Exo live, le 14-11-2010

Il est normal, et attendu, qu’une philosophe passe du temps à la bibliothèque, pour, baignée à la fois par la douce clarté des lampes et l’éclat de sages mots antiques – connus pour flatter le teint – atteindre la plénitude de ses idées. Mais Jennifer considérait, en ce qui la concernait, cet objectif atteint depuis longtemps ; son intellect ne cessait de l’émerveiller, et rien ne lui paraissait hors de portée.
Pourquoi, alors, revenait-elle jour après jour en ce lieu où l’air même paraissait charrier la grave rumeur du savoir ? Pourquoi, après s’être arrêtée une seconde à l’entrée de la grande salle, comme étourdie par une haleine suave qui n’était autre que la pensée imprégnant l’atmosphère, avançait-elle tous les jours, timidement, jusqu’au premier emplacement libre où elle posait une fesse circonspecte ? Ce manque d’assurance ne lui ressemblait guère ! Elle ne travaillait plus à sa thèse, non. Chaque mot en était gravé dans sa tête, elle ne voyait pas l’utilité de poser la chose dans un indigne disque dur, pour la galvauder ensuite auprès d’universitaires obtus. Les yeux humains ne méritaient pas d’y traîner leur humeur vitrée. Elle méditait pendant des heures, les yeux dans le vague, sans trop savoir à quoi. Il lui semblait atteindre une extase orientale. Le soir, elle sortait en traînant les pieds et prenait au hasard des rayons d’un supermarché un plat industriel.
Il lui fallut du temps, car elle n’était guère attentive à ce qui vivait en dehors de sa tête, pour constater que, peu à peu, le public de la bibliothèque sorbonnarde se transformait. Le silence se faisait toujours plus épais (ce qu’elle attribua d’abord à la qualité extraordinairement profonde de sa méditation), les gens plus immobiles. Un jour, elle les regarda, ces gens. Ils étaient elle, tous. Un petit pull col en V, une jupe écossaise, son écharpe bleu clair qui n’allait pas du tout avec aucun des tartans de ses jupes. Jennifer découvrit, effarée, qu’elle ne savait pas assortir les couleurs. D’un autre côté, une telle capacité eût été inquiétante chez une philosophe digne de ce nom.
Les attitudes différaient peu : une main sous le menton ou à plat sur la table, jambes croisées ou serrées, mais le regard perdu, invariablement. Elle occupait tous les sièges… non.
Un jeune homme, pâlissant sur des livres, restait absorbé dans son ouvrage. À quoi pouvait-il travailler ? Jennifer transféra sa conscience immédiate dans son moi le mieux placé pour observer l’écran du type… oui, elle pouvait faire ça.
Le titre du fichier apparaissait clairement : « FOUTRE LA PAIX ». La jeune fille plissa les yeux, lut quelques phrases. Resta stupéfaite.
C’était sa thèse ! Mot pout mot, page huit. La seule différence venait de la police de caractères, Times New Roman sous Word, quand Jennifer avait toujours privilégié l’Arial, et se représentait ainsi son œuvre. Finalement, en Times New Roman, c’était mieux.
Toutes les Jennifer eurent soudain un regard concentré et non plus méditatif. Il s’agissait de prendre une décision grave : allait-elle laisser le monde connaître le fond de sa pensée ?

Quelques jours plus tard (le jeune homme inconnu était rendu page vingt-et-un), elle se dit qu’elle n’interviendrait pas si le résultat final différait d’un seul mot de ce qu’elle avait virtuellement écrit. Dans le cas contraire… restaient à définir les modalités. Voudrait-elle empêcher cela ? Réussirait-elle à convaincre de son erreur celui qui se croyait l’auteur ? Lui volerait-elle, au besoin, sa thèse ? (Non, pas un vol, une restitution.) Le monde était-il prêt à connaître le bouleversement pacifiste qu’apporterait une telle publication ?
Et puis, plus sérieusement, les barreaux qu’elle voyait parfois aux fenêtres, les mains gantées porteuses de seringues qui s’approchaient à intervalles réguliers, étaient-ils des hallucinations dues à sa préoccupation, ou la réalité cachée derrière ces journées monotones et si riches qu’elle avait vécues ?