Voeux

Il devait avoir les yeux rouges. En tout cas, ses paupières le brûlaient. Son dos aussi. " Jusque là tout est normal... songea-t-il en décontractant ses deltoïdes un peu au-dessus du dossier de la foutue chaise en contreplaqué cintrable qui lui tassait les vertèbres et usait consciencieusement ses ischions depuis une trentaine d'années." Il n'y avait pas à dire : l'administration de la police, ça se pose là en matière de protection du personnel! Cohérence oblige : si on ne choie pas ses enquêteurs, les coupables risquent d'en réchapper.
En cette première quinzaine de janvier, Martin pensa à son commissaire et, en bon et loyal O.P.J qu'il se targuait d'être, réitéra in petto quelques voeux sympathiques à son endroit : "Crève, charogne!" O.P.J : officier de police judiciaire. À la vérité, " ouvrier de police judiciaire" aurait mieux convenu parce qu'on retombe toujours dans la boue, pour ne pas dire dans la merde, à gratter, piocher et gratter encore des indices qui invariablement débouchent sur ... rien. "Déboucher, c'est l'expression adéquate !" Martin ricana et reprit son fastidieux épluchage de relevés.
On a beau s'exciter quand on est gosse, lire en loucedé Arsène Lupin ou Sherlock Holmes au lieu d'apprendre l'accord du participe passé et se faire à chaque fois gronder parce qu'on n'a pas mis la table, rangé sa chambre ou aidé le petit frère à s'habiller...."Mais Maman, j'ai trouvé qui a volé le râteau de Pépé dans le cabanon! Un jour, je serai gendarme....
- Emprunté Martin, pas volé. Arrête de te raconter des histoires.
- Tu sais, pour Noël, je veux un Cluedo et que tous les méchants soient punis. "
On a beau. La vie passe.
"Plus tard, j'aiderai tous mes citoyens...
Mes "con-citoyens", pauvre naze! Emploie le terme correct, avait laissé tomber sa soeur aînée, élève de troisième à l'époque mais manucurée comme la pute dont ils cherchaient en ce moment-même à rassembler les morceaux."
Ça avait été une de ses préférées, même la chérie du commissaire ; la pute, pas sa soeur. Ça n'était pas qu'il la pleurait le commissaire mais il pleurait surtout les gâteries qu'elle avait, sur ses recommandations, généreusement prodiguées à tous ceux qui pouvaient lui être utiles. Au commissaire bien sûr, pas à la pute. Enfin, le passé c'était le passé. Les voeux, c'était pour le futur.
Il frotta ses paupières sûrement fripées, sûrement rougies et, pour se motiver à travailler encore quelques heures, ressortit les photos de la chambre misérable où ils avaient photographié, en exposition sur une table de petit-déjeuner, les doigts manucurés, délicatement épongés par un écrin de coton hydrophile et le petit mot dactylographié : Pour le commissaire Machin : Meilleurs voeux et bonne année! C'était le vendredi 13 janvier. Quoi d'étonnant? Encore un début d'année en fanfare et que crèvent tous les imbéciles, les méchants, les tueurs et les commissaires! Non, pas les putes ; il faut bien qu'il reste quelqu'un pour vous consoler au bout de chaque journée.
Ce soir, au numéro 36 d'un quai très orfévré, un vieux petit garçon, affalé sur son bureau, a très mal au crâne. Il frotte depuis presque quarante ans ses yeux rouges devant un Cluedo géant. De temps en temps il croise les doigts. Il ferait bien des voeux... Pour qui? Pour quoi? On attrapera peut-être un assassin découpeur de putes demain ou bien, plus vraisemblablement, un commissaire se cassera la binette dans l'escalier. Qui sait? Tant que ça n'est pas arrivé, on peut toujours y croire...

Voilà. J'aime quand l'auteur prend son personnage en sympathie. Tu l'aimes bien, ton OPJ. Tu prends soin de ses deltoïdes, de ses ischions, de ses yeux rougis. De ce tête-à-tête avec sa fatigue il peut naître quelque chose. Il doit. Si tu te rapproches encore un peu malgré les remugles de transpiration et de tabac froid.
Moins captivé par la relation avec les personnages tiers, même si j'imagine que tu as besoin d'eux. J'aurais envie que tu les floutes, si je me mêlais de ce qui ne me regarde pas.

Oui, j'ai un peu la même impression.
La phrase : "ça avait été une de se préférées...."est un peu trop tire bouchonnée il me semble. Je crois que tu as voulu aller trop vite et du coup on met un moment à comprendre ce qui s'est passé. La "punition" de la pute me semble un peu sévère si elle s'est contentée de faire des gâteries sur commande. Et il me semble que le récit pourrait évoquer plus précisément une relation entre elle et l'OPJ, pour qu'on comprenne sa haine envers le commissaire qui la mettait en danger. Mais peut-être c'est trop sentimental...

Eh oui, j'ai essayé de prendre un personnage dans son jus (un peu comme toi 'toM) d'en découper une tranche pour voir....
Et pas de raconter une histoire entière seyne. Du coup, la punition de la pute n'a rien à voir avec les gâteries : c'est peut-être parce qu'elle cachait quelqu'un, qu'elle dealait, qu'elle a croisé le mauvais client, bref, les hasards de la vie. Rien à voir avec mon O.P.J qui l'aimait bien mais sans plus.
L'O.P.J hait le commissaire mais pas à cause de la pute. Il le hait parce que l'on peut haïr un supérieur qui vous fait trop travailler ou pas de la manière qui vous convient, ou parce qu'on est las de son boulot au bout de trente ans à patauger tous les jours dans la beauté du monde ;-)
J'ai essayé de décrire tout ce qui peut passer ou venir à l'esprit de quelqu'un à un instant T. Peut-être que, comme pour tes personnages dans le café 'toM, ça rend ma scène difficilement compréhensible. Je perçois mieux (de l'intérieur si je puis dire) les problèmes auxquels tu as été confronté . C'est difficile à régler. On fait avec....
Merci de vos lectures!

Eh bien, moi qui n'apprécie pas du tout (c'est peu dire) les romans policiers je suis servie : j'ai relu hier "Le jour de la chouette" de Sciascia et ce matin, ces voeux pour l'OPJ.
Bravo, j'ai lu jusqu'au bout, j'ai aimé.