Saint-Valentin

Bonsoir mon amour, je suis là. Je t’avais juré que je rentrerais plus tôt et j’ai tenu ma promesse. Oui, je sais. Je lis parfaitement dans tes pensées. En cet instant précis, tu songes à ces innombrables occasions où j’ai manqué à ma parole. Mais ce soir, vois-tu, j’ai donné congé aux ouvriers et fermé la boutique à l’heure. Ils étaient enchantés de cette aubaine. Je constate que tu es loin de partager leur euphorie. As-tu décidé de ne plus m’adresser la parole ? A nouveau, tu t’es cadenassée à double tour, renfermée en toi-même. Je suis parfaitement conscient de mes torts. Mais ne crois-tu pas que tu pourrais faire un effort en cette soirée particulière et m’accorder ta miséricorde? Sans doute aurais-tu apprécié que je t’apporte un bouquet de roses mais je n’ai même pas pris le temps de m’arrêter chez ce fleuriste dont tu aimes tant les compositions. Je ne voulais pas que tu croies que je m’attardais encore au travail. Tu me l’as assez souvent reproché… de préférer mon établi à toi. Et c’est là que tu te trompes, je t’aime par-dessus tout et mon atelier est l’endroit qui est le plus empli de ta présence. Tu y es bien plus vivante que le soir à la maison, bien souvent j’ai l’impression de ne m’adresser qu’à du vide.

À mes yeux, la maillure du bois de chêne ou d’acajou figure les veines qui courent sur le dos de ta main, les copeaux que j’enroule autour de mes doigts les mèches de tes cheveux et l’odeur capiteuse de la sciure embaume plus que les gouttes de parfum que tu déposes au creux de tes oreilles et à la naissance de ton cou. Sais-tu que le corps humain et le bois possèdent de nombreuses similitudes : ne parle-t-on pas de leurs tissus, de leurs rides, de leurs vaisseaux ? Ne dit-on pas d’un arbre qu’il est au repos ou malade ? Le cœur du bois constitue son essence même et certains défauts le handicaperont à vie. Quand je pousse mon rabot, j’ai la sensation de caresser ton corps et je suis fier d’entendre dire que mes planches possèdent le velouté de la peau d’une femme. J’ambitionne que mes œuvres soient un jour aussi douces que toi, que leur grain jouisse de la finesse de tes cuisses. Le bois me rend poète, je pourrais en parler durant des heures, autrefois tu trouvais cela touchant. Aujourd’hui cela t’exaspère, au mieux, t’indiffère.

Pas même un soupir. Je sais que tu me trouves pathétique à étreindre mes grumes comme si je te tenais dans mes bras. Que veux-tu ? À défaut de grives… Ce n’est pas l’envie qui me manque pourtant d’essayer avec toi la position du mime de Varlope mais cela fera bientôt trois mois que je ne t’ai plus touchée. Sur les conseils de ton gynéco quand ce ne sont pas ceux de ta psy. Ah, oui, parlons-en de ta psy ! « Votre corps vous appartient, vous seule pouvez en disposer à votre guise ! » Est-ce également elle qui t’a suggéré de porter guêpière et porte-jarretelles ? Tes tiroirs débordent de frous-frous, de satin, de dentelles et de guipures. Tu m’accuses de travailler trop mais tout ce que je gagne est dépensé en fanfreluches de soie qui couvrent à peine tes fesses. Tu croyais peut-être que tu étais parvenue à me duper, moi, le gros nigaud d’ouvrier sans cervelle, que je ne me rendrais compte de rien et que je resterais à attendre ton bon vouloir, les bras ballants ? C’est mal me connaître. Je t’ai suivie. Oui, ma chère, inutile de jouer les indignées. Tu sais ce qui m’a mis la puce à l’oreille ? Tes bas résilles, ceux que tu enfiles tous les mardis. J’ai prétexté qu’il fallait déposer la fourgonnette au garage et j’ai emprunté la voiture de Christian, un de mes menuisiers. Je t’ai observée entrer dans le Formule Un et j’ai même pensé « Franchement, elle ne pouvait pas choisir d’hôtel plus glauque ! ». Ça m’a mis en colère, cet établissement bas de gamme pour une princesse comme toi. Quand je pense que chez nous, tu ne veux pas faire l’amour ailleurs que dans des draps propres. Ensuite, j’ai vu Marc. J’aurais dû m’en douter, un comptable, mon comptable ! Ah c’est certain, il doit avoir les mains douces lui, pas comme moi, pas comme mes paumes calleuses de travailleur manuel dont tu te plaignais toujours à l’époque où je pouvais encore te peloter « Arrête, tu as les mains toutes rêches ! ». Je suppose que tu en as discuté avec ta psy ? Qu’est-ce qu’elle en pense ? Elle ne te juge pas, ce n’est pas son rôle. Bien sûr, tant que cela fait du bien à ton mental ! Et la lingerie fine, c’est à son intention, n’est-ce pas ? Est-ce qu’il prend au moins le temps de t’enlever ton string tout neuf avant de te besogner ? Il doit être vraiment doué à ce petit jeu parce que les galipettes n’ont pas traîné, il est vite ressorti. Je n’ai jamais eu autant envie de mettre mon poing dans la figure de quelqu’un ! Je m’en suis abstenu, à quoi bon ! Je n’ai pas pu attendre que tu quittes l’hôtel, je n’avais pas envie de voir ton visage, tes joues roses et tes lèvres gonflées d’après l’orgasme.

Ça s’est passé ce matin et en ce moment, je voudrais être capable de t’insulter, de te traiter de tous les noms. Mais j’ai décidé de garder mon sang-froid, de ne pas gâcher cette soirée pour une histoire de cul avec un comptable. Nous allons régler ce problème tous les deux, n’est-ce pas, en adultes responsables. As-tu oublié quelle date nous sommes aujourd’hui ? Oui, mon amour, c’est la Saint Valentin et en gage de pardon, je vais t’offrir un cadeau. Ferme les yeux, sinon ce ne sera plus une surprise. Je l’ai fabriqué moi-même, sur mesure. Depuis le temps que nous sommes mariés, je connais par cœur tes mensurations, les vallons de tes hanches, les courbes de tes seins. J’ai également tenu compte de tes goûts pour les matières nobles et de la couleur qui te va le mieux au teint. Vraiment, j’espère qu’il te plaira.

Tu la sens ma chérie ? Cette odeur de vernis encore frais et de poussière de bois qui flotte dans l’air ? Je l’ai terminé cette après-midi après ma filature. Orme massif garni de capitons en satin volanté couleur champagne. Je suis un artisan qui se respecte, tu ne pensais tout de même pas que j’allais t’enterrer dans une vulgaire caisse de sapin !

ca vraiment , c'est du très grand. je pense aux purs romans noirs des années cinquante, en tout cas du meilleur que j'en ai retenu, Goodis, Irish. Américain en tout cas, cette idée de parler avec tant de prévenance à sa victime. "Série Blème" une ambiance, même si c'est pas le même sujet "j'ai épousé une ombre".
Je pense aussi aux meilleures nouvelles qu'on trouvait en ces années là dans "Mystère magazine", mais les toutes meilleures.
C'est superbe!

on le sent bien venir le dernier petit paragraphe, mais tant pis, tout est si bien amené, avec tant de finesse, d'humour et dans une si belle langue
un bon moment !

Bonjour,

Très beau texte, très bien mené, très bien écrit !
On sent venir quelque chose ... je ne pensais pas en lisant qu'il pourrait s'agir d'un cercueil, plutôt d'une sorte de ceinture de chasteté en chêne ou en acajou qui aurait mieux épousé les formes ... la chute est très bien amenée en tout cas !

Caresses et bise à l'oeil,
Midnightrambler

Bien vu, bien vu ! Ce qui a gâché un peu la fête, c'était que, en temps que lectrice avertie, je pressentais le texte "à chute" et n'arrêtais pas de me demander quelle elle serait... chouette. Qu'elle est. Beau boulot.

Une remarque :
« et mon atelier est l’endroit qui est le plus empli de ta présence » : maladroit, je trouve

Merci de vos commentaires encourageants, ils me mettent du baume au coeur (je traverse actuellement une période "sans")
Effectivement socque, vous avez raison, à force de vouloir surprendre par mes chutes, j'obtiens l'efeft inverse.

BRAVO ! Quel bonheur de lecture ! Bien sûr que j'espérais cette chute, je n'ai pas été déçue. Plaisir supplémentaire....l'odeur des grumes !

Comme d'habitude, nickel ; maîtrisé ; ça grince et ça prévient un petit peu de ce qui va se passer mais le plaisir de lecture n'en est pas amoindri pour autant.

Ce qui est drôle, je viens d'en prendre conscience, c'est qu'on démarre le texte en ayant la certitude que la femme est vivante, on ne se pose d'ailleurs pas la question. Puis on finit le texte et on se dit que finalement puisqu'elle est silencieuse de bout en bout, il est bien possible qu'elle ne soit déjà plus de ce monde. En tout cas, j'imagine bien la scène ainsi, le mari, dans l'intensité de sa folie jalouse, parlant à un cadavre ...

Grand talent d'écriture. Un texte réjouissant. Le ton, la construction, la chute.

La chute je dirais qu'on s'en fout, nous ne sommes pas dupes, vous vous êtes dopée ou pratiquez les expériences extra-corporelles trop fréquemment! Un travail de joaillier sur le brossé psychologique tout en dynamique de lecture.

Jérémie a écrit:La chute je dirais qu'on s'en fout, nous ne sommes pas dupes, vous vous êtes dopée ou pratiquez les expériences extra-corporelles trop fréquemment! Un travail de joaillier sur le brossé psychologique tout en dynamique de lecture.

Pardon Jérémie, je crois ne pas avoir saisi toute l'essence du commentaire...Une explication de texte serait la bienvenue

Tentative d'humour désespérée, sans aucune intention de nuire, j'avance en paix, vraiment je vous trouve beaucoup de qualités dans ce texte, je soulignais l'aspect "pris aux tripes" de ma lecture et votre capacité à créer l'expérience.

Merci Jérémie, désolée si ma question a pu vous paraître agressive, ce n'était pas le cas, je désirais juste comprendre

Je me suis régalée. Même si je ne sais pas si "elle" est déjà morte, ou "en devenir" de l'être. Je ne me suis même pas posée la question. Pire, je crois que je préfère encore l'imaginer encore vivante et muette de stupeur ou d'effroi.

Bravo !

posé**

J’espère bien qu’il lui parle alors qu’elle est déjà morte, tout le début n’en est que plus savoureux. J’adore. Rien de plus constructif à dire.
Merci pour cette lecture.

Un grand cru ! Une langue gourmande, maîtrisée, toujours, toujours, je me répète, et une chute vraiment inattendue, toujours, toujours, je me répète.
J'ai a-do-ré !

Un vrai plaisir de lecture, même si je trouve que le ton, dès le début, annonce la chute.
Je suis plus réservé sur certains détails, comme les mains rêches, paraît-il, des artisans du bois. Ma douce et tendre ne m'en ayant jamais fait grief, je le comprendrais davantage pour un maçon dont le ciment - ou la chaux, s'il bâtit en pierre - attaque durement l'épiderme.
Quand à la rusticité alléguée, ah bon ? C'est une constante ? Parce que le grand Boulle était un érudit, collectionneur d'antiques, que Riesener lisait le grec à livre ouvert, et qu'Agricol Perdiguier, ami de George Sand, a été député, après avoir rédigé, entre autres, nombre de textes brillants sur le compagnonnage.

Me doutais bien que ça finirait mal : monologue, et puis, bien trop attentionné pour être si gentil que ça le narrateur, on soupçonne l'issue fatale (et puis je sais que tu n'es pas tendre avec tes personnages ! ;-)). Néanmoins, je n'ai pas su à l'avance de quelle nature serait cette chute cruelle que j'attendais. Un très bon texte, très agréable à lire, très réussi comme toujours.
remarque : "le handicaperont" ne sonne pas bien à l'oreille, j'écrirais plutôt "l'handicaperont"

Silène, effectivement j'avoue que c'est caricatural. En référence à qqu que je connais et qui n'a que mépris pour les travailleurs manuels car elle se prend pour une intellectuelle. Pourtant je ne suis pas du tout certaine qu'elle sache qui est Boulle
Merci pour tous vos commentaires, je suis ravie que ce texte vous plaise car j'ai pris plaisir à l'écrire (il date un peu, pour l'instant j'ai l'écriture laborieuse)

Yellow Submarine, je me suis attaché au texte global, mais si vous voulez porter le texte à sa perfection dans les détails techniques, il pèche par endroits, qui choqueront nécessairement le praticien.
Je ne l'avais pas mentionné pour ne pas alourdir.
Par exemple, vous décrivez des tâches manuelles plutôt propres à l'ébénisterie qu'à la menuiserie dans son acception moderne ; un menuisier, de nos jours, ne sait même plus dresser une planche à la varlope, parce qu'il n'a été formé que sur machines.
Pour que le maillage d'un bois se révèle, et peu sont maillés, il faut un sciage particulier, sinon, macache...
Etc...

Salut,

Un texte que j'ai failli louper. Impardonnable !

Je n'y connais rien en bois, je l'avoue. Mais je reste scié ! Je n'ai pas lu les autres commentaires, pardon pour les éventuelles redites. Voilà ce que perso j'en pense :

C'est un texte d'une très grande qualité. Avec des phrases qui tuent, des choses qui sonnent juste : "Le bois me rend poète, je pourrais en parler durant des heures, autrefois tu trouvais cela touchant. Aujourd’hui cela t’exaspère, au mieux, t’indiffère". M'a rappelé des souvenirs. A une époque, mon ex épouse adorait ma musique, mes sculptures et autres, vers la fin tout ce que je créais semblait sorti droit de la fosse à purin.

Mais revenons à ton texte : magnifique.

Je n'ai pas vu venir le coup du cercueil. J'ai cru qu'il avait bricolé une sorte de slip en bois, de ceinture de chasteté avec des gonds sur les côtés et une serrure au milieu. Je ne sais pas si c'est techniquement possible, mais quand on voit ce dont sont capables certains artisans...

En tous cas, pour moi, tu as bricolé un petit bijou !

Bravo.

Ubik.

Moi aussi j'ai cru, au début, qu'elle était déjà morte, à cause de son silence. Et puis après, avec ses petites tenues, j'ai compris que non. Du coup, je n'ai pas été surprise par sa mort à la fin. Mais ce n'est pas gênant. J'aime bien que la fin d'un texte soit logique.
Tout fonctionne très bien dans ce texte, il est bien écrit, il se lit de façon très fluide.

Le texte est fluide, ça se lit facilement et avec plaisir. L’ambiance me fait un peu penser à certaines nouvelles de Truman Capote que j’aime beaucoup. Je regrette juste que tu te cantonnes dans le format rigide de la nouvelle à chute dont je ne suis absolument pas fan. J’ai l’impression à chaque fois que ça tue le suspens et l’intérêt de la narration. Maintenant, il y a encore beaucoup d’amateurs pour ce type de récit , c’est juste une question de goût personnel qui n’enlève rien à la qualité de ton texte.