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Tête à tête africain

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Message  echalot-lover Jeu 23 Juin 2011 - 19:26


Tête à tête africain


C'était un matin d'août. Le soleil était déjà haut dans le ciel quand le téléphone donna de la sonnette. La nuit précédente avait été consacrée, si j'ai bonne mémoire, à l'observation des étoiles filantes avec les enfants. Ceux-ci nullement fatigués avaient réclamé à cor et à cri leur chocolat. Je vaquais donc à leur donner la becquée dans un demi-sommeil. D'un pas nonchalant je me dirigeai vers le combiné. La voix claire et riante d'un gars, lui, visiblement bien réveillé, me tira de ma torpeur.

« Allô, bonjour, ici c'est Koffi, oui, Koffi de la Côte-d’Ivoire ,...... N'ayant pas encore ingurgité mon café, mon cerveau était embrumé et mon interlocuteur n’eut droit qu’à un silence radio ponctué de « euh » et de toussotements en guise de réponse.

-Tu ne te souviens pas... Koffi, de la Côte d'Ivoire, mais enfin ! . Ce mec avait de la suite dans les idées mais il ne me semblait connaître aucun Ivoirien.

- On était à l'Horti de Versailles ensemble, ajouta-t-il.

- Oui bien sûr, répondis-je en reprenant mes esprits, me sentant déjà coupable d'avoir rayé aussi vite de mes souvenirs un camarade de promotion de l'École nationale supérieure d'horticulture; de surcroît originaire d'un pays en­ voie de développement ! »

J'essayai alors de me remémorer les Africains présents au «Potager du Roy" vingt ans auparavant, dans les années quatre-vingts. Bien sûr Koffi … je repris mes esprits et l'image de mon camarade émergea soudain.

J'étais simplement étonné de ne pas retrouver le ton de sa voix si douce et qui portait si peu que nous lui faisions souvent répéter ses propos

« Je suis libre ce week-end » renchérit-il, allant droit au but.

Je sentis soudain qu'il était urgent de recouvrer mes esprits face à ce garçon autrefois timide devenu indubitablement un homme décidé.

« Tu es encore là lundi ?  hasardai-je, histoire d’esquiver un rendez-vous impromptu durant ces deux jours de congé.

- Bien sûr, on se voit quand ? lâcha mon correspondant dans un grand éclat de rire.

- Je t'invite à déjeuner, répondis-je avec plaisir.

- OK, j'ai ton adresse, c'est bien au 59 ... etc » En trois secondes, à ma grande surprise, il me débita la rue, le téléphone, le fax.... lui généralement si avare en blabla, on ne pouvait décidément pas se rater le lundi suivant.

- Oui, à quelle heure seras-tu libre ?

- Midi.

- A lundi Michel.

- Salut... Koffi… oui... bon week-end"

Voilà une affaire rondement menée de sa part, pensai-je, en maugréant contre ma passivité et mes maladresses dans ce dialogue. Ma compagne, qui avait enfin décidé de tordre le cou à sa grasse matinée me demanda avec qui je venais d'avoir cette conversation sibylline.

"Avec Koffi, un Ivoirien, un ancien de Versailles, lui répondis-je sèchement . »

Alors qu'elle se versait une tasse de café, rassurée que ce fût un brave camarade africain en vadrouille à Paris plutôt qu’une ancienne de la promo en pleine crise de nostalgie, je me dirigeai vers la bibliothèque à la recherche de l'annuaire des anciens de l'Agro.

Je n'osai consulter le "herd-book" durant le petit déjeuner. Mais tandis que les enfants martyrisaient la télécommande à la recherche d'un dessin animé et que ma moitié était sous sa douche, je me plongeai dans une lecture assidue du pense-bête. Koffi, figurait en bonne place dans le listing des élèves de la promo 79.

Mon «potot » - appellation réservée aux camarades de promotion dans le jargon des Anciens - était affecté dans un des services du ministère de l'Agriculture ivoirien. Je balançai l'annuaire sur le canapé, satisfait d'avoir remis les pendules à l'heure au sujet de mon camarade même si ces informations étaient lapidaires. Après tout, lundi viendrait bien assez vite pour en savoir plus et dimanche passa en un éclair comme d’habitude.

Le surlendemain, quand la sonnette d'entrée du bureau sonna à midi pile, j'étais nettement mieux éveillé que le samedi précédent et j'avais revêtu ma peau de cadre dynamique ! Je me levai d'un bond avant que ma secrétaire ne m’annonçât mon visiteur. J'ouvris moi-même la porte du bureau.

"Alors, Michel tu me reconnais ? " me demanda Koffi en guise de bonjour, tout en me tendant la main.

- Bien sûr, lâchai-je hypocritement devant le visage vieilli et méconnaissable de mon ancien collègue et surtout devant ce toupet acquis depuis la fin de notre cursus ».

Cette brusque confrontation fit naître en moi comme un malaise. Mais mon hôte, intuitif comme pas deux, perçut ma gêne et s'employa rapidement à la dissiper en me prenant par les épaules et en me manifestant son amitié par une série d'accolades. Sa délicatesse, sa gentillesse, son intelligence des autres, n'avaient pas été altérées par le temps. Koffi avait tombé le masque.

Devenu vif, sûr de lui, mobile, il faisait plaisir à voir, lui que j'avais connu si complexé. Mais nous avions tous changé, dus-je admette. A peine assis, il m'asséna, en quelques minutes, sa situation brillante tout près du "Vieux" à Abidjan; son épouse, richissime et guillerette au lit, pharmacienne dans le civil. Et surtout, sa villa, avec son jardin, sa piscine, son garage. Puis vint le temps des copains. Il me conta moult anecdotes et me livra des nouvelles toutes fraîches de celles et ceux que j' avais perdus de vue.. Nous évoquâmes, la larme à l’œil, le souvenir de la jolie mascotte de la promo...que nous n’avions pas rencontrée depuis des années ... Au bout de dix minutes...je m'en voulais d'avoir été si peu chaleureux au regard de son enthousiasme.

« Idiot de bwana étriqué, me lança mon ange gardien »... Je ne pouvais que l'approuver.

Heureux d'avoir retrouvé Koffi, je me levai en prévenant alentour que l'on ne m'attendît surtout pas avant quinze heures. Et nous nous dirigeâmes vers le restaurant. Je bénissais le ciel de m'avoir envoyé ce rayon de soleil africain qui allait me faire oublier, durant une heure ou deux, le compte d’exploitation bien chahuté de la petite société de presse spécialisée que je dirigeais.

Nous nous installâmes à une bonne table du quartier. Le serveur nous proposa l'apéritif et comme j'hésitais, mon camarade me ramena au bon sens.

« Michel, tu sais bien que je ne suis pas musulman !

- Et moi pas encore, répliquai-je, sûr d'être dans le ton ».

Et le serveur de s'esclaffer de concert et de nous coller d'autorité "deux flûtes" ne nous laissant que le choix du sirop:

« Mûre ou cassis pour ces Messieurs ?

- Cassis ! répondîmes-nous en chœur ». Décidément l'­Afrique avait du bon pour le Bourguignon que je suis.

A la deuxième tournée, nous étions passés aux choses sérieuses. Mon copain s'était lancé dans un long monologue sur l’Afrique, la Côte d'Ivoire et Houphouët-Boigny. Il insista sur sa situation enviée et me détailla par le menu tout ce qu'il avait évoqué dans le bureau, assorti de blagues bien senties sur les mœurs locales. Sa position près du « Vieux » faisait de lui un homme de pouvoir.

« Michel, tu sais – annonça t-il solennellement - dès qu'un ingénieur « Agro » pose le pied en Côte-d’Ivoire, je suis au courant. Tu comprends vu ma position, je suis informé de tout. Il n'est pas question qu'il loge à l’hôtel. J'envoie une voiture et je l'installe à la maison. Si tu viens ce sera pareil ! »

De fil en aiguille, je commençais à le trouver arrogant et cela me chagrina. Je profitai de cette logorrhée concernant son appartenance aux sphères du pouvoir pour aborder un sujet qui me tenait à cœur depuis longtemps, à savoir l'embargo sur le cacao. En effet, trois ans auparavant, mes responsabilités professionnelles m'avaient amené à m’intéresser à cette tentative infructueuse d'un pays du tiers monde à vouloir redresser le cours d'une matière première par la suspension de ses exportations. Bizarrement Koffi esquiva toutes ces questions et me laissa sur ma faim.

« Mais, faisons fi du passé et du cacao, trancha t-il. »

Je senti que cet échec avait laissé des traces sur la fierté des instigateurs de cette vaine stratégie.

La conversation prit soudain un ton grave et professionnel et il m m'avoua que cette rencontre avait aussi un objectif intéressé. Détenant un important budget publicitaire pour redresser l'image de marque de son pays auprès des milieux économiques français, mon camarade de promotion me demanda, ni plus ni moins, de l'aider à bâtir son plan-média. Bien entendu, annonça t-il en préambule, mes revues seraient sous la goulotte de cette manne inespérée. Il crut même de bon ton de me titiller.


« Tout ce fric, me dit-il en se tenant les côtes, c'est le vôtre...l'enveloppe vient de la France et de la CEE. On va se goinfrer tous les deux ! »

Je lui fis tout même remarquer que ce cynisme n'était plus tellement de mise dans la France des années 90.

Il reprit alors un ton grave. Il m'expliqua que les Africains étaient las d'être traités de fainéants, de corrompus, de sidéens....et que cette campagne de pub serait très positive même si quelques-uns se servaient au passage. Et il insista même de m'offrir une mission pour me rendre compte sur place. Quinze jours suffiraient, m'expliqua-t-il ! Je m'esclaffai en rétorquant que je ne pourrais jamais dégager autant de temps et que trois quatre jours seraient déjà bien suffisants. J’imaginais déjà la tête de mon P.D.G. à l'annonce de ce voyage de prospection et cela me fit sourire. Mon interlocuteur affecta d'être froissé par mon dédain.


« Nous avons énormément de choses à vendre. Nous pouvons produire des fleurs et nous pouvons exporter... Tu dois m'aider à faire cette campagne de pub ; je n’y connais rien alors que toi tu connais... Tu vas venir avec moi en Afrique...après tu comprendras mieux ». C'était imparable.

Le dessert et le café arrivant, mon hôte me promit qu’après avoir effectué deux ou trois rendez-vous à Paris, il serait disposé à me rencontrer de nouveau et cette fois dans le cadre d’une réunion de travail. C'est qu'il y avait quatre millions de francs à investir dans la presse française et cela méritait bien que l'on se revoie. Il me demanda de concevoir un plan qui exclurait le Monde, responsable à ses yeux de toutes les calomnies colportées sur l'Afrique et de privilégier le Figaro, « un bon journal ».

La mission de quinze jours, le logement obligé dans sa villa, l'amour immodéré de la presse du groupe Hersant..., il commençait à me courir sur la rate avec des chaussures à clous, Koffi le haut fonctionnaire ivoirien ! Moi qui n'aime que les déplacements éclairs, dans les hôtels anonymes où je peux lire le Monde, seul comme un ours, j'étais verni ! Mon camarade s'était transformé en magnat local et autoritaire de surcroît.


Je supportai donc ces injonctions tout en regardant alentours dans le restaurant. Mais ce brave Koffi avait un bon fond et quittant son costume de cadre pour celui de l'ami, il me confia :

« Il faut que je te parle d'un truc gênant qui m'est arrivé. »

Bafouillant, cherchant avec peine les mots pour le dire, il finit par m'avouer que la veille, alors qu'il somnolait dans le R.E.R, des voyous lui avaient volé sa mallette à la tire. Cela ne pouvait arriver qu'à lui, pensais-je en me remémorant avec nostalgie les nombreuses fois où les professeurs l'avaient surpris dans la lune.

Avec une bonhomie un peu forcée, il riait de cet incident, regrettant tout de même le peu de répression qu'il existait en France vis à vis de la délinquance. Chez lui, tout cela se terminait par une bonne bastonnade. Je lui annonçai qu'il y avait aussi chez nous des Noirs qui se retrouvaient dans de drôles de micmac quand ils avaient perdu leurs papiers. Il m'assura que la police avait été charmante avec lui et qu'un laissez-passer lui avait été immédiatement délivré pour circuler sans encombre. J’avais oublié, que tutoyant le "Vieux" il avait sans doute droit à certains égards.

Faisant un effort considérable dans la conversation, il me glissa qu'il faudrait qu’un camarade lui donne quelques sous pour tenir jusqu’au lendemain où il allait recevoir de l'argent de son épouse via une banque des Champs Élysée. Je m' était douté qu'il comptait sur moi et je me blâmai de ne lui pas avoir fait de proposition dès l'annonce de l'incident. Bravant une fois de plus sa pudeur et me précédant encore dans la politesse, il susurra « cinq cents francs me suffiront, ma femme va m'envoyer de l'argent dans les quarante-huit heures. »

Nous nous dirigeâmes conjointement jusqu'au distributeur de billets le plus proche. Je retirai la somme en question que je lui remis. Ce n'est pas sans émotion qu'il rangea les billets dans son portefeuille. Je me sentis un peu honteux de n'avoir retiré que la somme demandée. J'étais complètement troublé par ce déficit de générosité atavique, propre aux « blancs ». Koffi dans sa grande sagesse me sourit pour me faire comprendre que tout était « OK ». Nous nous serrâmes la main. Il me promit de me rappeler dans un jour ou deux pour fixer l'heure et le lieu de notre prochaine réunion et s'éloigna en saluant encore de la main. Je lui criai qu'il n'hésite pas à me rappeler s'il avait besoin d'argent. Je le regardais s’éloigner avec le pressentiment amer que c'était la dernière fois. Je demeurai quelques instants sur le trottoir en proie aux émotions que cette rencontre avait suscitées en moi. Que mon camarade de promo fût devenu ce fonctionnaire cynique c’était vraiment à désespérer de l'Afrique. Et encore plus que ne le pensait René Dumont, illustre membre de notre congrégation ! Mais d'autre part Koffi était bien demeuré ce garçon gauche quand il était question de choses personnelles.

De retour au bureau, j'eus soudain, une étrange sensation. Celle de revenir dans un autre monde, le monde réel. Instinctivement, je pris l'annuaire des anciens de l'Agro et je composai le numéro de Koffi à Abidjan. Je me sentis vaciller quand la secrétaire me dit « je vous le passe ».Sa voix douce et charmante était intacte et après les salutations d'usage il me demanda d'un ton inquiet.


« Qu'est-ce qui t'amène à me téléphoner aujourd'hui ? 

-J'ai déjeuné avec toi, ce midi !  rétorquai-je !

- Tu n'es pas le premier, me répondit-il avec gravité.

- Il vous maraboutera donc tous !  ajouta t-il pathétiquement et de m'expliquer comment je m'étais fait arnaquer »

Koffi m'apprit que deux ou trois camarades des promotions voisines de la nôtre étaient passés à la casserole les jours auparavant et qu'il avait été mis au courant de cette usurpation d'identité par l'un d'entre eux

« C'est l'histoire de « Martin Guerre » à la sauce africaine », m'expliqua Koffi plus habitué que moi aux sortilèges, au pouvoir des mots, aux identités relatives !

Nous discutâmes longuement sur le sortilège que son double jetait sur ses victimes.

« Tout cela n'est pas bien grave, il n'y a pas mort d'homme. Koffi avait entrepris de me consoler et de me désenvoûter. »

Rasséréné par ces propos cicatrisants, et surtout penaud, je décidai donc de laisser courir le gourou avec mes thunes.

J'oubliai Koffi bis. Au moins quinze mois après j'eus de ses nouvelles. Sans doute grisé par le succès, le faux « vrai » camarade s'était fait prendre à son propre piège. Il avait stupidement jeté son dévolu sur les nombreux « Agros » d’une multinationale. Et à vouloir les rouler en série il avait fini par se faire pincer.

Il se révéla que ce n'était qu'un pauvre hère quasiment illettré. Mais qu'il faisait preuve d'une forme d'intelligence exceptionnelle qui lui avait permis de se hisser au rang des « gentlemen cambrioleurs » . Il compilait les informations recueillies chez les uns et les autres, les réorganisait dans sa mémoire, se souvenant des dates, des noms, des anecdotes, entrant dans la peau des uns et des autres et servant habilement à chacun les boniments nécessaires pour obtenir de l'argent. Et de plus, sans doute nanti d'un peu de sens moral ou « marketing », il ajustait les sommes à la situation de chacun. D'aucuns, qui nous regardaient du haut de leur réussite, furent délestés de trois mille ou de cinq mille francs ! Un « fortiche » avouèrent également les policiers. Un sorcier égaré à Paris, me plaît-il de penser. Je ne m'associai pas à la plainte collective déposée par la cinquantaine de floués avoués. Je ne le regrette pas aujourd'hui. Il n'y a pas d'écriture sans rencontre et cette nouvelle ne vaut-elle pas cinq billets de cents francs ?







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Message  Invité Ven 24 Juin 2011 - 14:09

Une nouvelle que j'ai lue avec plaisir. Bien aimé les personnages et la façon de rendre compte du trouble du narrateur quant à la nouvelle personnalité de son ancien copain, bien aimé l'alternance réflexion/observation. La fin ne m'a pas surprise outre mesure, c'est presque dommage dans la mesure où elle va dans le sens d'un cliché peu favorable. Mais le texte a su trouver le bon ton, ni supérieur, ni méprisant ni excessivement compréhensif il me semble.

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