Porte-plumes
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milo
mentor
M-arjolaine
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Porte-plumes
Pardon Mentor :-)
C'était déjà le soixante-cinquième stylo qui me faisait faux bond: je devais mal m'y prendre quelque part. Je ne pouvais m'empêcher de me sentir déprimé: tous mes amis entretenaient avec leurs stylos d'excellentes relations. Il y en avait pour s'en être appropriés un depuis toujours, d'autres qui en avaient eu deux, ou trois, dans leur vie toute entière. Il y avait aussi toute une série de petits malins qui volaient de l'un à l'autre avant de choisir définitivement celui qui partagerait leur vie. C'était toujours eux qui choisissaient de commencer ou d'interrompre une idylle avec l'un de ces gratte-papiers: me concernant, la question n'avait pas à se poser. J'attendais d'être choisi, et ne l'étais jamais: chacune de mes rencontres m'enthousiasmait davantage, et toujours, de fabuleuses perspectives s'ouvraient à moi, toutes plus délicieuses les unes que les autres. Mais tôt ou tard, mon élu se dérobait, me quittait pour d'autres ailleurs, me laissant seul comme un vieux con, à me résigner une fois de plus à tenter ma chance avec un autre.
Les vendeurs étaient des hommes sournois. J'étais un habitué de leurs boutiques: j'y revenais avec une régularité métronomique. Je ne manquais jamais de remarquer leurs petits sourires malsains, l'intonation cruelle de leurs voix, la moquerie certaine dissimulée derrière les obligatoires " cela fera quatre-vingt-dix centimes monsieur", et moi bien sûr, j'avais toujours la monnaie exacte, je ne me trompais pas d'un centime, ça n'arrivait jamais. "Au plaisir de vous revoir" et je savais qu'ils n'étaient pas dupes: cet énième stylo me laisserait tomber tôt ou tard. Moi même j'avais perdu toute trace de confiance en moi: fallait il être un con pour ne pas être foutu de garder un stylo plus de quelques matins.
C'était donc le soixante-sixième stylo qui se trouvait à présent sous mes doigts. J'entrepris des présentations rigoureuses: il fallait être poli pour avoir la moindre chance, on me l'avait toujours dit. Je dévorais les magazines sur le sujet, je connaissais par cœur les articles du genre "Garder votre stylo pour toujours mode d'emploi" ou bien " Votre stylo vous a quitté? Comment vous en remettre". Leurs conseils me laissaient de marbre: il n'en était pas un pour fonctionner. Le pire était la douleur que ces lectures provoquaient en mon esprit: à les en croire, la faute était entièrement mienne, j'étais seul à provoquer mon malheur, seul à choisir ma solitude. La possibilité que les stylos ne m'aimassent tout simplement pas n'était jamais envisagée. J'en venais à croire qu'effectivement, j'étais répudié, excommunié de cette secte de gens heureux qui me criaient leur bonheur, la plume sur le papier. Mon nouveau compagnon ne semblait pas désireux de me plaire, souhaitant peut être que je le rejette, moi, avant qu'il n'ait à le faire. Je m'en abstins: la conversation qui eût dû avoir lieu se révéla n'être qu'un vague monologue. Je m'enquis de sa santé, il garda le silence. Je tentai de l'amadouer, de garder un peu de mystère autour de ma personne, histoire qu'il ait envie d'en savoir plus, finis même par m'énerver, rageant, excédé de cette indifférence totale que je suscitais perpétuellement. Allons, ne veux tu pas me répondre ? Mes doigts te dégoûtent ils, ou bien est ce mon esprit ? Sous ma main tu écrirais de grandes choses, des choses magnifiques, cela ne te tente-t-il pas ? Mais réponds-moi nom de dieu !
Le vendeur m'avait certifié que ce stylo ne souffrait d'aucun handicap, je ne pouvais donc décemment pas mettre ce silence sur le compte d'une quelconque incapacité à la parole, mais simplement sur celui d'une réticence affirmée à l'éventualité de converser avec moi: c'était abominable. Les remèdes à mon malheur étaient variés, pas un ne savait me satisfaire entièrement. Je décidai de me jeter sur le premier qui me tomba sous la main, et la providence voulut qu'un alcoolique à l'étage du dessus, trouât son plancher d'un coup de talon bien placé, crevant ainsi mon plafond de par sa jambe maigrichonne, et laissant choir directement sous ma menotte une bouteille de whisky premier prix, aux senteurs enivrantes et aux couleurs mordorées.
Le fracas eut pour conséquence atténuante d'envahir mon appartement d'un nuage de poussière blanchâtre, qui m'aveugla quelques minutes, me laissant les poumons pleins d'une poudre cruelle qui m'irritait la gorge. Sitôt que la clarté du jour fut revenue, je pus décerner sur la table l'absence inévitable de ce soixante-sixième stylo qui s'était, à l'image de ses confrères, discrètement fait la malle.
Il me suffit de quelques gorgées pour achever le pinard: je n'avais guère d'autre choix. "Bonjour monsieur, cela vous fera quatre-vingt-dix centimes monsieur, merci beaucoup monsieur, au plaisir de vous revoir monsieur". Au plaisir de me revoir. Le paradoxe de mon existence était contenu en ces sept syllabes: j'abreuvais de plaisir ces commerçants avares quant ils m'humiliaient au delà du possible, en me fournissant invariablement les plus infidèles de leurs stylos. Mais j'avais bien conscience qu'il n'y avait que cette solution pour s'offrir à moi, excepté le suicide, qui ne me tentait guère. Le soixante-septième stylo entre les mains, je retournai en mon humble demeure. L'alcoolique du dessus n'avait pas réparé son plancher, et nombre de bouteilles croulaient maintenant sur le mien, certaines se brisant même à son contact. A quatre pattes sur le sol, je décidai de lamper les vagues gouttelettes qui s'amoncelaient devant mes yeux: pour la première fois, je me retrouvai si près du sol que je pus y constater la légère bosse d'une latte décollée sur mon parquet. Emporté par ma curiosité, et sans doute par l'alcool également, je m'empressai de la soulever et pus y découvrir, tous réunis dans l'image d'une petite famille douillettement nichée dans sa demeure, les maints stylos que j'avais pu acheter en mes trente trois ans de vie.
Une ultime bouteille chut de chez l'alcoolique du dessus: elle eut le temps de réaliser la souffrance innommable qui m'agitait, et, charitable, se dirigea immédiatement en direction de mon crâne.
Ma vengeance était faite: à plat ventre devant mes bourreaux, je leur infligeais le spectacle de mon agonie, et celui de ma lente décomposition. Il en était ainsi. Personne n'y changea rien, car personne ne le sut: le lendemain, l'alcoolique avait retapé son plancher.
C'était déjà le soixante-cinquième stylo qui me faisait faux bond: je devais mal m'y prendre quelque part. Je ne pouvais m'empêcher de me sentir déprimé: tous mes amis entretenaient avec leurs stylos d'excellentes relations. Il y en avait pour s'en être appropriés un depuis toujours, d'autres qui en avaient eu deux, ou trois, dans leur vie toute entière. Il y avait aussi toute une série de petits malins qui volaient de l'un à l'autre avant de choisir définitivement celui qui partagerait leur vie. C'était toujours eux qui choisissaient de commencer ou d'interrompre une idylle avec l'un de ces gratte-papiers: me concernant, la question n'avait pas à se poser. J'attendais d'être choisi, et ne l'étais jamais: chacune de mes rencontres m'enthousiasmait davantage, et toujours, de fabuleuses perspectives s'ouvraient à moi, toutes plus délicieuses les unes que les autres. Mais tôt ou tard, mon élu se dérobait, me quittait pour d'autres ailleurs, me laissant seul comme un vieux con, à me résigner une fois de plus à tenter ma chance avec un autre.
Les vendeurs étaient des hommes sournois. J'étais un habitué de leurs boutiques: j'y revenais avec une régularité métronomique. Je ne manquais jamais de remarquer leurs petits sourires malsains, l'intonation cruelle de leurs voix, la moquerie certaine dissimulée derrière les obligatoires " cela fera quatre-vingt-dix centimes monsieur", et moi bien sûr, j'avais toujours la monnaie exacte, je ne me trompais pas d'un centime, ça n'arrivait jamais. "Au plaisir de vous revoir" et je savais qu'ils n'étaient pas dupes: cet énième stylo me laisserait tomber tôt ou tard. Moi même j'avais perdu toute trace de confiance en moi: fallait il être un con pour ne pas être foutu de garder un stylo plus de quelques matins.
C'était donc le soixante-sixième stylo qui se trouvait à présent sous mes doigts. J'entrepris des présentations rigoureuses: il fallait être poli pour avoir la moindre chance, on me l'avait toujours dit. Je dévorais les magazines sur le sujet, je connaissais par cœur les articles du genre "Garder votre stylo pour toujours mode d'emploi" ou bien " Votre stylo vous a quitté? Comment vous en remettre". Leurs conseils me laissaient de marbre: il n'en était pas un pour fonctionner. Le pire était la douleur que ces lectures provoquaient en mon esprit: à les en croire, la faute était entièrement mienne, j'étais seul à provoquer mon malheur, seul à choisir ma solitude. La possibilité que les stylos ne m'aimassent tout simplement pas n'était jamais envisagée. J'en venais à croire qu'effectivement, j'étais répudié, excommunié de cette secte de gens heureux qui me criaient leur bonheur, la plume sur le papier. Mon nouveau compagnon ne semblait pas désireux de me plaire, souhaitant peut être que je le rejette, moi, avant qu'il n'ait à le faire. Je m'en abstins: la conversation qui eût dû avoir lieu se révéla n'être qu'un vague monologue. Je m'enquis de sa santé, il garda le silence. Je tentai de l'amadouer, de garder un peu de mystère autour de ma personne, histoire qu'il ait envie d'en savoir plus, finis même par m'énerver, rageant, excédé de cette indifférence totale que je suscitais perpétuellement. Allons, ne veux tu pas me répondre ? Mes doigts te dégoûtent ils, ou bien est ce mon esprit ? Sous ma main tu écrirais de grandes choses, des choses magnifiques, cela ne te tente-t-il pas ? Mais réponds-moi nom de dieu !
Le vendeur m'avait certifié que ce stylo ne souffrait d'aucun handicap, je ne pouvais donc décemment pas mettre ce silence sur le compte d'une quelconque incapacité à la parole, mais simplement sur celui d'une réticence affirmée à l'éventualité de converser avec moi: c'était abominable. Les remèdes à mon malheur étaient variés, pas un ne savait me satisfaire entièrement. Je décidai de me jeter sur le premier qui me tomba sous la main, et la providence voulut qu'un alcoolique à l'étage du dessus, trouât son plancher d'un coup de talon bien placé, crevant ainsi mon plafond de par sa jambe maigrichonne, et laissant choir directement sous ma menotte une bouteille de whisky premier prix, aux senteurs enivrantes et aux couleurs mordorées.
Le fracas eut pour conséquence atténuante d'envahir mon appartement d'un nuage de poussière blanchâtre, qui m'aveugla quelques minutes, me laissant les poumons pleins d'une poudre cruelle qui m'irritait la gorge. Sitôt que la clarté du jour fut revenue, je pus décerner sur la table l'absence inévitable de ce soixante-sixième stylo qui s'était, à l'image de ses confrères, discrètement fait la malle.
Il me suffit de quelques gorgées pour achever le pinard: je n'avais guère d'autre choix. "Bonjour monsieur, cela vous fera quatre-vingt-dix centimes monsieur, merci beaucoup monsieur, au plaisir de vous revoir monsieur". Au plaisir de me revoir. Le paradoxe de mon existence était contenu en ces sept syllabes: j'abreuvais de plaisir ces commerçants avares quant ils m'humiliaient au delà du possible, en me fournissant invariablement les plus infidèles de leurs stylos. Mais j'avais bien conscience qu'il n'y avait que cette solution pour s'offrir à moi, excepté le suicide, qui ne me tentait guère. Le soixante-septième stylo entre les mains, je retournai en mon humble demeure. L'alcoolique du dessus n'avait pas réparé son plancher, et nombre de bouteilles croulaient maintenant sur le mien, certaines se brisant même à son contact. A quatre pattes sur le sol, je décidai de lamper les vagues gouttelettes qui s'amoncelaient devant mes yeux: pour la première fois, je me retrouvai si près du sol que je pus y constater la légère bosse d'une latte décollée sur mon parquet. Emporté par ma curiosité, et sans doute par l'alcool également, je m'empressai de la soulever et pus y découvrir, tous réunis dans l'image d'une petite famille douillettement nichée dans sa demeure, les maints stylos que j'avais pu acheter en mes trente trois ans de vie.
Une ultime bouteille chut de chez l'alcoolique du dessus: elle eut le temps de réaliser la souffrance innommable qui m'agitait, et, charitable, se dirigea immédiatement en direction de mon crâne.
Ma vengeance était faite: à plat ventre devant mes bourreaux, je leur infligeais le spectacle de mon agonie, et celui de ma lente décomposition. Il en était ainsi. Personne n'y changea rien, car personne ne le sut: le lendemain, l'alcoolique avait retapé son plancher.
Re: Porte-plumes
tu parles de pinard pour du whisky, bon, allez, je mets ça sur le compte de l'ivresse
l'ivresse d'écrire
et d'écrire bien
me suis bien amusé
l'ivresse d'écrire
et d'écrire bien
me suis bien amusé
Re: Porte-plumes
J'ai adoré !! C'est vraiment réussi, déjanté mais maîtrisé, et l'écriture plus simple (sobre !) que d'habitude. Bravo.
Juste une remarque sur le prix des stylos, comme celui des allumettes qui avait la réputation de ne jamais changer. C'était même pas vrai.
Connais-tu Torgny Lindgren ? Ton texte, par le ton et le thème, me rappelle un de ses romans, "La bible de Gustave Doré".
Juste une remarque sur le prix des stylos, comme celui des allumettes qui avait la réputation de ne jamais changer. C'était même pas vrai.
Connais-tu Torgny Lindgren ? Ton texte, par le ton et le thème, me rappelle un de ses romans, "La bible de Gustave Doré".
Invité- Invité
Re: Porte-plumes
Je me suis régalé ! ( J'écris en noir pour que les choses soient claires, c'est con hein ? )
Re: Porte-plumes
Bravo !!!
J'ai presque envie d'applaudir !
Il n'y a rien à dire d'autre... c'est surprenant, édifiant, drôle, caustique (juste ce qu'il faut), inventif comme c'est pas permis : je suis jalouse !!!!!!!!
Merci beaucoup pour ce texte M-arjolaine ! ;-)
J'ai presque envie d'applaudir !
Il n'y a rien à dire d'autre... c'est surprenant, édifiant, drôle, caustique (juste ce qu'il faut), inventif comme c'est pas permis : je suis jalouse !!!!!!!!
Merci beaucoup pour ce texte M-arjolaine ! ;-)
Mure- Nombre de messages : 1478
Age : 47
Localisation : Dans vos pensées burlesques.
Date d'inscription : 12/06/2009
Re: Porte-plumes
mentor, je pense qu'il serait préférable de "faire glisser" nos commentaires sur ce texte-ci, à silene82 et moi, du sujet "Douze orteils", où M-arjolaine l'avait précédemment publié, à celui-ci, pour que les commentaires du même texte soient regroupés ensemble. Peut-être aussi supprimer le texte doublon de l'autre sujet, ou expliquer qu'il a finalement été publié à part ? Merci d'avance.
Je ne suis peut-être pas claire, n'hésitez pas à demander des précisions.
Je ne suis peut-être pas claire, n'hésitez pas à demander des précisions.
Invité- Invité
Re: Porte-plumes
c'est très clair, socque, sauf que si vous aviez tout lu, là bas, justement, j'y expliquais que j'allais faire tout ça, mais que... finalement je n'ai plus le mode d'emploi donc que je demanderai à plus fort que moi de s'en occuper... plus tard. Désolé.socque a écrit:mentor, je pense qu'il serait préférable de "faire glisser" nos commentaires sur ce texte-ci, à silene82 et moi, du sujet "Douze orteils", où M-arjolaine l'avait précédemment publié, à celui-ci, pour que les commentaires du même texte soient regroupés ensemble. Peut-être aussi supprimer le texte doublon de l'autre sujet, ou expliquer qu'il a finalement été publié à part ? Merci d'avance.
Je ne suis peut-être pas claire, n'hésitez pas à demander des précisions.
Re: Porte-plumes
Quelle histoire! Admirablement bien menée, sur une idée originale à laquelle tu offres un beau traitement, chapeau. Tu n'en fais ni trop ni trop peu, tu ne tombes pas dans le piège du stylo qui parlerait dans le texte, tu prêtes vie à ces objets sans tomber dans le gaga, bref tu demeures dans le registre de la subtilité et ça me plaît beaucoup. Enchaînements efficace, fluidité de l'écriture, structure solide... autant d'ingrédients qui font de ce texte un morceau de plaisir.
Sahkti- Nombre de messages : 31659
Age : 50
Localisation : Suisse et Belgique
Date d'inscription : 12/12/2005
Re: Porte-plumes
Quelle diablerie ces stylos !
Ton texte m'a également beaucoup amusé.
Belle image que ces stylos infidèles. J'y ai vu malgré moi le complexe de la page blanche, et la vie amoureuse agitée de certaines personnes.
Ce n'est pourtant qu'une histoire de stylo fichtre ! ^^
Ton texte m'a également beaucoup amusé.
Belle image que ces stylos infidèles. J'y ai vu malgré moi le complexe de la page blanche, et la vie amoureuse agitée de certaines personnes.
Ce n'est pourtant qu'une histoire de stylo fichtre ! ^^
gunter- Nombre de messages : 79
Age : 40
Localisation : Paris
Date d'inscription : 03/06/2008
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