Figures de style : Flagada-gada

...Elle avait les yeux dans les cheveux et encore un après-midi à tirer.
...Ôta ses gants, les saisit avec les dents et rassembla les mèches coupables en une queue de cheval plus tendue que le câble qu’elle s’échinait à fixer.
...Quel temps de chien, elle marmonna en replongeant les mains dans le cuir moite.
Quel temps de chien quel temps de chien-quel-temps-de-chien-
...Le soleil se moquait bien de tout et du reste aussi ; il appuyait sur la terre, appuyait encore, appuyait toujours. Il pressait si fort la tête de Jo que la sueur en fuyait de toute part ; et Jo, elle, détestait transpirer. Non pas que ça puait, ou que ça collait — ni même que ça piquait au coin de l’œil —, mais elle avait toujours froid quand ça séchait. Et quand elle avait froid, Jo, elle chopait toujours la crève.
...Elle bougonna un peu plus fort : je vais encore choper la crève, mais les bahuts en dessous foutaient un tel bordel qu’elle ne s’entendit même pas. L’autoroute c’est le voyage, la liberté, les grands espaces desséchés, les aires de repos et le café plastifié, mais c’est surtout une sacrée merde à entretenir. Une sacrée merde, siffla Jo. Surtout les ponts qui l’enjambent — l’autoroute, pas Jo. Des machins dont personne n’a rien à carrer mais qu’il faut quand même réparer « parce que ».
...Dans le palmarès des boulots à la noix, celui de Jo courait loin devant les autres. À vrai dire il faisait même une petite pause, tellement il avait d’avance.

N° 17345-FR.457
Soc.indpdte ch. réparateur câble. Formation assurée.
Primes intéress. Urg. Cont. Mr Raoul 06 70 34-bla-bla-bla.

...Réparer le câble aurait pu être fendard. À la lecture de l’annonce, Jo s’était imaginée dépanner des types friqués qui font tout faire aux autres — y compris configurer un décodeur. Elle avait jeté le regard par sa fenêtre et s’était dit qu’il lui faudrait la nettoyer. Enfin pas seulement : elle s’était dit, juste après, que pour toutes sortes de raisons qu’elle assumait presque sans honte, réparateur de câble était un bon plan. Les salons équipés devaient bien avoir quelques trucs sympas à cueillir. Et puis ça lui ferait voir du pays — ainsi que des beaux mecs, sans doute.
...Alors elle avait appelé Mr Raoul qui, après avoir fait quelques vannes douteuses, l’avait convoquée pour entretien : On n’a pas l’habitude d’avoir des demoiselles, par chez nous !
...Si seulement elle avait vu un peu plus loin que le bout de son nez !
...Si seulement, elle rouspéta. Si seulement elle avait réfléchi !
...Mais bon, elle se plaindrait plus tard. Pour l’instant, un des câbles qui accrochait la maudite passerelle au kilomètre 156 faisait flagada-gada. Alors elle se mit à visser, à serrer les écrous, à tirer et tirer et tirer encore, aidée de toute une armée d’outils démentiels qu’elle arrachait à leur trousse à la force de ses petits bras.
...Quand elle eut terminé, et comme à chaque fois qu’elle terminait, elle se racla la gorge et laissa tomber un gros mollard sur une caisse malchanceuse. Plotch — à la tienne, Etienne ! Quitte à détester son boulot, autant que les autres soient au courant.
...Elle se marra ; son cri d’orage avait disparu sous des essuie-glace et un peu de liquide à vitres ─ un peu comme sa vie sous le temps : Tchac-tchac, au revoir. Jo qui ? Ah, me souviens plus.
...Elle s’en foutait.
...Qu’ils aillent crever.
...Et qu’il leur manque la roue de secours !
...Elle pouffa.
...Grilla une clope, inspira longuement, souffla encore plus. Se laissa doucement basculer dans le vide. Son baudrier était la seule chose qui l’accrochait encore à la vie ; et quelle vie, hein ! Comme l’avait dit Tom dans le téléfilm qui le rendait si fier ─ Un automne de plus, merveilleux navet de milieu d’après-midi ─ : « Mais Caroline, la vie n’a de goût que si tu la portes à la bouche ! »
...Jo avait toujours trouvé cette réplique d’une nullité sans fin. Mais bon, le frérot avait décroché le second rôle quand même, et c’était pas rien, un rôle de gentleman farmer sur le retour qui tombait désespérément amoureux d’une bergère pas fute-fute ─ et frivole, en sus.
...Bah la vie, elle a un sale goût, mon pote !
...La câbleuse se redressa, regagna le fer ferme, rangea tout son barda et, ni une ni deux, se tira. Elle aurait bien vu, à la place de son camion tout déglingué, un beau canasson noir comme ses cheveux : elle se serait éclatée à clopiner dans le soleil couchant, rênes dans une main et l’autre sur la hanche, le regard planté dans l’horizon et la peur du lendemain bien au fond de sa poche. Elle aurait bien aimé, au lieu du surgelé qu’elle se ferait chauffer ce soir, se taper un bon corned beef au coin du feu et dormir à la belle étoile après un air d’harmonica.
...Ouais, la belle vie quoi.
...Il lui faudrait juste un cheval et apprendre l’harmonica — en plus de trouver un pique-feu pour remuer les braises et étriller les crotales. Psccchhhh.
...Au lieu de ça, elle aurait droit à un appartement vide, à des voisins baiseurs, aux trains insomniaques et à son ouïe sifflante, à son ouïe si sensible qui lui vrillait la nuit.
...Elle tourna les clés et le moteur toussota.
...Il n’y avait plus de lave vitres dans son camion à elle.