupide mais charitable. Quand on aime, on se reproche toujours quelque chose.


         La valise est prête, les papiers, vaccins, listes et guides divers aussi. Il n'a pas le cœur joyeux. C'est normal. Il le sait. Il fait soleil entre deux averses. Avancer. Essayer. Quelque chose va dérailler. Forcément. Reste à attendre  ce qu'ils appellent la vie. Comme chaque fois lorsqu'il arrive au bord du précipice, il revoit le fantôme de Maman, anxieuse pour l'avenir de son fils, définitive et tranchée aussi face aux incompréhensibles versions de Sénèque, aux leçons d'histoire truffées de dates désespérantes : « ...il y a toujours une solution... quand on veut vraiment on peut...» Et dire qu'il n'a jamais protesté ! A mis plus de trente ans à comprendre qu'il ne vivait pas dans le même monde que les autres. Trop tard à présent.


         Devant la fenêtre de la cuisine qui donne sur la route nationale, il tente de hausser son regard par delà les files de camions bruyants qui traversent le village. La publicité des marques le défie sur les bâches, l'obscénité des bouteilles de coca cola, les logos fluo, les capitales rouges et agressives. Castorama bouche la vue. Sur le fond de l'image, bleu azur, le pot d'échappement crache un gris aussi poisseux que les ciels qu'il ne regarde plus. Il faudrait lever la tête. La crispation familière de ses épaules lui serre brusquement la nuque. Pèse. Envie de pleurer. Après tout, dans l'eau de vaisselle ce n'est pas grave. Mais rien ne vient. Il retire de l'évier sa compagne à peu près fidèle, la tasse à café jaune, ébréchée, fêlée, le seul souvenir qui lui reste de sa sœur morte il y aura bientôt dix ans et la fait passer sous le filet d'eau. La regarde. La pose, rince ses doigts fripés, blanchis par l'eau et les produits ménagers. Tire le rideau. Les mousquetaires de la distribution et Youpi : les fruits pour les enfants s'effacent. De toute façon, il n'en a pas. Finalement, mieux vaut se goinfrer de chocolat seul devant sa télé que de jouer aux gardes du cardinal contre d'Artagnan avec une épée en plastique. A la radio, un philosophe à la mode, dernière conquête d'un mannequin en vue, disserte d'un ton léger sur le courage et les héros modernes. Il y a quelques jours, des marines américains ont désarmé un terroriste dans un train français. Légion d'honneur. Modestie des héros dont on passe et repasse les sobres paroles teintées d'un accent délicieusement exotique: «  Je n'aye fait que mon dévouar. » Commentateurs et journalistes de s'extasier. L'homme au tablier de serge bleue étouffe. Il sort sur le pas de la porte, sur l'illusoire ruban de liberté qui le sépare encore des roues des camions.

           Juste le temps de sentir les gouttes grises, pressées et la bourrasque arrache au défilé des monstres cahotant un relent de gazole, le lui plaque sur le visage. Il souffle le contenu de ses poumons, s'empêche d'inspirer, referme la porte. Collé au panneau vermoulu, renifle avec rage. Il cherche ou joue à faire semblant de chercher sur le bois dont le vernis a, depuis longtemps, disparu, l'odeur d'un enfant qui, un jour, a bien dû croire à quelqu'un, à quelque chose. Maman, elle, ne quittait pas la vaisselle. Même quand il revenait de la cour, les genoux et le coude en sang, pleurant à gros hoquets sa bicyclette tombée, tordue. « Assieds-toi, j'ai bientôt fini. » Chaque chose en son temps. Lorsque assiettes, verres, couverts et casseroles s'égouttaient, Maman raccrochait son tablier et le torchon où elle avait essuyé ses mains. La porte de l' armoire à pharmacie de la salle de bains résonnait après ce petit bruit de succion à l'ouverture. Assis sur la chaise en bois de la cuisine, il était le malade à désinfecter, panser, rassurer. Chaque minute se détendait, s'ouvrait enfin, sienne jusqu'à l'application de la bande collante.


                       Maman n'est plus là. Il a appris qu'un peu de sparadrap et de mercurochrome ne sont qu'un pauvre jeu dans la panoplie des docteurs. Les blessures les plus graves ne saignent pas. Jamais. Debout devant la bassine éraflée de l'évier, la beige, il revoit son premier éléphant du Queen Elizabeth, il y a moins d'un mois. Pensif et lent et fripé. Sans queue. Une boursouflure rouge lui déforme l'arrière-train. A la surface de la bassine refroidie, des plaques de gras se sont échouées. Comme cette tache de nénuphars jaunasses passant entre le bateau et le vieux mâle qui agite vigoureusement les oreilles, tend presque comiquement sa trompe vers l'eau du lac Georges ou Edward. Sans conviction. « C'est fin ... le fin presque ...pour lui, » précise le guide dans son mauvais français. Vingt ans auparavant, Nathanaël se serait fait expliquer les choses, aurait posé des questions. Interrogé. Voulu comprendre. Il y a deux semaines, il a juste salué intérieurement la pauvre bête dans un élan stupide, tout ce qui subsistait de l'homme de bien qu'il a longtemps rêvé d'être : « Je suis avec toi... » et c'est vrai pour quelque temps encore. Chaque fois qu'il saisit le tuyau flexible, le brillant tuyau inoxydable, pour rincer la vaisselle il songe avec respect au géant résigné, là-bas.


                     Il est parti vidé. Revenu plus vide encore. Une épluchure de radis bloque l'écoulement. Nathanaël oscille entre le découragement et une dernière révolte. Il a toujours été mal mais là, une gêne supplémentaire le chatouille. L'identifier, au moins comprendre. Il a intérêt à faire vite. Plus qu' une semaine en tout et pour tout avant la reprise du boulot, le vide des trombones alignés sous le ronronnement de l'ordinateur attendant septembre et le redémarrage des hostilités au service du contentieux. Le chef de bureau ne revient que le premier du mois. Il reste quelque chose à faire avant de se laisser glisser. Quelque chose. Un chien, lointain, aboie. Celui d'en face, derrière le corps de ferme, cou pelé lié à la grange ou bien un errant dans le petit bois derrière la rivière ? Attaché ou non ? Finira écrasé le long de la nationale. Ou pas. Sur le bord d'une lointaine piste en terre battue, la pelle poussiéreuse d'un employé se lève, soulevant son cœur et rejette dans la benne d'un camion le corps aux pattes raides d'un bâtard trop aventureux. Il n'avait pu s'empêcher de réagir. Mais le guide avait haussé les épaules. Fataliste. « … des dizaines par jour...c'est mieux ramasser que pourrir dehors. C'est sain. » Nathanaël accroche de l’œil un papier froissé sur l'étagère au dessus du plan de travail. La liste oubliée. Briquet, canif, euros ou dollars, moustiquaire ? , micropur. Oui, Micropur. Il faut veiller à ce que tout soit sain.

 
                   Il y a des choses qu'il faut faire, d'autres pas. Vent frais. Humidité de l'air. Pas sur le calendrier mais l'automne est déjà là. Depuis ses omoplates un frisson gagne, qu'il contient. « Serre les dents, ça va piquer....voyons, un homme ça ne pleure pas ! » Avant de tirer à lui le drap de dessus et la couverture simplement rejetées au petit matin, il regarde, comme depuis le sommet d'une montagne, ce qu'il reste de vie dans ce lit. Il y a quelque temps, une émission de télévision lui a appris que des milliers d'acariens à l'apparence hideuse y proliféraient entre deux couches de coton fleuri ou de lin même passées à la javel. Déchiquetaient les peaux mortes, déféquaient  dans l'attente du festin journalier. Nathanaël soupire et s'étend ; songe avec ironie et désespoir que rien, jamais, n'arrête la curée du vivant. Plus d'un demi-siècle qu'il encombre l'espace. Lui aussi mourra, il en est certain maintenant, sans avoir causé la moindre ride à la surface du monde. La lampe de chevet projette un halo  dans la ténèbre.


                    Tandis que, enfoui jusqu'au-dessous du nez, Nathanaël tente de se réchauffer pour trouver le sommeil, il accroche vaguement, sur la table de chevet, la couverture d'un Reporters sans frontières compilant, pour la liberté de la presse, des photos National Geographic . Dans une brume bleutée, l'immensité suggérée de la glace porte une fourrure blanche aux membres géométriquement disposés. La quatrième de couverture précise le titre : Portrait d'un ours polaire qui s'endort. Le triangle esquissé par la truffe noire et les yeux versant au sommeil découpe la conscience de Nathanaël. Le réchauffement climatique entraînera-t-il sa disparition ?

                Malgré toutes les précautions, le recul qu'on prend, malgré le temps, on est toujours acculé. Dès l'origine, quoi qu'on fasse. Jeu de dupes. C'est ce que disent les yeux patients d'un animal peut-être déjà mort à l'heure où sa photographie poussiéreuse chatouille l'inquiétude d'un petit fonctionnaire frileux. Le dire, le formuler, même seulement pour soi avant de retrouver la prison du quotidien. Depuis longtemps la banquise recule, des ours affamés meurent. Mais celui-là perce profond, plus profond encore. Il y a autre chose à trouver avant l'endormissement du bureau et le nouveau cycle annuel de suicide chronométré. Du rouge teinte maintenant la banquise et la bouche pulpeuse de B.B.allongée sur la glace se met à flotter... derrière les vitres du musée de Kigali où, sur les pioches, les pics et le tranchant des machettes, rouillent des taches brunâtres. Non, ce n'est pas cela, plus cela. Tout comme le massacre des phoques, le génocide rwandais est maintenant rangé dans les commémorations officielles. Mais le tourbillon macabre des vitrines se poursuit derrière les paupières serrées de Nathanaël qui fait effort vers son impossible mémoire. Y coule un filet d'eau de vaisselle sanglant échappé d'une trompe mutilée, arrachée.

              Cauchemar.

          Ses paumes appuient sur ses paupières. Sombre la forêt sous les bambous. La pluie rouge vire au noir, à l'ombre verte où cligne un soleil d'orties. « Vous pouvez croiser des éléphants de la forêt, a dit le guide » Leurs traces en tout cas, qu'on montre aux touristes suants : les crottes. Quelque chose déchire enfin le rideau, émerge. Cette fois, Nathanaël écarquille les paupières, devine, dans la pénombre, le bois rassurant des meubles de l'aïeule. Sur la porte de droite, la glace étroite, tachée par les ans, porte moins les images de sa vie que la certitude de l'écartement, avant l'oubli. Il sourit à l'armoire de sa grand-mère, au lit de sa mère qui s'y reflète et, grave,  mimant le souvenir qu'il vient d'identifier, lève le pli de son coude sur les vagues contours d'une figure. « La tienne, » constate-t-il amer. A la surface du miroir, les ombres d'une histoire s'agitent, se plaignent. En quelques mots, il les inscrit, pour qu'elles survivent à cette nuit, à côté de l'ours, sur la banquise.


                 Il faut essayer de dormir. Maintenant il sait qu'il a trouvé. Dans sa poitrine, à gauche, cela bouge. Pas de douleur insupportable, juste d'infimes tiraillements. Sur le dessus de son cœur, un chat cruel guette .   Nathanaël repousse,  avec l'édredon de la grand-mère, ces soirées douceur où, gamin confié à sa garde dans son minuscule appartement de veuve de mineur, il nichait ses petits pieds froids dans l'équerre des vieilles jambes variqueuses. Son sommeil va venir. Il le faut. Mais rien . Alors, recroquevillé sur le côté, Nathanaël se laisse aller à la dérive, accroché au dos de Mémé-tendre, si douce sans la carapace de son corset. Dehors, le froid de vie coule le long des lattes des volets. Il fut un temps où il riait avec les coccinelles, déchirait les coquelicots pour habiller les belles dames de robes rouges et chapeaux. Fragiles et rares étaient les bleuets. Il s'est empêché d'écraser les fourmis. « Que t'ont-elles fait ?  Ôte-toi de leur chemin. Tout a le droit de vivre. » Pourtant Maman ne les aimait pas qui galopaient en files serrées à l'assaut des pots de confiture mal fermés, des paquets Ernstein écornés.  Ensemble ils avaient jeté le pot de prune dorée, essuyé le débordement sucré, déplacé hors d'atteinte le reste des trésors, mirabelles ou quetsches. Le flot des envahisseuses avait cessé. Un sursaut le précipite, les yeux cernés, le cœur affolé, face à la glace où glissent des figures fantomatiques dont les regards perdus s'estompent. L'angoisse. Il détourne les yeux, écoute au dehors le silence, au dedans aussi, boit, tend l'oreille encore. S'est-elle réveillée ? Non. Soudain revient le souvenir, comme une aiguille, comme un paquet d'eau, lui coupe la respiration. Six mois que la chienne est partie. Il éteint la lampe oubliée, se rallonge. Il n'a dormi qu'une heure vingt. Ah ! Perdre vraiment sa conscience de ce monde. Les cachets lui ont toujours répugné mais s'il faut y passer... Ses yeux ouverts sur l'obscurité, bribe par bribe, apprivoisent le devoir qu'il s'est fixé et voici que, soudain, l'envahit la brûlure de gigantesques orties sur les pentes raides du Bisoke ou bien est-ce le Gahinga ? Seule reste l 'émotion qui étrangle:le beau.


            Sans états d'âme, les pisteurs brandissaient leurs coupe-coupe fauchant, avec les repousses de bambou, buissons, herbes et feuilles pour ouvrir la voie à huit touristes européens et asiatiques accrochés à leur Canon OX ou à leur Nikon. La moelle des tiges tranchées luisait sous le soleil du midi,désastre quotidien et silencieux de chlorophylle éventrée. Pas étonnant que le groupe change de place chaque jour ! Comment vivre dans une forêt dévastée ? Nathanaël avait détesté puis enfantinement envié la singapourienne toute en noir dont un jeune gorille aux longs poils de velours avait, avec perplexité, tâté le jogging après être passé à cinquante centimètres de lui sans lui jeter un regard. Tout le temps de l'ascension, la vieille coquette avait bavardé, minaudant en anglais avec un canadien de son âge. Les exclamations des femmes et des enfants piochant le long du sentier, leur sourire curieux, le caméléon rose, gris, bleu et vert aussi, désigné par le guide sur un buisson, sa propre respiration que Nathanaël s'efforçait d'accorder aux difficultés de la marche, tout avait été noyé dans la bonne humeur affectée et les répugnants gloussements de la vieille femme fortunée. Coincé entre un couple de jeunes mariés et elle, silencieux, il aurait voulu rêver aux gorilles, recueilli dans une attente qu'elle avait gâchée en racontant sa vie, ses enfants, ses maris, ses voyages. Et parce qu'il connaissait un peu d'anglais, il n'avait pu, malgré sa rage, s'empêcher d'écouter les sottes jacasseries qui lui défaisaient un dernier espoir, pourtant simple : son effort tranquille dans la marche vers une terre accordée et ses bêtes harmonieuses. Nathanaël serrait, dans la sangle de ses repose-pouce, les dernières miettes de son courage dégringolant vers les pierres avec la sueur de sa face, de ses doigts poisseux.


                        Peu expert en photographie, il avait manqué de réflexe ; et de l'aisance des autres touristes, circulant entre les différents individus du groupe , suivant les consignes des pisteurs. Il était resté la bouche ouverte, stupéfait devant la paisible traversée d'une clairière par une mère et son minuscule rejeton, poupée de poils cramponnée au dos massif. Les yeux des gorilles sont bruns et jaunes aussi, il le savait. Pourtant, aujourd'hui encore, c'était noirs que les portait Nathanaël dans  sa mémoire, luisant sous le soleil, si semblables aux billes de terre longtemps convoitées sous le préau de son enfance. Dans l’œil du gorillon se lisaient une quiétude immense, un abandon total. Le petit glissait. Sans cesser de marcher, la mère l'avait, avec une infinie douceur, amarré d'une poigne sûre à l'arrière de ses épaules. Ils étaient passés, avaient souverainement disparu derrière un buisson. Le cœur de Nathanaël avait recommencé de battre ; et lui de respirer.


                              Aujourd'hui c'est au travers de la même larme qu'il regarde ses mains blanchies par l'eau, déformées par le gonflement. Tandis qu'il s'essuie méticuleusement chaque doigt, il aperçoit, de l'autre côté de la route la fermière, qui quitte sa cuisine. C'est l'heure où elle couche sa mère, Alzheimer. Il y a quarante ans, Nathanaël traversait la route avec un bidon de fer blanc, évitait la furie du coq, la poule brune, ses petits, et attendait au pied du grand tablier et de la louche, que le chat, tigre noir, glisse entre ses jambes , que les  odorants clapotis du lait se calment et repartait, après avoir dit merci, accompagné de l'invariable mise en garde : « Petit, regarde bien avant de traverser. Les camions c'est dangereux. Bonjour à ta mère ! » Machinalement et trop fort, Nathanaël  essuie ses mains dans le torchon qui peluche. Il cherche le point de coton brodé : bleu. Ses yeux brûlent à déborder. . C'est un morceau de drap de lit de la grand-mère, usé au milieu, troué,  que Maman a découpé et cousu pour en faire des torchons. Marqués d'un point bleu pour sa fille, jaune pour son fils. Et puis un jour, Nathanaël a récupéré tous les points. La grand-mère non plus n'avait plus toute sa tête. Démence sénile. Terrible temps qui trotte. Nathanaël pleure sous la grosse horloge de la cuisine. La vaisselle sèche.


                               Soudain ce n'est plus sa main mais celle de son père qui apparaît à travers ses larmes, une grande et large main bleutée, parcourue de veines saillantes. Peu avant la mort de Maman, Nathanaël était passé chez eux après le bureau pour  apporter un papier nécessaire à leur déclaration d'impôts. La vieillesse avait changé leurs habitudes. Les parents se couchaient maintenant « avec les poules » et regardaient tout juste le journal de vingt heures, au lit, avant d'éteindre les lumières. Comme d'habitude, ils n'ont pas entendu le carillon de l'entrée et lorsque Nathanaël pénètre dans la chambre où Laurent Delahousse hurle calmement les informations de France 2, le père lève vers lui un œil fatigué. Nathanaël n'a pas le temps d'ouvrir la bouche que la main de son père tire brusquement le drap de lin pour recouvrir les cuisses nues de sa femme, assise à ses côtés comme une poupée de chiffons à la chemise de nuit retroussée. Nathanaël remonte aussitôt à ses yeux, sourit, enjoué :  « Bonsoir Maman ! Déjà couchée ?» Il tend le papier à son père : « Voilà, c'est fait ! Je file. Bonne nuit à vous . » La mère n'a guère bougé. Rien compris. Ses yeux bleu clair fixent quelque chose, très haut. Ailleurs. Nathanaël et le père se sont informés, ont appris que la maladie, parfois, pousse à des comportements où s'abolit la décence commune. Il n'y a rien à faire. Savoir n'a jamais empêché de pleurer. Depuis le temps, ça aussi Nathanaël le sait.


                      Dès la disparition de la mère et du gorillon, le petit comptable est reparu, campé sur ses mollets que dévorent les orties à travers la toile. 750 euros pour une heure : il faut rentabiliser l'investissement ! Nathanaël s'est mis à mitrailler. Tant pis pour la sous-exposition, la vitesse d'ouverture, le cache soleil qu'il n'a pas retourné. Peut-être, dans la marche, les molettes ont-elles tourné toute seules, comme d'habitude : il va encore se retrouver avec des photos miteuses ! Quand on n'y connaît rien.... Alors il recale : automatique. Il y en aura bien une ou deux de bonnes. Trébuchant sur les bambous que les coupe-coupe abattent méthodiquement pour dégager la vue aux touristes, il appuie sur le déclencheur sans même pouvoir vraiment cadrer. Il appuie, range ses sentiments tout au fond de la chambre noire. C'est le moment ; il y a des choses à faire. L'émotion c'est plus tard. Toujours il arrive  après les autres, gêné, pour prendre les clichés, par une main, un coude, un commentaire. Jamais la bonne distance. La rage ne sert de rien. Oui, Maman. Que disait Sénèque ? Ni compact, ni reflex, juste son œil sur le monde. Sustine, abstine . Il n'a pas réussi à l'appliquer pendant cinquante ans. Ce n'est pas maintenant qu'il va y parvenir. Et les rafales s'enchaînent. La dernière articulation de son index, gonflée, lui lance : l'arthrose. Avant le fauteuil et son plaid derrière la fenêtre, avant la douleur du moindre mouvement, avant les yeux qui piquent, coulent et se voilent du dedans, arracher tout, tout prendre, avant. Des souvenirs pour plus tard, quand il fera encore plus mal. Il continue cependant que monte en lui l’écœurement familier. A l'écart du groupe, il photographie, dans le vert serein, des dos, des profils enfin délivrés de la horde crépitante, les contours soyeux d'êtres rendus à leur mystère. Crispé sur son appareil, il doit faire pitié car un garde l'a saisi par le bras et l'entraîne à sa suite.


                                               Deux buissons, une branche fouette ses lunettes. Perdant son équilibre, il a failli rouler dans la pente. Il souffle fort. « ...comme un phoque, se dit-il. » Il n'a jamais entendu de phoque, pas même dans un documentaire.  Brusquement, ça lui manque ; ça aussi, il mourra sans. Le guide, en silence, pointe son doigt vers une niche où bougent des branches. Faiblement. Le tire un peu au-dessus d'une grosse taupinière. Dans son étourdissement, Nathanaël assure son pied droit, puis le gauche, plisse les yeux. Le contre-jour traversé de lumières vertes fait danser des tourbillons sur la poitrine presque noire : les mouches dorées. Nathanaël l'a remarqué sur l'écran du Canon avant qu'il ne s'efface : l'appareil fait toujours le point sur l'or des mouches et garde flous les géants débonnaires qui le regardent s'énerver sur le déclencheur . Nathanaël tend ses yeux, bords brûlants, vers l'indicible. Petits bruits secs de branches. Les feuilles disparaissent entre les lèvres placides . Et à côté, sur la terre battue, jonchée d'un fouillis d'herbes noires aplaties, le soyeux hirsute d'une fourrure se devine derrière les verts translucides d'un enchevêtrement de ronces. Un pied immense et tendre de cuir brun dont le pouce, presque opposé aux doigts, semble avoir à peine lâché la branche qui le soutenait. Le guide agrippe par son polo Nathanaël qui vient de glisser ; le hisse face  aux pieds de l'assoupi qui s'éveille de la sieste et relève ses bras abandonnés en croix, redresse son torse. Avec une lenteur infinie, si douce intriguée, l'endormi hésite, incertain. « Berwa... » chuchote le guide. Berwa, c'est le nom d'un mâle du groupe que Nathanaël a repéré à la maison des guides. La main droite aux ongles plus clairs, aux phalanges à demi pliées, passe sur la figure et va gratter, dans le poil bourdonnant d'insectes, un point sous l'oreille gauche. Puis, comme dans un film au ralenti, revient posément cacher les yeux de Berwa à la poitrine dénudée, le défendre à la vue des importuns. Nathanaël a lâché un petit cri ; l'indécence de sa poursuite le perce. L'envie et sa rage ne l'ont pourtant pas quitté mais, dans son cœur qui cogne serré, il demande pardon. La honte lui fait trembler les lèvres. Tandis qu'il recule, le bras puissant s'abaisse paisiblement et, du masque de cuir résigné, Nathanaël sent passer un regard lointain de billes noires, implorant ailleurs, bien au-delà, une paix qui ne viendra pas.


          Au-dessus de la bassine beige, dans l'évier gras où dérivent les nénuphars d'une vie, un tablier de serge bleue pleure. Bientôt, au pied du réfrigérateur, il y aura un panier d'où un nouvel abandonné fixera le monde d'un regard éperdu.

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Message  Polixène Lun 8 Fév 2016 - 20:33

D'autres peut-être diront des longueurs, des maladresses, certes.
Pour moi c'est un texte magnifique, dont la lenteur est l'ingrédient principal, car de cette lente putréfaction naît le vertigineux kaléidoscope de corps humains/animaux, morts/vifs, libres/enfermés, conscients/abrutis...
Et c'est surtout un texte qui ne clôt rien, qui ne décide rien, qui n'assène rien. Un film noiret blanc recolorisé sans bande son. Prenant.
Bravo à toi!
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Message  Polixène Jeu 24 Mar 2016 - 21:38

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Message  Polixène Mar 9 Aoû 2016 - 18:25

personne n'a envie de parler de ce texte?
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Message  seyne Mer 10 Aoû 2016 - 19:37

Merci beaucoup de ton obstination, Polixene. J'avoue ne presque pas lire les textes en prose, et j'avais loupé celui-ci, d'une richesse et d'une force remarquables. Sans compter (ou plutôt ça va ensemble) la justesse du style.

J'avoue aussi ma frustration dans un lieu comme ici, théoriquement fait pour les échanges et les rencontres que rien n'y soit possible de plus "privé", de plus approfondi. J'ai l'impression de n'y croiser que des passants, presque des spectres.
Obi, tu plonges dans la douleur de la vie, mais dans l'humain de la douleur.
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Message  Art. Ri Mer 10 Aoû 2016 - 21:42

je vais le lire, tiens, vous m'avez donné envie
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Message  obi Lun 29 Aoû 2016 - 13:08

Je n'ai pas le temps que je voudrais ni pour écrire, ni pour commenter. J'essaye , à ma mesure, de faire un peu et un peu est mieux que pas du tout. On se console ;-) ....
Merci à Polixène dont l'obstination bienveillante ne faiblit pas. Ses encouragements sont réconfortants pour moi. Merci à Seyne aussi et à Art. Ri. Même si c'est tard, c'est bon de savoir que quelqu'un, quelque part vous lit et peut aimer ce que vous écrivez!
Oui, je tente d'explorer ou plutôt de transcrire un peu de ce que j'imagine être la douleur de vie où nous baignons et qui nous éclabousse quels que soient les ridicules remparts que nous tentions de lui opposer. Comme tu le disais ailleurs Seyne, à un certain âge, aucun d'entre nous ne peut avoir échappé totalement à la douleur de vie. Certains sont nés avec cette douleur. D'autres la distinguent plus tard. Il est rare de garder les yeux fermés sur elle jusqu'à la fin.
"L'humain de la douleur": oui, en ce sens que je suis un être humain mais surtout que toute transcription de la douleur ne peut être qu'humaine, médiate. Apparemment, l'animal vit sa souffrance dans l'immédiateté , sans la réfléchir (encore que, ...que savons-nous de leurs perceptions, ignorants que nous sommes?)
Je ne suis pas un spectre mais mon travail (et ma lenteur à l'effectuer) ne me permettent guère de faire plus. Si peu que j'écrive, j'ai éprouvé que parler d'écriture en public , sur un forum ne me convient pas forcément. Je songe à un texte de Hugo:
"On vit, on parle, on a le ciel et les nuages
Sur la tête....
....
On jette sa parole aux sombres assemblées
....
Tout vient et passe; On est en deuil, on est en fête
On arrive, on recule, on lutte avec effort.
Puis, le vaste et profond silence de la mort!"

Des expériences malheureuses sur plusieurs sites m'ont conseillé une prudence salutaire mais si tu veux échanger "en privé" je crois que tu peux me contacter par le biais de V. E à qui j'ai donné une adresse . Sinon fournis-moi un courriel: j'aurai moi aussi plaisir à échanger " en profondeur" avec quelqu'un qui, comme Polixène ou toi, développe une grande attention non seulement à l'écrit mais à l'écriture dans son effort.

obi

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Message  Polixène Mar 30 Aoû 2016 - 10:39

obi a écrit:
Oui, je tente d'explorer ou plutôt de transcrire un peu de ce que j'imagine être la douleur de vie où nous baignons et qui nous éclabousse quels que soient les ridicules remparts que nous tentions de lui opposer

Il y là toute la démarche de l'écrivain. Quelque soit le temps que ça prend, quel que soit le nombre de lecteurs. Ce n'est pas Alain-Paul Mallard qui me contredirait sur ce point, lui qui, auteur d'un seul ouvrage, pense que la littérature doit" témoigner de l'étonnante générosité des possibles".
Obi, pour te joindre on fait ceinture(de kimono), à toi donc.
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Message  seyne Mar 30 Aoû 2016 - 14:15

Polixene, quand tu es connectée, une adresse mail apparaît pour contacter obi sous son nom...
Obi je t'ai écrit par ce moyen.
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