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Figés pour l'éternité

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Message  ubikmagic Dim 25 Avr 2010 - 22:22

... Herr Bischof tenait une petite boutique dans la Neustadt Allee, près du Palaisgarten. Il se targuait d’avoir appris son métier auprès d’Heinrich Hoffmann, le photographe officiel d’Adolf Hitler. Mon père accueillait avec condescendance cette puérile vantardise, mais son sourire montrait clairement qu’il n’était pas dupe. Quoi qu’il en fût, Bischof militait dans les rangs de l’antenne de Detmold, il cotisait et aidait à coller les affiches ; il avait donc droit à quelque indulgence.
C’était un petit homme chauve, volubile et nanti d’une impressionnante moustache en guidon de vélo. En général il s’efforçait d’être patient avec les enfants, leur promettait invariablement des bonbons s’ils se tenaient tranquilles le temps du cliché. Il tenta de nous amadouer en usant de sa vieille technique, mais je le déclinai froidement sa proposition, lui expliquant que j’avais passé l’âge, que je savais rester immobile. Quand j’eus cette réaction, je vis nettement une lueur d’approbation dans le regard de mon père. Bischof soupira, et me fit signe de prendre place sur le tabouret.
Quand il en eut fini avec moi, ce fut le tour de Franz. J’en profitai pour examiner l’appareil : c’était un Zeiss Ikon posé sur un trépied en bois, avec un viseur orientable. Mais je n’eus pas le temps de détailler : Bischof me demanda de m’éloigner, son matériel étant fragile et cher.
Mon père commanda deux jeux d’identité complets, pour chacun de nous. Il paya d’avance avec un billet de cinq Marks, et demanda au commerçant s’il lui était possible de déposer les tirages directement à Adolfstrasse, au cours de la prochaine réunion.
Lors du trajet de retour, Franz se racla la gorge, hésitant. Il finit par déclarer :
- Doktor Ström, du fond du cœur, merci. Grâce à vous, j’ai eu mon premier portrait en photographie. Vous savez, chez moi on n’a pas les moyens et…
- C’est normal Franz. Tu es l’ami de mon fils et tu lui apportes beaucoup, je le sais. J’espère que le résultat sera réussi. Après tout, ça va servir pour votre livret du Jungvolk, c’est important !


Plusieurs jours ont filé, comme si le temps s’était mis à accélérer. Je ne me souviens plus de ce que je faisais à l’école, ni le soir, à la maison. Mais je garde une vision très nette des moments que je passais avec mon ami, quand nous étions au camp.
A présent, nous avions notre carnet personnel, dans lequel figurait, en bonne place, notre visage souriant, saisi par Herr Bischof. Un instantané de notre évolution, de ce bouillonnement cellulaire qui mène de l’état de nourrisson à celui de vieillard. Là, nous étions sains, vigoureux, souriants. Figés dans un état d’éternelle jeunesse.
Ces derniers temps, nous allions pratiquement tous les jours rejoindre nos camarades des Hitlerjungen. Là, nous prenions part à toutes sortes d’activités. De grands jeux, comme toujours, où il fallait déployer ruse, adresse, endurance. Mais aussi des apprentissages techniques. On nous montrait, par exemple, comment se creuser un trou en cas de bombardement, pour s’abriter puis tirer en position couchée. On nous initia au maniement du fusil. Dans un premier temps, il fallait savoir le démonter, le graisser, le remonter, sans erreur. Puis on nous donna des cartouches et nous visions des cibles en forme de silhouettes.
Je n’avais jamais tenu d’arme chargée. Chez Opa, pendant les grandes vacances, il m’était arrivé de toucher un sabre, ou soupeser un mousquet. Mais ça n’était jamais allé plus loin. Quelques instants avec la nacre d’une crosse au creux de la main, voilà tout.
A présent, je m’appliquais à ne pas manquer la région du cœur, marquée en rouge sur le panneau de bois. Nous avions confectionné grossièrement ces mannequins, c’étaient des hommes plats, des êtres sans épaisseur, juste bons à encaisser des balles sans jamais mourir pour de vrai ni s’effondrer. Chaque fois que Franz en touchait un, il marmonnait : prends ça, sale bolchévique !
Je m’aperçus que je prenais beaucoup de plaisir à me concentrer avant d’enfoncer la détente, puis sentir le recul de la culasse. J’appréciais l’odeur de poudre qui montait, le sentiment de puissance qu’elle me procurait. Je montrais certaines aptitudes dans ce domaine, sans être non plus exceptionnel. Au classement général, mon ami et moi figurions parmi les vingt premiers.


Un jour, Klaus vint me chercher, on me demandait chez Stefan.
Celui-ci m’invita à m’asseoir, me proposa un café, qu’il tenait dans un thermos posé près de la carte d’état major :
- Wolfgang, on m’a dit que tu étais musicien ?
- C’est exact. Je pratique le violon depuis deux ans et demi.
Il plissa les paupières.
- Mmm… Du violon. Cela ne nous sera guère utile.
- Je peux jouer des airs le soir, à la veillée, quand on est autour du feu.
- On verra. Mais je pensais à autre chose : tu sais que nous organisons régulièrement des défilés. Et nous manquons de monde pour nous accompagner. Nous avons deux sortes d’instruments : tambours et trompettes. Est-ce que tu essaierais d’apprendre ?
Pris au dépourvu, je m’entendis répondre :
- Je veux bien tenter d’apprivoiser le tambour.
Il me fit un bref sourire :
- C’est parfait. Klaus, je te charge de le présenter à Willy, notre instructeur.
Il me congédia d’un geste de la main.
C’est ainsi que je me retrouvai intégré à la fanfare du Jungvolk.
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Message  Invité Lun 26 Avr 2010 - 6:10

Bien. L'initiation continue...

« mais je le déclinai froidement sa proposition » : le « le » me paraît de trop

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Message  demi-lune Lun 26 Avr 2010 - 12:00

Ton extrait est là ce matin mais j'ai pensé à tes travaux hier soir en revoyant "La chute" et le documentaire qui suivait hier soir sur Arte. Notamment, j'ai vu une scène d'époque où deux groupes de jeunes s'affrontent en entraînement au sommet d'une colline et j'ai bien sûr pensé à l'extrait où tu décrivait ces affrontements presque tribaux, c'était vraiment ça. Et puis, un groupe d'enfants et d'adolescents torse nu défilant en fanfare avec tambours et trompettes : je retrouve exactement ce que tu décris. Il y avait pas mal d'images des Jungvolk, des gymnastes, des foules, des mères et des enfants écrivant à "oncle Hitler" : l'état d'esprit que tu dépeins correspond bien à tout cela.
Ici encore, on progresse bien : le sentiment de supériorité face au "petit peuple", la séduction de l'arme à feu, le conditionnement, c'est toujours aussi bien !
Bon courage, je sais le poids de ce projet et que tu le mèneras à bien !
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Message  silene82 Lun 26 Avr 2010 - 13:13

Pour faire écho à ce qu'écrit demi-lune, j'admire particulièrement cette capacité d'ingestion, de maturation et de restitution dans un cadre de fiction que tu brosses si brillamment : rien n'est vraiment vrai et tout est cohérent, pointu, avéré. Tes personnages ne sont pas schématiques et manichéens, ils doutent, se contredisent, s'interrogent, reviennent en des eaux plus calmes, et se rejettent à nouveau dans le flot tumultueux. Et prennent une densité et une épaisseur d'une efficacité sans faille.
Bravo.
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Message  Invité Lun 26 Avr 2010 - 14:19

Tout comme Silène, je ne cesse depuis le début d'être épatée par cette faculté que tu as de mêler réalité et fiction sans que la confusion soit pourtant possible. Tu as su créer des personnages attachants, de chair dirais-je. Bravo pour ceci, et pour tout le travail studieux de lecture et d'écriture.

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Message  Louis Ven 30 Avr 2010 - 20:42

Un passage sous le signe de la photographie.
Il me semble construit par plusieurs clichés ( pas au sens péjoratif du terme, bien sûr ), par plusieurs instantanés.

Le premier est une séance photo, un cliché sur un cliché. La photographie semble marquer ici la fin de l’enfance de Wolfgang. Mais c’est aussi une photo souvenir, un moyen de conserver le temps révolu de l’enfance, un moyen de condenser dans un instantané toute une période qui s’est écoulée et que le narrateur vient de raconter. Comme un résumé de tout ce qui a été dit. C’est aussi une photo d’identité, pour dire : voilà, le portrait de Wolfgang est tracé ; désormais le récit va suivre la vie adulte du personnage, et le devenir de cette personnalité telle qu’elle s’est constituée avant la sortie de l’enfance. On a assisté jusque là à une « mise au point », comme disent justement les photographes. Maintenant, l’image de Wolfgang est nette.

Le deuxième cliché est l’image souvenir de l’apprentissage du maniement des armes dans les Hitlerjungen.

Le troisième est aussi, comme le premier, l’image d’un passage et d’un renoncement. Changement de musique, et d’instrument. Renoncement au violon.
Le choix du tambour : un clin d’œil au roman de Günter Grass ?
Pour Oscar, l’enfant personnage de ce roman, le tambour est le signe d’un refus de grandir et d’un rejet du monde adulte ; pour Wolfgang, il est au contraire signe d’adhésion à ce monde adulte, d’adhésion au nazisme, une acceptation sans réserve et sans protestation.

Courage pour la suite, Ubik.

Louis

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Message  ubikmagic Dim 2 Mai 2010 - 0:38

Louis,

Sur Günther Grass, je ne peux pas dire entièrement non, en ce sens qu'il fait partie des films référence sur cette période et donc il m'influence.

Mais en fait, c'est surtout que je voulais marquer quelque chose d'important dans une des progressions de mon roman. Cette œuvre est une épissure, différentes progressions la parcourent, entremêlées.

Parmi ces progressions, il y a cette qui relie Wolfgang à la musique : le violon, la grand-mère, les origines bourgeoises de sa lignée noble, le domaine de Die Rosengarten, etc. Une sorte de fondu-enchaîné se met en place au niveau de la dimension musicale : Wolfgang perd le contact avec son violon et par là même, avec Oma, seule personne de poids susceptible de le détourner de la carrière dans les armes. Ce faisant il s'éloigne de la musique savante enseignée par son aïeule concertiste, musique des classes bourgeoises, dont le but ultime est le concert, la célébrité, la carrière internationale... Il tourne le dos à cet univers, pour s'investir dans une version nettement plus modeste et utilitariste, populaire, fruste techniquement : autant en jouant du violon il s'élevait vers la culture et l'art, s'ouvrait des portes qui lui permettaient, plus tard, de choisir un certain avenir. Autant là, en apprenant le tambour, la musique n'est plus le but de l'apprentissage, Wolfgang ne se met plus au service de la musique, il se sert d'elle, c'est la musique réduite à son utilisation la plus fruste, simpliste : scander le bruit des bottes de la troupe dans la rue. En battant la peau des tambours, il prépare inconsciemment le passage où, plus tard, il frappera d'autres peaux, à coups de cravache.

Je trouve intéressant d'examiner ces différentes progressions qui œuvrent dans tout le texte et montrent l'émergence ou au contraire la disparition progressive de telles ou telles composantes, soit dans des processus naturels, soit au contraire après intervention de tiers qui cherchent à tirer leurs avantages de ces changements. Pour la Jeunesse Hitlérienne, qui ne donne le choix qu'entre le tambour et la trompette, Wolfgang calcule à juste titre que repartir à zéro sur une trompette sera difficile, puisque le trompettiste fait quasiment toutes ses notes rien qu'avec les lèvres. Il n'a que trois pistons pour modifier le son. C'est un énorme travail. En comparaison, apprendre les frisés et roulements parait facile. Or dans ce passage, il est en perte de vitesse sur le violon mais n'a pas encore pleinement réalisé ce qui se passe. Il pense continuer. Donc pas question de s'encombrer de la trompette, le tambour suffira, qui ne devrait pas empêcher, en théorie, de continuer le violon. Sauf que, bien sûr, accaparé par la politique, par son entrée en adolescence, son engagement de plus en plus intense chez les Jeunesses Hitlériennes, il va s'éloigner du violon, d'autant que Inge ne veut pas de lui...

J'aime l'idée de progressions enchevêtrées dans le même texte, de grilles particulières de lecture qui peuvent s'appliquer à l'échelle de tout ce texte, qui influent ce que fait le personnage, par les biais qu'elles empruntent, par les rencontres et opportunités qu'elles permettent ou bloquent, etc. Par exemple, au début du roman, les parents Ström sont unis, ils ont des contacts physiques. En cours de route, ils se disputent, ne dorment plus dans la même chambre, ne se touchent plus, s'évitent, s'inventent par téléphone interposé des excuses pour ne pas se croiser, etc.

Il y aurait long à dire mais mes neurones, les deux ou trois qui restent, me menacent de faire grève. Alors j'obtempère derechef, on reverra tout ça plus tard. Merci pour ta fidélité.

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Message  Sahkti Mer 5 Mai 2010 - 16:18

Je reste quelque peu sur ma faim. Pas uniquement parce que j'ai le sentiment que ce morceau détaché d'un ensemble plus long, plus construit, tiendrait davantage la route si non découpé de la sorte mais aussi parce que je n'ai pas vraiment eu le temps d'entrer dans la peau de l'un ou de l'autre. Sans compter que je n'ai pas tout compris -enfin je ne le pense pas- et que ça m'a semblé par moments emmêlé.

Ceci mis à part, j'apprécie cet inexorable enchaînements de faits et d'émotions que tu décris avec une froideur se mariant bien au sujet; tu n'as pas besoin d'effets superflus pour que ça parle.
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